DEUXIÈME TABLE RONDE

L'AGRICULTURE, SECTEUR PIVOT DES ÉCONOMIES ULTRAMARINES : L'ENGAGEMENT AU FÉMININ

(c) Marie-Inès Romelle - Champagnes Marie Césaire

Annick Billon, présidente de la Délégation aux droits des femmes

Nous cédons la parole à Olivier Stirn, ancien ministre, qui souhaite s'exprimer.

Olivier Stirn, ancien ministre

Je tenais à féliciter les organisateurs et toutes les intervenantes. J'ai commencé à m'occuper de l'outre-mer avec le Général de Gaulle. Je travaillais avec Louis Jacquinot et Jacques Foccart. J'ai été ministre de l'Outre-mer pendant quatre ans, sous Valéry Giscard d'Estaing, avec Jacques Chirac comme Premier ministre, puis sous François Mitterrand où, dans le gouvernement de Michel Rocard, on m'avait demandé de veiller à la réconciliation en Nouvelle-Calédonie, après les événements d'Ouvéa. J'ai signé avec Michel Rocard les accords de Nouméa.

Je me félicite de voir que les outre-mer restent très vivantes, pour une large partie grâce aux efforts des femmes. C'est une évolution mondiale. Les femmes exercent de plus en plus de responsabilités et jouent un rôle décisif dans l'économie, la culture et dans beaucoup de domaines. C'est le cas - je l'ai entendu aujourd'hui - dans les outre-mer.

La dernière fois que j'ai vu le Général de Gaulle, c'était en juin 1970 (il est mort en novembre de la même année). Il n'était plus président. Il m'avait invité à déjeuner à Colombey-les-Deux-Églises, chez lui. À la fin du repas, il m'annonce qu'une guerre nucléaire aura lieu un jour. Il l'a affirmé avec une telle assurance, car il était convaincu qu'on ne saurait donner de telles armes à des hommes sans qu'un inconscient finisse par s'en servir. Il a souligné qu'il fallait veiller à ce que la guerre nucléaire, qui d'abord serait partielle, ne devienne pas totale. Heureusement, a-t-il ajouté, les femmes vont nous y aider.

Sur le coup, je n'ai pas bien compris pourquoi il évoquait les femmes. Dans ma vie, j'ai rencontré beaucoup de chefs d'État : un ministre français est habituellement reçu par les chefs d'État. Au bout de quinze ou vingt minutes d'entretien avec eux, les chefs d'État me demandaient généralement ce que la France pouvait faire pour leurs armements, quitte à me fournir des listes de ce qui les intéressait.

Depuis quelques années, on compte une vingtaine de femmes cheffes d'État. Ce total ne cesse d'augmenter. Aucune d'entre elles ne m'a demandé des armes. Elles m'interrogeaient plutôt sur les besoins de leurs universités, de leurs hôpitaux ou de leurs entreprises. J'ai compris pourquoi : les femmes donnent la vie. Pour elle, la priorité est d'abord l'avenir des enfants, ce qui passe par l'éducation, la santé et le travail. C'est une priorité différente de celle des hommes. Dès lors, Mesdames, continuez à travailler, nous avons besoin de vous pour la paix dans le monde !

[Applaudissements]

Annick Billon, présidente de la Délégation aux droits des femmes

Merci, Monsieur le ministre.

Ma collègue Victoire Jasmin va à présent introduire la deuxième table ronde.

PROPOS INTRODUCTIF


Victoire JASMIN

Sénatrice de la Guadeloupe

Bonjour à toutes et à tous. Nous avons la chance d'accueillir à notre colloque trois anciens ministres : Olivier Stirn, qui vient de prendre la parole, la députée et ancienne ministre Ericka Bareigts et Victorin Lurel.

Monsieur le Président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, cher Michel Magras,

Madame la Présidente de la délégation aux droits des femmes, chère Annick Billon,

Chers collègues sénateurs et sénatrices,

Mesdames, Messieurs, chers amis,

Je suis très émue et très heureuse de vous accueillir ici, dans la salle Clemenceau, que nous avons réussi à remplir.

C'est pour moi un honneur et un plaisir tout particulier d'introduire cette séquence, qui porte sur un sujet central à la fois pour les outre-mer, pour les hommes et pour les femmes.

Le souhait de mettre l'accent sur l'agriculture a d'ailleurs inspiré le choix de la date de ce colloque, quelques jours avant l'ouverture du Salon de l'agriculture de Paris.

Les femmes et l'agriculture, c'est une thématique très importante pour la délégation aux droits des femmes dont je suis membre depuis mon élection au Sénat, en 2017.

Notre présidente, Annick Billon, l'a rappelé tout à l'heure : les agricultrices - leurs réalisations, leurs ambitions, leurs espoirs, mais aussi leurs difficultés et parfois aussi leur sentiment d'injustice - ont été au coeur du programme de travail de la délégation en 2016-2017.

