C. LE TRAVAIL PROTÉGÉ : FAVORISER LA FLUIDITÉ DES PARCOURS PROFESSIONNELS

L'intégration de la personne handicapée dans un milieu de travail peut prendre trois formes distinctes : l'intégration dans le milieu ordinaire , dans le milieu adapté ou dans le milieu protégé . Ces trois formes de milieu, bien que s'adressant a priori à des publics différents, ne se répartissent pas forcément le public des travailleurs handicapés en fonction de la lourdeur de leur handicap.

Le milieu protégé désigne essentiellement l'environnement de travail offert par les Esat . Le milieu adapté désigne quant à lui les entreprises adaptées (EA), plus proches du milieu ordinaire mais dont le statut contient plusieurs spécificités relatives au public qu'elles embauchent. Signataires d'une convention avec l'autorité préfectorale, elles ont l'obligation d'employer une proportion minimale de travailleurs ayant reçu de la CDAPH la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH).

Les trois espaces de travail de la personne handicapée

Milieu protégé

Milieu adapté

Milieu ordinaire

Esat

Entreprise adaptée

Entreprise classique

Contraintes du recrutement

Il ne s'agit pas d'un recrutement, les travailleurs ayant le statut d'usager d'un établissement médico-social

Une proportion de travailleurs RQTH comprise entre un minimum et un maximum définis par décret

6 % au minimum de travailleurs RQTH

Aide financière

L'État finance une aide au poste, calculée en fonction de la rémunération versée par l'Esat, de façon à assurer un montant garanti

L'État finance une aide au poste, forfaitaire par travailleur , dont le montant est ex ante limité par la loi de finances

Certains aménagements de postes de travail et certaines dépenses d'accompagnement peuvent être pris en charge

Source : Commission des affaires sociales

1. Des rigidités au parcours du travailleur protégé dans l'emploi

La prévention des ruptures de parcours, qui fait l'objet d'une politique active des Gouvernements depuis quelques années dès qu'il s'agit de l'accompagnement médico-social des personnes handicapées, paraît moins prise en compte dès qu'il s'agit de leur intégration au monde du travail.

Les dispositions prévues pour améliorer la fluidité de leur parcours sont pour l'heure en nombre trop faible et souffrent surtout d'une activation trop limitée.

Deux timides essais de fluidification des parcours professionnels
des personnes handicapées : emploi accompagné et PMSMP

Les dispositifs jusqu'ici mis en oeuvre pour améliorer la fluidité des parcours professionnels des travailleurs handicapés et permettre leur passage du milieu protégé au milieux adapté et ordinaire sont au nombre de deux : les périodes de mise en situation en milieu professionnel (PMSMP) et le dispositif d'emploi accompagné .

1) Les PMSMP ont été introduites par la loi du 5 mars 2014 73 ( * ) . Elles sont un dispositif de droit commun , non spécifique aux personnes handicapées. Aux termes de l'article L. 5135-1 du code du travail, elles ont pour objet de permettre à un travailleur, privé ou non d'emploi, ou à un demandeur d'emploi, de découvrir un métier ou un secteur d'activité, de confirmer un projet professionnel ou d'initier une démarche de recrutement.

Le développement des PMSMP s'est pour l'heure essentiellement concentré sur les publics bénéficiaires de l'aide à l'insertion et ne concerne que très peu les personnes handicapées.

Elles ont été récemment développées 74 ( * ) sur le champ du handicap, mais spécifiquement pour certaines personnes n'ayant pas encore fait l'objet d'une attribution RQTH par la CDAPH. Ces PMSMP, qui ne peuvent être effectuées qu'en Esat, sont prescrites par les équipes pluridisciplinaires des MDPH avant que l'orientation ne soit formulée et ne peuvent excéder dix jours. En l'état actuel, elles ne sont donc pas déployées pour favoriser les passerelles de personnes handicapées ayant déjà reçu leur orientation CDAPH entre milieux de travail.

2) Le dispositif d'emploi accompagné a été instauré par la loi « Travail » du 8 août 2016 75 ( * ) . Il est, pour sa part, un dispositif spécifique qui prévoit que les travailleurs handicapés « peuvent bénéficier d'un accompagnement médico-social et d'un soutien à l'insertion professionnelle, en vue de leur permettre d'accéder et de se maintenir dans l'emploi rémunéré sur le marché du travail ».

L'objectif sous-jacent est de permettre un passage plus aisé du milieu protégé vers le marché du travail.

Son financement fait l'objet d'abondements modestes : le budget de l'État y contribue à hauteur de 5 millions d'euros et l'Agefiph et le FIPHFP peuvent y participer.

