CONCLUSION

La radicalisation n'est pas un phénomène sui generis . Si la typologie des terroristes présente une grande diversité, on ne peut pas nier que la majorité est issue de milieux défavorisés, y compris les convertis à l'islam, et nombre d'entre eux sont passés par la case délinquance. Une réflexion urgente sur la politique de la ville, en l'occurrence sur les banlieues, la création d'emplois pour réduire le chômage parmi cette catégorie de jeunes, qu'ils soient citadins ou ruraux, un investissement de taille pour réduire leur échec scolaire, la création d'une police de proximité, l'aide aux associations de quartiers, la mise en place de mouvements de jeunesse font partie de la prévention en amont qu'on ne peut pas contourner.

Aucun dispositif ne pourra éradiquer l'engagement de ces jeunes dans le djihadisme si on ne prend pas en considération que celui-ci n'a aucun lien avec l'adhésion à une secte, faisant ainsi d'eux des victimes. Leur engagement, même s'il ne correspond pas à l'engagement tel que nous l'entendons, et s'il est mortifère, émane d'une recherche identitaire forte, qui passe par une adhésion volontaire, plus ou moins rigoriste, à l'islam. Le plus souvent, ce sont des jeunes vulnérables, sans métier, laissés pour compte, qui s'embrigadent dans l'idéologie de Daesh, qui leur paraît forte et structurée.

La multiplicité des raisons de l'embrigadement et de l'endoctrinement - recherche d'une pratique jugée plus authentique de l'islam, justifications géopolitiques, exaltation d'un « idéal » viril, etc. - font que les remèdes à la sortie de la radicalisation requièrent des réponses multiples ne se fondant pas uniquement sur une approche répressive, sur le modèle des programmes mis en place par exemple à Aarhus au Danemark ou à Vilvorde en Belgique, qui associent soutien, accompagnement et conseils jusqu'à la « déradicalisation » et donnent la priorité à la réinsertion.

EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 12 JUILLET 2017

Mme Esther Benbassa, rapporteure . - Je remercie Mme Troendlé pour le travail que nous avons effectué ensemble.

Nous avons rédigé deux rapports car, après le bilan d'étape, le besoin s'est fait sentir d'aller plus loin en observant les pratiques ayant cours à l'étranger. Mme Troendlé et moi avons travaillé de concert ; nos idées ont convergé.

Le terme même de « déradicalisation » est un mirage de l'esprit, car il est faux de penser que l'on peut changer aisément la personnalité et les croyances d'autrui. Cela ne fonctionne que dans les États peu démocratiques, habitués au « lavage de cerveau ». Il doit néanmoins être possible de suivre ces personnes, de les accompagner et de les aider à se réinsérer et à se resocialiser. À ce propos, il serait malvenu de croire que la radicalisation ne concerne que des cas psychiatriques ou s'assimile à l'embrigadement dans une secte. Ces individus sont actifs, prennent des risques, partent parfois très loin de chez eux et n'ont pas forcément une personnalité vulnérable ; ils cherchent un idéal et le trouvent en Daesh. Il n'existe donc pas de typologie préétablie des personnes radicalisées, même si leur parcours passe souvent par la délinquance et la vie dans une famille monoparentale.

Qu'est-ce qui a changé entre ce bilan et le précédent ? Nous nous sommes rendues à l'étranger, où la prise en charge des personnes radicalisées est différente, avec des dépenses moindres pour de meilleurs résultats. Le degré de « déradicalisation » ne peut jamais être défini avec certitude. Est-on « déradicalisé » parce que l'on a trouvé un travail, un domicile, fondé une famille ? Quoi qu'il en soit, notre expérience a été très intéressante à Aarhus, au Danemark, ville cossue d'où partent pourtant des personnes vers la Syrie ou l'Irak. Une solution pragmatique a été envisagée, au moyen d'une gradation de la prise en charge de la radicalisation. Un mental program de soutien est adapté aux moins radicalisés, un autre programme comprend des conseils et un accompagnement. Un troisième, exit program , est destiné à aider les personnes à sortir de la radicalisation. Tout cela a été mis en place grâce à l'intervention d'agents des forces de l'ordre, d'éducateurs et de psychologues, qui assurent un suivi personnalisé. Je pense notamment au suivi localisé mis en place à Vilvorde, en Belgique. C'est au contraire le point faible de nos outils...

Mme Troendlé et moi-même avons donné l'alerte pour dénoncer les dérives des associations en charge de la « déradicalisation ». Si leur nombre a diminué en 2016, leur travail parfois inefficace n'a pas été interrompu pour autant. Un nouveau business très lucratif s'est développé, au profit des cabinets privés qui s'autoproclament spécialisés dans la formation sur la prise en charge de la radicalisation et qui reçoivent des subsides de l'État sans avoir été véritablement contrôlés au départ. Une évaluation complète par les préfectures est nécessaire, assortie de l'obligation d'établir un cahier des charges précis et de prouver un savoir-faire.