Les femmes ont aujourd'hui toute leur place dans l'agriculture : l'époque des pionnières est révolue. 25 % des chefs d'exploitation sont des femmes, de même que 36 % des salariés agricoles ; 40 % des projets d'installation sont portés par des femmes. Et la relève est assurée, car les jeunes femmes constituent une importante proportion des élèves de l'enseignement agricole.

Les agricultrices sont présentes dans toutes les productions. Elles ont aujourd'hui des projets d'installation très construits et autonomes, souvent dans le cadre d'une reconversion professionnelle, fréquemment après un parcours très brillant - nos témoins nous en diront plus. Les femmes ne viennent plus à l'agriculture nécessairement par mariage ou par héritage familial, mais apportent à cette activité le regard extérieur et enrichissant lié aux expériences diverses qu'elles ont connues avant de s'installer.

L'agriculture au féminin, c'est aussi une manière singulière de pratiquer ce métier.

Tout d'abord, féminisation rime avec diversification : autour de l'exploitation se développent souvent, grâce aux initiatives de femmes, une ferme pédagogique, des activités touristiques et de loisirs, de la vente directe de produits, la création de nouvelles productions... Nous le verrons par exemple avec les confitures d'Emmanuelle Sablé.

Féminisation rime aussi avec innovation, comme nous le montreront Marie-Inès Romelle, qui a su allier sa passion pour la viticulture, et plus particulièrement pour le champagne, à la culture de la canne à sucre aux Antilles, Mariana Royer, pionnière de l'utilisation d'écorces recyclées dans le domaine cosmétique, et Juliet Lamy, l'unique fromagère en Polynésie française.

L'agriculture au féminin, c'est aussi la préoccupation constante de s'inscrire dans un territoire, de dynamiser la vie locale et de créer du lien social autour de l'exploitation par l'organisation d'événements festifs ou l'animation de la vie associative.

Sur ce plan, je ne peux pas m'empêcher d'évoquer le parcours de Louisette Julien-Sérac, qui nous en dira plus, je l'espère, sur son engagement en tant qu'agricultrice, car elle appartient à la filière canne de Marie-Galante, mais aussi sur son engagement en tant que grande sportive, car elle a su créer dix-sept équipes de femmes, de poule A et B, en Guadeloupe et à Marie-Galante. C'est une femme particulière, une des rares agricultrices à avoir reçu la médaille de chevalier de la Légion d'honneur. Elle a aussi été l'une des rares à recevoir cette récompense d'un ancien Président de la République, Monsieur Nicolas Sarkozy. Enfin, elle tourne dans un film qui lui est consacré, qui traite des problématiques liées au foncier à Marie-Galante, à l'insertion, aux difficultés des femmes de Marie-Galante et au chômage. Un court extrait de ce film va vous être diffusé dans un moment.

Enfin, les agricultrices de métropole et des outre-mer partagent la volonté de développer des réseaux pour échanger et mettre en commun leurs bonnes pratiques et pour développer des liens humains, par-delà leurs préoccupations professionnelles. Nous le verrons avec Emmanuelle Sablé, qui a créé la Confrérie des confituriers de La Réunion pour défendre la profession, rencontrer des collègues et mutualiser des moyens de production. Nous le verrons aussi avec Louisette Julien-Sérac, que je viens de citer, qui a pris l'initiative de créer une commission des agricultrices au sein de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) de Guadeloupe.

Nous savons quel travail accomplit la Commission nationale des agricultrices de la FNSEA pour mettre en réseau ses adhérentes - je sais que des adhérentes qui ont contribué aux travaux de notre collègue Chantal Jouanno sont présentes aujourd'hui - pour faire porter leur voix dans les instances de la profession et pour soutenir leurs combats. Je tiens donc à saluer sa présidente, Jacqueline Cottier, et sa secrétaire générale, Catherine Faivre-Pierret, toutes deux dans la salle et elles-mêmes agricultrices.

Par ailleurs, nous le savons, les agricultrices sont très investies dans la filière bio et celles qui cultivent de manière traditionnelle font généralement un usage plus modéré des engrais. Nous l'avons vu hier soir, avec le film sur Mayotte 2 ( * ) .

Une autre caractéristique commune aux agricultrices, en métropole comme dans les outre-mer, est donc le souci partagé de la nature, de l'environnement et de la santé.

J'attends avec impatience sur ce point les interventions de Mariana Royer, qui s'est intéressée aux arbres de la forêt amazonienne dans ses recherches sur la biomasse forestière, et de Sylvie Colliez, très soucieuse de développer les utilisations du calice d'hibiscus, une plante aux nombreuses vertus thérapeutiques, sans oublier le rhum bio de Claudine Neisson-Vernant !

Mais par-delà ces acquis, les parcours des agricultrices peuvent aussi être semés d'embûches, et l'accès à la formation, au crédit (comme l'a dit le Président du Sénat dans son discours), aux terres, aux aides reste souvent problématique pour certaines, qui vivent leur activité professionnelle comme un parcours du combattant. Ce constat fait écho au documentaire de Claire Perdrix sur le combat - car c'est vraiment de combat qu'il s'agit - des agricultrices de Mayotte.