La rigidité de la tripartition du milieu protégé, du milieu adapté et du milieu ordinaire, et partant la difficulté pour un travailleur handicapé de passer de l'un à l'autre, est accentuée par deux facteurs :

- le rattachement du milieu protégé à la sphère médico-sociale , qui soustrait une grande part de son modèle à la logique économique : le travailleur en Esat n'est pas signataire d'un contrat de travail, sa rémunération fait l'objet du versement d'un montant garanti par l'État et la dotation versée à l'Esat par l'assurance maladie ne se fonde sur aucun critère économique et obéit aux mêmes règles que celle des autres établissements médico-sociaux, à savoir le taux d'occupation ;

- l'accueil du travailleur handicapé dans l'un de ces trois milieux est en grande partie déterminé par la CDAPH qui, lorsqu'elle délivre la RQTH, « enferme » la personne dans une orientation « Esat » ou « milieu du travail » . D'après les personnes auditionnées par votre rapporteur, ce fléchage par l'orientation CDAPH répondait aux besoins exprimés il y a plusieurs décennies des suites de la loi fondatrice de 1975, alors que l'offre médico-sociale émergente devait se structurer, mais ne correspond plus du tout aux attentes actuellement exprimées et à l'impératif de permettre aux travailleurs d'avoir des parcours « ascendants » (de l'Esat vers l'EA, puis vers le milieu ordinaire) ou « descendants » .

Une première modification a été apportée, sur l'initiative de votre rapporteur, aux dispositifs actuels de l'orientation des travailleurs handicapés lors de la discussion de la loi du 5 septembre 2018 76 ( * ) : la suppression de l'article L. 5213-20 du code du travail , selon lequel « les personnes handicapées pour lesquelles une orientation sur le marché du travail [...] s'avère impossible peuvent être admises dans un Esat ». Cette disposition produisait en effet de graves effets, en faisant de la CDAPH, dont le métier ne consiste pas à connaître des réalités des bassins d'emploi, un décideur préalable de la disponibilité des EA et du milieu ordinaire et en lui permettant de réorienter en Esat, donc en milieu protégé, une personne dont elle avait d'abord jugée qu'elle relevait du milieu de travail.

2. Des solutions en faveur de la fluidité
a) Développer les passerelles existantes

Par ailleurs, votre rapporteur estime déterminant de développer les passerelles entre milieux déjà existantes . Les articles R. 344-16 et suivants du CASF prévoient déjà plusieurs dispositions tendant à favoriser « l'exercice d'une activité à caractère professionnel en milieu ordinaire de travail par des travailleurs handicapés admis en Esat ».

Force est de constater que cette possibilité n'est à l'heure actuelle que très faiblement activée. Les raisons en sont, selon vos rapporteurs, les termes du contrat par lequel est instrumentée cette mise à disposition entre l'Esat et la structure d'accueil. Ce contrat comprend notamment « la base de facturation à l'utilisateur du travail fourni ou du service rendu et des dépenses correspondant aux charges particulières d'exploitation incombant à l'Esat » ; une pareille formulation laisse accroire que les segments d'activité et les niveaux de productivité des travailleurs de l'Esat et du milieu ordinaire sont comparables, ce qui n'est évidemment pas le cas. Par ailleurs, l'Esat, en tant qu'établissement médico-social, ne dispose pas toujours des réseaux nécessaires à la conclusion d'un contrat avec une structure du milieu ordinaire. Vos rapporteurs regrettent que ces dispositifs ne soient pas davantage sollicités, d'autant que l'article R. 344-21 protège la structure financière des Esat contre les effets en termes de dotation de la mise en disposition de leurs travailleurs.

Le développement véritable des passerelles passerait davantage par un assouplissement de l'enclenchement pour un travailleur de milieu protégé ou adapté de la période de mise en situation en milieu professionnel , prévue aux articles L. 5135-1 et suivants du code du travail.

En l'état actuel du droit, les PMSMP sont parfaitement ouvertes à « toute personne faisant l'objet d'un accompagnement social ou professionnel personnalisé », sous réserve d'être prescrite par le service public de l'emploi ou, lorsqu'il lui est lié par une convention, par l'organisme qui accompagne le bénéficiaire.

Elles sont donc théoriquement accessibles aux travailleurs d'Esat intéressés par le milieu adapté, et aux travailleurs d'EA intéressés par le milieu ordinaire. Elles sont par ailleurs particulièrement protectrices puisque leur bénéficiaire « conserve le régime d'indemnisation et le statut dont il bénéficiait avant cette période ».