Les cellules départementales de suivi de la radicalisation sont apparues à la suite de la territorialisation organisée par une circulaire du ministre de l'intérieur de 2014. Cette construction est encore en cours. Les préfectures recourent à des équipes polyvalentes, composées de psychologues, d'éducateurs, ... Ces cellules pourront agir si elles disposent des moyens pour contrôler les associations auxquelles elles font appel. Parmi ces dernières, notamment dans le sud de la France, certaines font preuve d'un amateurisme problématique. Les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) peuvent s'occuper de « déradicalisation », ils en ont l'expérience car ils accompagnent déjà les jeunes délinquants.

À l'étranger, les organismes qui suivent les personnes radicalisées n'opèrent pas de distinction entre les groupes extrémistes - néonazis ou autres. En France, l'association Accord 68, à Mulhouse, aide à la fois les délinquants et les « radicalisés ». La situation ne changera pas du jour au lendemain, mais tout n'est pas perdu : nous pourrions par exemple augmenter les effectifs et le budget de la PJJ.

Les difficultés tiennent aux délais de la « déradicalisation », qui sont très longs, contrairement au temps politique, qui est court. Aider quelqu'un à sortir de cette idéologie très forte de Daesh et à s'insérer dans la société ne peut être réalisé que sur la durée. Ayons bien conscience que les résultats ne peuvent pas être immédiats.

Mme Catherine Troendlé, rapporteure . - Au cours de ces dix-huit mois de travaux, nous avons procédé à de nombreuses auditions de spécialistes. Nous avons décidé de tirer la sonnette d'alarme lors d'un premier bilan d'étape, afin d'enrayer certaines dérives. Cette seconde partie que nous vous présentons aujourd'hui consiste à identifier essentiellement des pistes d'amélioration. À cet égard, nos déplacements en Belgique et au Danemark nous ont permis d'observer d'autres modèles que le nôtre. Toutes ces observations nous conduisent à vous présenter dix propositions.

Il nous est d'abord apparu primordial d'améliorer la sélection des associations qui interviennent au niveau tant national que local. Notre proposition n o 1 recommande l'élaboration d'un cahier des charges et une évaluation systématique du contenu des prises en charge. En effet, dans la plupart des cas, les préfectures ont recruté des associations sans aucune ligne directrice. Par ailleurs, peu avaient fait l'objet d'une véritable évaluation. Le constat est le même concernant les formations mises en place par les pouvoirs publics et visées par notre proposition n° 2. Les administrations demandeuses doivent veiller à bien identifier en amont les objectifs de formation, plutôt que de s'en remettre à des organismes aujourd'hui exonérés de tout contrôle.

Notre proposition n° 3 a trait au centre de Pontourny. Celui-ci a fait l'objet d'un moratoire à la suite de notre bilan d'étape. Le coût de son budget annuel de fonctionnement avoisine les 2,5 millions d'euros, alors qu'il est toujours vide. Nous préconisons la fermeture définitive et la fin de cette expérimentation.

Notre proposition n° 4 résulte des expériences étrangères. Ce que nous avons vu à Vilvorde et Aarhus nous incite à mettre l'accent sur l'individualisation des prises en charge, la coordination des intervenants, le partage des informations. Nos voisins européens étant souvent plus avancés que nous sur ces sujets car ils ont débuté avant nous, nous préconisons au travers de la proposition n° 5 la mise en réseau des expérimentations françaises et étrangères.

Depuis le bilan d'étape, nous avons constaté, c'est consternant, que la radicalisation touche beaucoup de mineurs. Ces derniers sont donc plus précisément ciblés par cinq de nos propositions. La proposition n o 6 vise à encourager le développement de placements innovants pour les mineurs radicalisés placés sous main de justice. Des expériences intéressantes ont été menées en Ile-de-France. La PJJ a développé de nombreux programmes en faveur de ces jeunes radicalisés ou en voie de radicalisation, pour lesquels un référentiel de prise en charge est nécessaire. Tel est l'objet de notre proposition n° 7. En dépit des rigidités administratives et juridiques, il faut empêcher une rupture dans la prise en charge lorsque ces jeunes atteignent la majorité : c'est le sens de notre proposition n° 8. La proposition n o 9 tend à étendre de un an à deux ans la durée maximale du placement en centre éducatif fermé.

Enfin, la proposition n o 10 porte sur la question du retour de Syrie ou d'Irak, que les pouvoirs publics doivent prendre à bras-le-corps. Près de 750 personnes sont concernées, dont 450 mineurs. Le plan présenté par le Gouvernement fait des propositions en ce sens, mais sans se préoccuper du cadre familial. Or, ce lien est essentiel dans le processus de réinsertion. Nous préconisons le développement de nouveaux modes de prise en charge familiale, pour l'accueil des femmes qui ne font pas l'objet de poursuites et des mineurs de retour de la zone syro-irakienne.

Le ministère de l'intérieur a pris l'initiative d'éviter le mille-feuilles de toutes les structures en place, dont certaines pourraient être fusionnées, telles l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat) chargée de la gestion du numéro vert dédié au signalement, et l'état-major opérationnel de prévention du terrorisme (Emopt). Je souhaite vivement que le ministre de l'intérieur prenne en considération l'ensemble de nos propositions.