Pourtant, comme toujours quand il s'agit de femmes, les problèmes deviennent des solutions : c'est précisément pour contourner les contraintes auxquelles elles sont confrontées que les agricultrices développent une créativité, une énergie et une imagination hors du commun.

Je suis donc vraiment très fière d'accueillir en votre nom les huit intervenantes venues des outre-mer qui vont nous faire partager leur expérience et prolonger les témoignages de leurs collègues de métropole qui, il y a deux ans, ont guidé les réflexions de la délégation aux droits des femmes.

Je n'en dis pas plus et donne sans plus tarder la parole à Francette Florimond, notre modératrice, pour une deuxième séquence très attendue.

Je vous remercie.

[Applaudissements]

Francette Florimond, modératrice

J'ai le plaisir de faire ouvrir cette séquence par Louisette Julien-Sérac, très engagée dans les sujets qui nous rassemblent aujourd'hui.

Louisette JULIEN-SÉRAC

Exploitante agricole

(Guadeloupe)


« Les agricultrices de Guadeloupe : des femmes engagées au service des autres »

Je remercie le Sénat de m'avoir invitée, en particulier ma sénatrice, Victoire Jasmin, qui a largement évoqué les sujets que j'avais l'intention d'aborder.

[Un passage du film Liberté Lili 3 ( * ) , de Frédérique Fischbach, est projeté.]

J'ai longtemps pratiqué l'agriculture, dans la canne à sucre. Je me consacre actuellement à la passation de mes pouvoirs et de ma motivation aux jeunes. Je leur répète que c'est par la sueur de leur front qu'ils réussiront.

Des particuliers m'ont appelé après avoir vu ce film pour mettre des terrains à disposition des jeunes. Or j'ai souligné qu'il fallait d'abord former et motiver les parrains et les marraines, pour accompagner les jeunes dans leur installation. Ce travail a commencé. Malheureusement, quand les jeunes soumettent des demandes, les pouvoirs publics prennent beaucoup de temps pour répondre.

Je mets par ailleurs en place une ferme pilote, dans l'agriculture raisonnée. Notre réseau de femmes fournit un accompagnement très précieux et il est déterminant d'aller jusqu'au bout de notre démarche.

[Applaudissements]

Emmanuelle SABLÉ

Gérante du Comptoir Mélissa, Présidente de la Confrérie des confituriers

(La Réunion)


« Les confitures Mélissa : une expérience de diversification de l'activité agricole
pour mieux valoriser les produits de l'exploitation »

Bonjour à tous. Je suis très contente d'être ici aujourd'hui. La Réunion est ma terre d'adoption depuis vingt-cinq ans. J'y ai suivi mon conjoint, sans bien savoir où j'allais. J'ai découvert un territoire aux ressources énormes, avec des gens qui aimaient partager, ce qui m'a donné envie de créer quelque chose et de mettre en avant ce territoire.

J'étais auparavant cadre en métropole, ce qui n'a rien à voir avec mes activités actuelles. Mon conjoint tenait pour sa part à reprendre l'exploitation agricole familiale, dans l'Est de La Réunion, qui produit des fleurs tropicales et des fruits. Cette exploitation est située sur l'un des berceaux de la production fruitière, dans ce qui était le jardin d'acclimatation des fruits qui ont été introduits à La Réunion, sachant qu'aucun fruit n'est originaire de cette île.

Après une recherche d'actions à mener, il m'est rapidement apparu que ma place n'était pas nécessairement là et qu'il me fallait créer mon entreprise. J'avais conscience que mes études n'allaient pas pouvoir être valorisées. Je savais en outre que, bien souvent, pour qu'une activité existe à La Réunion, il faut la créer. Il est en effet assez difficile de trouver du travail.

J'ai donc cherché à valoriser les produits de l'exploitation agricole, par la commercialisation de ces produits. Les fleurs tropicales ne sont pas endémiques. Elles n'étaient pas représentatives de la filière professionnelle locale. J'ai alors oeuvré pour intégrer ces fleurs à la filière horticole et pour qu'elles soient traitées comme les fleurs traditionnelles de La Réunion. À La Réunion, on préfère souvent ce qui vient de l'extérieur, ce qui est dommage. J'ai mis en place des formations et maintenant la fleur tropicale fait partie de la vie de tous les jours, notamment pour fleurir nos institutions.

J'ai par ailleurs développé un projet agrotouristique, en proposant des visites de l'exploitation et des ateliers, autour des fleurs tropicales.

Cette approche n'a nécessité que très peu d'investissements. On a fait remarquer que les banques ne prêtent que trop rarement aux femmes. C'est exact. Faute de financement, j'ai dû me tourner vers un projet ne nécessitant que peu d'investissements.