Elles présentent néanmoins plusieurs difficultés. D'abord, elles sont plus contraignantes pour les travailleurs d'Esat puisqu'elles nécessitent que ces établissements, qui n'accueillent pas les personnes handicapées sur proposition du service public de l'emploi (SPE), aient signé une convention avec ce dernier, ce à quoi ils ne sont nullement obligés.

Ensuite, et surtout, elles engendrent pour l'entité qui accompagne le bénéficiaire une perte financière non compensée sur la période où ce dernier est accueillie par une autre structure . En effet, l'article D. 5135-7 du code du travail spécifie expressément que les conventions par lesquelles le SPE autorise l'organisme accompagnant de la personne à lui prescrire une PMSMP ne peuvent être liées à « aucune clause financière » .

En conséquence de quoi, l'Esat, dont la dotation versée par l'assurance maladie est déterminée en fonction de son taux d'occupation, subit une baisse de cette dernière pour chaque PMSMP qu'elle autorise . La situation est similaire pour l'entreprise adaptée, qui reçoit une aide au poste forfaitaire par travailleur handicapé qu'elle salarie.

b) Sécuriser le travailleur handicapé qui quitte le milieu protégé

Le passage par un travailleur handicapé du milieu protégé au milieu adapté ou au milieu ordinaire comporte deux grands risques : le premier concerne l'exposition à la perte de son emploi, le second regarde les modalités de sa rémunération.

(1) La perte financière liée au départ du milieu protégé

Le statut de la rémunération du travailleur handicapé, selon qu'il est accueilli par une structure médico-sociale du milieu protégé ou une structure du milieu adapté ou ordinaire, présente de nombreuses différences. Dans le cas d'un Esat, l'article L. 243-4 du code de l'action sociale et des familles dispose que le travailleur a droit à une « rémunération garantie versé par l'établissement ou le service » qui l'accueille, qui est comprise, pour un équivalent temps plein, entre 55,7 % et 110,7 % du Smic horaire brut.

Par ailleurs, il est possible pour un travailleur d'Esat de cumuler sa rémunération garantie, lorsque celle-ci est inférieure au Smic, avec l'allocation aux adultes handicapés (AAH), dont de nombreux travailleurs d'Esat sont bénéficiaires. Le bénéfice de cette AAH n'a été ouvert à ceux dont le taux d'incapacité permanente est compris entre 50 % et 80 %, et qui représentent la majorité de ceux susceptibles de travailler en milieu ordinaire, qu'à la condition d'une reconnaissance par la CDAPH d'une restriction substantielle et durable pour l'accès à l'emploi (RSDAE).

Or si cette dernière est parfaitement compatible avec la qualité de travailleur d'Esat, elle ne l'est que très partiellement pour un travailleur handicapé en milieu ordinaire : le RSDAE ne peut être reconnu à ce dernier que « pour une durée de travail inférieure à un mi-temps, dès lors que cette limitation du temps de temps résulte exclusivement des effets du handicap » 77 ( * ) .

Ainsi, un travailleur Esat susceptible de passer dans le milieu adapté ou ordinaire se verrait donc retirer du même coup la sécurité financière d'une rémunération garantie , qui peut même se voir diminuer en entreprise adaptée puisque le seul pallier mentionné est celui du Smic (contre 1,107 Smic de rémunération garantie maximale en Esat) et le bénéfice de l'AAH s'il travaille plus d'un mi-temps.

(2) Atténuer les conséquences liées à la perte d'emploi

Le travailleur handicapé accueilli en milieu protégé est usager d'un service médico-social et n'est pas soumis aux conditions du droit du travail. Il ne peut donc pas faire l'objet d'un licenciement. A contrario , son passage en milieu adapté ou en milieu ordinaire le fait relever du droit commun et l'expose par conséquent au risque d'une privation involontaire d'emploi .

En tant que travailleur salarié, la personne handicapée employée par une entreprise adaptée se voit appliquer pleinement les dispositions relatives à l'indemnisation des travailleurs involontairement privés d'emploi telles qu'elles figurent aux articles L. 5421-1 et suivants du code du travail.

Le régime d'indemnisation des travailleurs involontairement privés d'emploi

En cas de perte involontaire d'emploi, le travailleur est éligible, jusqu'à l'âge requis pour bénéficier d'une pension de vieillesse à taux plein, à un revenu de remplacement qui prend soit la forme d'une allocation d'assurance , dite allocation de retour à l'emploi (ARE), soit, une fois les droits à cette dernière épuisés, la forme d'une allocation de solidarité spécifique (ASS).