M. Jean-Pierre Sueur . - Je remercie nos collègues pour ce rapport d'information, mais je vous indique que la commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, coprésidée par Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt et dont j'étais le rapporteur, avait publié un rapport qui comprenait six parties et 105 propositions.

Mme Esther Benbassa, rapporteure . - Nous l'avons cité dans notre rapport !

M. Jean-Pierre Sueur . - Certaines de ces propositions ont été reprises dans ce nouveau rapport. Tout le monde veut encourager les dispositifs de placement innovants, systématiser l'évaluation, favoriser le travail de la PJJ.

Mme Catherine Troendlé, rapporteure. - Certaines expérimentations sont aujourd'hui très intéressantes.

M. Jean-Pierre Sueur . - Le vrai problème est que nous sommes très en retard, car nous avons pris la mesure de la menace seulement en 2013, bien après l'Allemagne, les Pays-Bas ou le Danemark.

Quant aux contre-discours sur internet, ils n'ont pas fait la preuve de leur efficacité. C'est un leurre de croire que l'on peut éliminer ainsi une idéologie ancrée chez des individus. Dans chaque préfecture, une cellule est chargée de veiller à la « déradicalisation ». Pour venir en aide à ces jeunes complètement pris dans des réseaux, la mobilisation doit être générale et sans pudeur. La solution réside aussi dans la mobilisation de tous les acteurs sur le terrain, au moyen de signalements et de suivis individuels. Enfin, la psychanalyse est importante pour analyser les ressorts de la radicalisation, comme l'a expliqué Fethi Benslama. Les personnes radicalisées croient sincèrement à la réalité de ces discours, mais c'est aux marchands d'illusion qu'il faut s'attaquer.

Mme Catherine Troendlé, rapporteure . - Cela a beaucoup évolué.

M. Christian Favier . - Je remercie également nos collègues de ce rapport. Le retour des djihadistes et de leur famille d'Irak ou de Syrie pose d'importantes difficultés, car souvent, les parents sont incarcérés et les enfants placés dans des structures départementales. Les professionnels cependant s'inquiètent pour la sécurité, le droit de visite des proches ou encore pour leur formation. Il faut également aider les éducateurs ; et agir en lien avec l'école. Le rôle de la PJJ est essentiel, c'est là qu'il faut porter l'effort.

M. René Vandierendonck . - Je partage les propos de M. Favier. Sur votre initiative, monsieur le président, nous avions milité en faveur d'un programme pluriannuel de renforcement des moyens de la justice. Ce renforcement doit également concerner la PJJ.

La question du traitement des mineurs relevant des zones de conflit se rapproche de celle des mineurs isolés, qui a été abordée maintes fois au sein de notre commission.

M. André Reichardt . - Mon intervention s'inscrit dans le droit fil de celle de M. Sueur. Les préconisations que nous avions faites à l'époque sont complémentaires des nouvelles propositions. Il convient de définir au niveau national un cahier des charges précis pour assurer la sélection des organismes qui participent à la « déradicalisation » - certains n'ont d'expert que le nom. Chaque cellule départementale travaille seule et sans cahier des charges. Il faut modifier cela. Il est essentiel, également, de favoriser les dispositifs de droit commun : la PJJ n'est pas utilisée comme elle le devrait. Je souhaite que des actions concrètes soient mises en oeuvre rapidement. Demain, il sera trop tard !

M. Philippe Bas, président . - Tout le monde se souvient du rôle que vous avez joué, monsieur le sénateur, au sein de la commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe.

M. Pierre-Yves Collombat . - Je souscris à l'analyse d'Olivier Roy : il semblerait que le phénomène psychologique soit plus déterminant que les convictions religieuses pour la radicalisation d'une personne. L'approche psychanalytique semble plus intéressante que l'approche policière. Ces éléments de réflexion sont-ils pris en compte au sein des structures officielles ?

Mme Esther Benbassa, rapporteure . - Je remercie nos collègues de leurs remarques pertinentes. Selon les milieux de la recherche, le contre-discours n'a jamais fonctionné. Quant aux associations, nous avons subi des pressions diverses lorsque nous nous sommes intéressées à elles. L'immobilisme est de mise, car chacun se sent dans son bon droit. Quand on pense que le centre de Pontourny a récemment fait l'objet d'éloges dans la presse ! Je suis d'accord avec Olivier Roy sur le fait que certaines personnes radicalisées auraient très bien pu adhérer à une autre religion. Méfions-nous des amalgames.

Mme Catherine Troendlé, rapporteure . - Si les associations doivent passer par un appel d'offres avec un cahier des charges et des contrats d'objectifs, elles se rendront compte parfois qu'elles n'ont pas les moyens ni la capacité d'agir et se mettront tout naturellement en retrait.

Monsieur Favier, il faut effectivement prendre en charge les familles avec leurs enfants. Un module de formation est en cours d'élaboration. Les enfants soldats sont également un vrai sujet, qui n'a pas encore été traité. Sur toutes ces questions, nous n'avons pas de solution immédiate, mais nous alertons les autorités.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

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