Une fois le secteur des fleurs développé, je me suis tourné vers celui des fruits, pour valoriser par le biais de confitures ce que l'on appelle les « écarts », c'est-à-dire les fruits qui ne sont pas assez beaux pour être vendus.

[Des documents photographiques sont projetés.]

J'ai alors découvert qu'il existait beaucoup de collègues concernés par la filière, mais qui travaillaient séparément. Nous nous sommes donc réunis, pour partager nos problématiques de formation, d'information ou de commercialisation des produits, notamment à l'export, et pour faire circuler nos marchandises.

La Confrérie des Confituriers de La Réunion a pour objectif de défendre le métier et l'artisanat de la filière. Les entreprises agroalimentaires qui proposent des confitures ou des jus sont nombreuses, mais les entreprises artisanales qui valorisent les produits locaux restent rares ou sont de très petite taille.

Cette année, nous participons pour la troisième fois au Salon de l'Agriculture. Il y a un an, nous avons lancé un projet à la dimension économique plus affirmé, pour lequel nous nous heurtons à nouveau à un problème de financement. Ce projet se situe entre l'économie sociale et solidaire et le projet économique, ce qui ne permet pas d'entrer dans une « case » bien définie. Tous les investisseurs le trouvent intéressant, mais les financements restent difficiles à obtenir. Telle est la problématique à laquelle nous faisons face à l'heure actuelle. Nous essayons d'avancer, mais le chemin est long...

Je vous remercie.

[Applaudissements.]

Claire PERDRIX

Réalisatrice du film Mayotte, les combattantes


« Le combat des agricultrices de Mayotte »

Quand la chaîne France Ô m'a parlé de sa volonté de créer une série documentaire autour des gens de la terre, sur deux ans, j'ai estimé qu'il fallait qu'au moins un de ces films soit consacré aux femmes, car aujourd'hui ce ne sont plus seulement des femmes d'agriculteurs mais des agricultrices ! J'ai également immédiatement souhaité retourner à Mayotte, territoire pour lequel j'avais eu un coup de coeur lors du tournage d'un précédent documentaire. L'agriculture m'est apparue comme le sujet idéal, du fait de la problématique alimentaire particulièrement sensible au regard de la démographie de l'île.

J'ai rencontré de nombreuses femmes et j'ai produit quatre portraits de femmes. La première, Corinne, ne se consacrait pas à l'agriculture à l'origine. Elle s'est retrouvée à la tête d'une exploitation suite à l'AVC de son père. Elle possède aujourd'hui le plus grand cheptel de l'île. C'est une femme forte qui ne se laisse pas impressionner.

[Un passage de ce documentaire est projeté]

Cette femme dont je parlais à l'instant, Corinne, a bien réussi mais rencontre des difficultés. En effet, des spécificités locales se font jour à Mayotte, tant pour concilier sa vie professionnelle et sa vie personnelle, mais aussi pour des raisons culturelles et religieuses. Une femme musulmane ne peut pas abattre une bête par exemple.

D'autres difficultés particulières se présentent pour les femmes mahoraises, par exemple pour une mère célibataire que j'ai suivie, à qui de nombreuses aides ont été refusées du fait de son statut, mais aussi parce qu'elle est seule à surveiller son exploitation. Elle a régulièrement subi des vols. Elle fait preuve d'un courage incroyable.

Naoilou, technicienne agricole formée en métropole, a de son côté décidé de revenir à Mayotte après sa formation. Son apparence (cheveux courts et survêtement) a d'abord fait réagir. En outre, elle arrivait pour donner des conseils aux hommes, ce qui a été mal perçu au départ. Peu à peu, elle a su se rendre indispensable, avec humour et douceur.

Philomène a quant à elle quitté Madagascar pour Mayotte, où elle ne s'est pas contentée de travailler dans la ferme de son mari. Elle suit aujourd'hui des formations pour apprendre le français et développer des spécialités sur l'exploitation.

Ces femmes prennent des initiatives et savent se relever. Elles ont conscience que le travail de la terre est primordial, pour elles mais aussi pour la planète. Elles ont également compris que le travail de la terre, qui a longtemps été méprisé à Mayotte, était une façon de s'émanciper. Ce combat est donc un combat féministe.

Je terminerai en précisant que le film sera diffusé le 28 février en première partie de soirée sur France Ô . J'ajoute qu'un réalisateur qui propose un sujet sur les femmes agricultrices, notamment à Mayotte, est rarement entendu, mais France Ô m'a beaucoup soutenue. Je tenais à saluer le travail de cette chaîne et à exprimer mon amertume dans la période actuelle, particulièrement troublée pour cette chaîne.

[Applaudissements.]

Claudine NEISSON-VERNANT

Gérante de l'EARL Domaines Thieubert Distillerie Neisson

(Martinique)


« D'un univers à l'autre : de la médecine à la culture de la canne à sucre
et à la production de rhum AOC Martinique »

Mesdames et Messieurs, en vos grades et fonctions, bonjour. Je suis heureuse et fière d'être parmi vous.