Pour ce qui concerne l'ARE, communément désignée comme l'allocation de chômage, les travailleurs n'y sont éligibles qu'à la condition d'avoir cotisé pendant une durée minimale de quatre mois 78 ( * ) . Les droits à l'ASS sont quant à eux ouverts à partir de l'épuisement des droits à l'ARE et à la condition de justifier de cinq ans d'activité salariée avant la perte d'emploi.

Dans le cas où un travailleur handicapé quitte le milieu protégé pour le milieu adapté ou le milieu ordinaire et fait l'objet d'un licenciement avant l'écoulement de la durée minimale de quatre mois, il se retrouve inéligible à toute indemnisation de chômage . Le départ du milieu protégé, lorsqu'il n'est pas assorti de garantie de retour, ne présente donc, à l'heure actuelle, aucun intérêt financier pour le travailleur handicapé.

3. Un financement non objectivé : le cas des tarifs plafond

Le financement des Esat repose sur deux grands piliers : une dotation globale de financement abondée depuis 2017 par les crédits de l'assurance maladie dans le cadre de l'Ondam médico-social et une garantie de rémunération des travailleurs handicapés (GRTH) accordée par l'État pour chaque travailleur accueilli 79 ( * ) . Initialement réunies au sein du même programme budgétaire, ces deux sources de financement sont désormais alimentées par deux vecteurs distincts : le budget de l'assurance maladie d'une part et le budget de l'État d'autre part.

La dotation globale finance le budget social des Esat, et permet notamment de couvrir leurs dépenses de personnel, qui représentent environ 71 % de leur budget, ainsi que leurs dépenses de fonctionnement. Les Esat disposent par ailleurs d'un budget commercial liée à leur activité productive , qui permet de financer une partie de la rémunération des travailleurs handicapés et de couvrir les charges liées à la production.

À ce titre, votre rapporteur souhaiterait que soit clairement réaffirmée la nature médico-sociale des Esat : la présence d'un budget commercial ne doit pas servir à mettre sous tension des établissements dont le budget social serait soumis à des contraintes tarifaires.

La tarification des ESAT a connu une évolution suite au lancement, à partir de 2009, d'un processus de convergence tarifaire des établissements et services sociaux et médico-sociaux, qui poursuivait l'objectif de répondre au souci d'équité entre les établissements. Cette convergence tarifaire s'est traduite par la fixation de tarifs plafonds , dont le montant est chaque année détaillé dans la circulaire budgétaire.

Tarifs plafonds versés aux Esat en 2018

Montant
(en euros)

Tarif plafond de référence

13 167

Tarif plafond pour les Esat accueillant au moins 70 % de personnes handicapées infirmes moteurs cérébraux

16 457

Tarif plafond pour les Esat accueillant au moins 70 % de personnes atteintes de troubles du spectre autistique

15 798

Tarif plafond pour les Esat accueillant au moins 70 % de personnes traumatisées crâniennes

13 824

Tarif plafond pour les Esat accueillant au moins 70 % de personnes handicapées physiques

13 824

Source : Circulaire budgétaire de 2018

À l'égard de cette tarification originale des Esat, votre rapporteur exprime deux inquiétudes :

- le transfert de la dotation globale de fonctionnement des Esat au budget de l'assurance maladie fut une mesure unanimement approuvée par les acteurs du secteur. On peut néanmoins déplorer que cette intégration à l'Ondam médico-social se traduise par une certaine perte de lisibilité , le budget de l'assurance maladie ne faisant pas l'objet d'une identification par action aussi précise que le budget de l'État ;

- la modulation des tarifs selon le type de handicap ne repose pas sur une étude complète et actualisée des coûts réels qu'ils induisent . Ces coûts ont en effet été définis à partir de l'analyse des comptes administratifs des Esat pour 2007, menée afin de mesurer les écarts entre établissements, et sont depuis réactualisés par application d'un taux d'actualisation.

Proposition n° 17 : conduire une étude nationale des coûts réels qu'implique la prise en charge des différents handicaps en Esat afin de mieux adapter la tarification des établissements.


* 73 Loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale.

* 74 Décret n° 2016-1347 du 10 octobre 2016 relatif aux périodes de mise en situation en milieu professionnel en établissement et service d'aide par le travail.

* 75 Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

* 76 Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

* 77 Article D. 821-1-2 du code de l'action sociale et des familles.

* 78 Plus exactement 88 jours ou 610 heures aux termes de l'article 3 de la convention assurance chômage du 4 avril 2017.

* 79 La situation financière des Esat a fait l'objet d'une étude approfondie de notre collègue E. BOCQUET ( Les établissements et services d'aide par le travail face à la contrainte budgétaire , rapport d'information n° 409 fait au nom de la commission des finances, 2015).

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