Notre distillerie a été créée par mon oncle et mon père en 1932. Elle a aujourd'hui 86 ans révolus et je la dirige avec mon fils depuis vingt-trois ans.

Ma formation et mon début de carrière ne me prédestinaient en rien à embrasser l'agriculture et le domaine des spiritueux. En effet, je suis docteur en médecine, ancien praticien hospitalier à temps plein des hôpitaux en biologie médicale, puis en médecine interne, à l'Assistance publique des hôpitaux de Paris puis en Martinique, et ancien coordonnateur du centre d'information de soins d'immunodéficience humaine du CHU de Martinique.

Lors du décès brutal de mon père, en 1986, la distillerie a été gérée par une de ses soeurs jusqu'au 1 er juillet 1995, date du décès de ma tante. Alors en poste, j'ai rappelé mon fils, qui faisait des études d'économie à Paris, afin qu'il vienne reprendre la distillerie, comme le voulait absolument mon père. J'ai donc basculé d'un univers professionnel vers un autre, juste avant que la Martinique obtienne la première et seule appellation d'origine contrôlée, à ce jour, pour le rhum. J'ai donc eu le privilège de connaître le début de l'infection VIH et du Sida et le début de l'appellation d'origine contrôlée Martinique !

Une chose en entraînant une autre, j'ai donc accepté un certain nombre de représentations au sein des nombreux organismes professionnels. À ce jour, je reste membre du conseil d'administration du syndicat de défense de l'appellation AOC Martinique, que j'ai eu l'honneur de présider pendant douze ans. Au niveau de l'Institut national des appellations d'origine (INAO), je suis membre du Comité national des vins et de la Commission nationale des eaux de vie. Par ailleurs, j'ai été désignée capitaine d'industrie pour la Martinique du réseau CCI de France. Enfin, j'ai l'honneur d'être Chevalier dans les ordres nationaux de la Légion d'honneur et du Mérite.

[Un film de présentation est projeté.]

Comme vous avez pu le voir, nous exerçons également une activité d'agrotourisme.

En changeant d'activité, j'ai dû me plonger dans des aspects réglementaires forts contraignants (les finances, les ressources humaines, le marketing, la communication ou le lobbying), aidée bien entendu par mon fils qui, avec le maître de chai, Alex Bobi, a la responsabilité entière de la production, comme on le voit sur ces documents.

[Un document est projeté.]

J'ai oublié de dire que nous avons eu l'honneur en 2018 d'être labellisés « entreprise du patrimoine vivant » (EPV). Nous sommes la seule entreprise de Martinique et la seule distillerie des outre-mer concernée.

Je n'ai pas agi seule. J'ai bénéficié du soutien de mon fils. Il est par ailleurs maître distillateur. Emmanuel Fedronic est quant à lui le distillateur qui a succédé à mon père après son décès. Il a beaucoup appris à mon fils. Sa devise était : « qui aime bien châtie bien » et, comme disait mon fils : « il m'adore ».

Ils forment, avec Julie Mocquot, une jeune ingénieure agronome martiniquaise, un trio de choc. Elle a en charge, en amont, la responsabilité de l'exploitation agricole, avec plus spécifiquement la conversion de nos champs en agriculture biologique, ainsi que la recherche et développement, par exemple l'utilisation des petits robots désherbeurs, que vous avez vu dans le film.

Notre distillerie est la plus petite de Martinique et fait partie des deux dernières distilleries indépendantes et familiales de l'île. Nous représentons un peu moins de 3 % de la production en volume, mais sommes positionnés sur le segment premium des rhums agricoles blancs et vieux de Martinique. Nous produisons exclusivement des rhums AOC. Nous comptons dix-huit salariés permanents, mais l'effectif peut monter jusqu'à quarante-huit durant la période de la récolte de la canne et d'élaboration du rhum.

Nous avons voulu et su garder une tradition familiale respectueuse de l'environnement sur le plan de la culture de la canne et de la distillation, tout en explorant de nouveaux horizons, jusqu'à produire à ce jour le seul rhum à la fois appellation d'origine contrôlée et bio au monde ! Nos savoir-faire sont reconnus et nous décrochons chaque année médailles d'or et trophées dans les concours internationaux. Enfin, comme je vous le disais, notre distillerie a été labellisée EPV. Nous avons également reçu l'année dernière le trophée de l'entrepreneur de la première édition du guide Gault & Millau Antilles-Guyane 2018.

Je peux dire que j'ai eu de la chance. J'ai été épaulée par mon mari, professeur de médecine et par ma fille, artiste, qui m'ont encouragée à m'investir à plein temps, ainsi que par mon fils, bien sûr, qui tient maintenant les rênes de l'entreprise. Ce n'était pas un pari gagné d'avance et il n'est toujours pas gagné...

Nous avons pour volonté d'aller plus loin dans la reconversion en bio ou la conversion en bio d'une partie de nos champs, ce qui est à la fois difficile techniquement et surtout extrêmement onéreux. Nous militons ardemment, tant sur le plan local que national, pour recevoir des aides, car la canne et le rhum bio ne font pas partie pour le moment des secteurs aidés.

J'espère vous avoir prouvé que rien n'est impossible et que le fait d'être une femme ne doit en rien limiter nos ambitions. Il faut croire en soi, croire en ses rêves, aller jusqu'au bout, faire preuve de pugnacité et savoir s'entourer.

[Applaudissements.]

Marie-Inès ROMELLE

Fondatrice des champagnes Marie Césaire

(Guadeloupe)

« Allier la viticulture à l'agriculture »

Je suis la fondatrice des champagnes Marie Césaire . J'emploie le terme au pluriel, car j'en ai créé six. Mes six cuvées sont dédiées à mes frères et soeurs. Comme vous allez le constater lors de mon allocution, mon histoire est très tournée vers ma famille.

[Un film de présentation est projeté.]

Je suis toujours très émue quand je vois ce film, car il a un grand attachement sentimental à mes parents. Le nom Marie Césaire combine en effet le prénom de ma mère et le prénom de mon père, qui est décédé. Je n'ai rien à voir avec la famille d'Aimé Césaire. Ce n'est pas non plus un coup marketing. C'est un hommage à mes parents, à ma famille et aussi à toute la communauté antillaise. Pourquoi ? Je ne me suis pas limitée à coller une étiquette sur une bouteille de champagne. Tout le monde dans cette salle pourrait le faire. Il y a quatre ans, je suis retournée à l'université. Pendant une année, j'ai suivi un Master 2 en administration des entreprises, que j'ai passé pour pouvoir créer ma société dans le négoce de vins et spiritueux. J'ai été formée par mon viticulteur, car je ne peux pas toucher le jus de champagne, n'étant pas manipulante. Néanmoins, je participe aux vendanges. Je fais le tirage, le dégorgement, l'élaboration. Pour allier la viticulture et l'agriculture des outre-mer, j'ai fait le choix d'élaborer mes champagnes avec rien d'autre que du sucre de canne...

Comme je vous l'ai dit, cette marque porte le prénom de mes parents. En effet, dans un monde aussi fermé que le champagne, il faut respecter certains codes et certains passages, quasiment passer un examen. Une personne « normale », du cru, qui déposerait un dossier pour obtenir une marque de champagne verrait son dossier traité en environ deux semaines. Cela a pris quatre mois et demi pour moi.

J'ai compris d'où venait le problème en déposant mon dossier. Quand je me lève le matin, je ne pense pas à ma couleur de peau. Je me dis que je me dois de réussir là où j'ai posé le pied, pour toutes les personnes qui sont confrontées à ce genre de problème. Aujourd'hui, je peux vous dire, avec une très grande fierté, que ma réussite ne porte pas sur l'argent qui se trouve sur mon compte. Je suis fière de montrer qu'il est possible pour une personne originaire des banlieues - car je viens de Grigny, une des villes les plus pauvres de France - de réussir. J'espère sincèrement qu'il y aura une autre Marie-Inès Romelle, qui pleurera peut-être la nuit, mais qui aura le courage de tenter l'aventure.

Aujourd'hui, je me sens un peu seule, car je suis la seule Afro-Caribéenne au monde à produire du champagne. Je n'aurais jamais pensé que mon champagne pourrait un jour être distribué en France, aux États-Unis, en Martinique, en Guadeloupe et bientôt au Portugal. Quand je me suis lancée dans cette histoire, j'espérais vendre 500 bouteilles. De 500, je suis passée à 10 000 bouteilles et nous allons atteindre 15 000 bouteilles cette année.

J'espère qu'il y aura bientôt beaucoup de bouteilles Marie Césaire dans les restaurants ou dans les hôtels ou que des distributeurs en proposeront. En effet, à l'heure actuelle, le principal problème n'est pas l'approvisionnement mais l'exportation, car les distributeurs de mon île, la Guadeloupe, refusent mes bouteilles, sous prétexte que deux autres marques contrôlent le système. Sur ce constat, j'ai décidé de contourner ce système et de trouver la solution. Si vous croyez en vous, si vous croyez que tout est possible, rien ne vous arrêtera, que vous soyez une femme ou un homme.

Si vous retenez une chose de la marque Marie Césaire , j'espère que ce sera que cette histoire est vraiment un combat et pas seulement une marque de champagne de plus.

Je vous remercie.

[Applaudissements.]

Sylvie COLLIEZ

Directrice générale de Nature Plus

(Nouvelle-Calédonie)


« L'entrepreneuriat au féminin, Innovation, Fabrication en Nouvelle-Calédonie »

Bonjour à toutes et à tous. Je viens de Nouvelle-Calédonie. Tout le monde connaît la Nouvelle-Calédonie du fait du récent référendum. Je raconterai plutôt ma propre histoire, en tant que femme, pour confirmer que tout est possible, avec de la volonté.

[Un powerpoint est projeté pendant l'intervention.]

Je suis née dans le Nord-Pas-de-Calais dans une fratrie de huit enfants devenus pupilles de la nation. J'avais pour trait de caractère une volonté de sportive. J'ai passé des diplômes pour devenir professeure. En cette qualité, j'ai eu la possibilité d'occuper un poste en Nouvelle-Calédonie. J'ai eu trois enfants en métropole, puis j'ai fait le choix de la Nouvelle-Calédonie, qui était pour moi l'opportunité que je n'ai jamais eue dans le Nord-Pas-de-Calais pour évoluer dans une carrière sportive. La Nouvelle-Calédonie a été pour moi un tremplin monumental. J'étais attendue en tant que professeure de sport. J'y ai fait carrière pendant dix-huit ans.

Je me suis ensuite orientée vers une autre profession, la gestion de patrimoine, du fait d'une grave maladie. J'ai cherché des traitements alternatifs naturels, qui m'ont permis de soigner mon mal avec une plante, la fleur d'hibiscus. J'ai mené des recherches avec des femmes kanakes qui connaissaient bien ces fleurs. Nous les avons cultivées pour les vendre. Mon entreprise, Nature+, compte à ce jour cent points de vente. Peut-être connaissez-vous l' hibiscus sabdariffa , qui est reconnue pour les problèmes de cholestérol, de diabète ou d'hypertension. Ce n'est pas une plante miracle, mais je pense que si Dieu l'a mise sur terre, c'est pour l'utiliser.

Conformément à ce qui a été souligné précédemment, les banques ne m'ont pas suivie dans mon projet. L'Association pour le droit à l'initiative économique (ADIE), agence qui permet d'aider les petites entreprises, m'a alors fourni un financement. Nature+ propose une infusion d'hibiscus. Nous sommes une entreprise familiale. Je travaille avec mes enfants. Nous générons 17 millions de francs Pacifique (CFP) de chiffre d'affaires. Nous travaillons en partenariat avec l'entreprise Unique et Naturel , qui propose des produits naturels.

Je suis soutenue par la Fédération des industries de Nouvelle-Calédonie (FINC) et par Avenir Export, qui m'a permis de participer au Salon de l'Agriculture et à la Foire de Paris. Je vous invite à venir déguster nos produits au Salon de l'agriculture.

Je vous remercie.

[Applaudissements.]

Juliet LAMY

Fromagère

(Polynésie française)


« La première fromagère de Tahiti : témoignage d'une ?néo-paysanne? »

Bonjour à toutes et à tous. Tout d'abord merci de cette invitation à participer au colloque, je suis très heureuse d'être là.

Effectivement, je suis une « néo-paysanne ». On considère comme « néo-paysans » les personnes qui ne comptent pas d'agriculteurs dans leur famille et qui décide, après une première vie professionnelle ou bien après leurs études, de devenir agriculteurs ou, en l'occurrence, paysans. D'ailleurs, à ce propos, nous sommes dix néo-paysannes à avoir témoigné dans le livre, qui est sorti ce début d'année, Néo-paysannes , de Linda Bedouet 4 ( * ) .

Je suis fromagère à Tahiti depuis deux ans. Je ne suis pas du tout issue du milieu agricole. J'ai fait des études d'espagnol et de commerce international. J'ai d'abord travaillé en tant que commerciale dans une entreprise de commerce équitable. Je suis engagée pour un développement durable, et le commerce équitable faisait écho à mes valeurs. Mais je manquais cruellement de contact avec les producteurs, et je passais mes journées à sillonner les routes pour rencontrer nos clients dans les centres commerciaux. Le sens, je ne le retrouvais plus du tout dans mon quotidien. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé un bilan de compétences. J'aspirais alors à un autre mode de vie : une remise en question de notre système a fait naître en moi ce besoin de vivre en autosuffisance. Je suis partie de Lille pour l'Auvergne. Suite à deux évaluations en milieu de travail (EMT) qui m'ont permis de tomber amoureuse du métier de fromagère, j'ai passé neuf mois au Centre de formation professionnelle pour adultes (CFPPA) d'Aurillac où j'ai obtenu mon Brevet professionnel responsable d'exploitation agricole (BPREA) de transformation laitière produits fermiers.

Pourquoi Tahiti, me direz-vous ? Parce que, pour faciliter les choses, c'est là-bas que se trouve l'homme que j'aime. J'aime bien le dire, Tahiti, c'est un peu mon Amérique à moi. Fraîchement débarquée, il était impensable d'accéder à du foncier pour s'installer en production laitière. C'était financièrement inenvisageable. Par contre, ce qui fut possible, c'était d'acheter du lait pour faire du fromage. J'ai donc commencé à l'envers : je transforme le lait pour ensuite un jour, je l'espère, monter ma ferme laitière. Donc on peut dire qu'aujourd'hui je ne suis pas agricultrice, car l'accès au foncier est compliqué.

Dans nos îles où la vahiné incarne l'image de Tahiti, être une femme n'a pas toujours été une contrainte. Un mois après mon arrivée à Tahiti, je rencontrai un maître fromager qui m'a aidée à me lancer. Le mois où j'ai créé mon entreprise, je gagnais le deuxième prix du concours à la création d'entreprise créé par l'association Tahiti Faa'hotu et le ministère de l'Économie de l'époque. J'ai également eu droit à une aide financière du Service de l'emploi, de la formation et de l'insertion (SEFI).

SEFI, le pôle emploi local. C'est une aide financière et technique mensuelle, sur deux ans, permettant à l'insertion par la création ou la reprise d'une activité.

J'ai également réussi à obtenir un atelier-relais alimentaire. Ce sont des ateliers à loyer modéré et à durée limitée. J'y suis installée depuis un an maintenant. Je ne m'attendais pas à tant de soutien et d'aide. Sans tout cela, la mise en place et la création de cette activité innovante aurait été beaucoup plus lente et difficile. Je n'en serai pas là aujourd'hui !

Mais tout de même, une ombre au tableau : sans lait, pas de fromages, n'est-ce pas ?

Les difficultés ont surgi plutôt là où je ne m'y attendais pas : l'approvisionnement du lait. Il n'existe qu'une seule et unique ferme, qui vend tout son lait à une seule et unique laiterie. Le réseau est fermé et je n'ai pas réussi au début à convaincre la ferme de me vendre son lait au lieu de passer par la laiterie. C'est normal, en même temps : je suis une jeune femme, qui arrive de France, et je demande à ce qu'ils me vendent du lait... C'est compréhensible qu'ils m'aient regardée avec réserve !

Comment ai-je réussi à me faire prendre au sérieux ? Il a fallu que je fasse mes preuves : à force de ténacité, de persévérance, je suis restée, j'y suis retournée... Ils ont fini par comprendre que je n'avais pas prévu de repartir en France et que ce projet n'était pas qu'un hobby de femme désoeuvrée ! Peut-être que si j'avais été un homme, j'aurais perdu moins de temps à faire comprendre que ce projet avait de l'avenir et que j'étais capable de le mener à bien. Du côté de la laiterie, la négociation a été plus compliquée. Le sentiment de concurrence et quelques incompréhensions par rapport à mon projet ont fermé les vannes. Un mois après mon installation dans l'atelier-relais, la laiterie me diminuait les quantités de lait. J'en suis réduite à transformer des quantités presque ridicules. À ce train-là, impossible donc de répondre à la demande toujours croissante, impossible de se développer, donc impossible de se projeter dans une installation future.

Donc, toutes ces aides pour quelques litres de lait... quel dommage !

Pendant un an, je n'ai pas avancé sur l'approvisionnement du lait, pour des raisons que je ne maîtrisais plus, notamment sanitaires et réglementaires. J'ai fait appel à la Chambre d'agriculture. Elle m'a beaucoup aidée à me faire entendre auprès des institutions qui pouvaient faire bouger les choses. Il a fallu s'armer de patience, et ne pas baisser les bras. Depuis ce début d'année, la Direction de l'Agriculture a accepté de m'accompagner dans les procédures. Depuis maintenant une semaine, la situation semble se débloquer. J'ai bon espoir qu'un jour je puisse produire mon propre lait !

Merci beaucoup pour votre attention.

[Applaudissements.]

Mariana ROYER

Fondatrice des Laboratoires Bio Forextra Inc., Présidente de Bio Stratège Guyane, Promotrice du projet Laboratoire AmazonActiv

(Guyane)


« La filière des ingrédients naturels, un moteur de développement économique
et durable de la Guyane française »

Bonjour à tous. C'est un honneur d'être présente à ce colloque. Je remercie les délégations aux outre-mer et aux droits des femmes pour son organisation.

Je suis docteure en chimie des produits naturels, une phytochimiste amoureuse de la forêt et des arbres et de toutes les ressources naturelles que nous offre la terre. Je suis arrivée au Québec après une thèse sur les bois amazoniens, après avoir découvert ce fabuleux pouvoir magique des arbres, qui contiennent des molécules faites pour nous soigner.

[Un powerpoint est projeté pendant cette intervention.]

Après avoir découvert le potentiel chimique et biologique des arbres, je suis partie faire un post-doctorat au Québec. Je précise que 60 % du territoire y est constitué de forêts (ce taux atteint 90 % en Guyane). L'industrie forestière affiche un pouvoir économique important. Or on ne s'intéresse au bois que pour le bois de construction et le papier. Les autres parties, non utilisées, ne sont pas valorisées. Des dizaines de millions de tonnes de bois partaient en biomasse, d'abord enfouies sous terre. Puis, en 2010, pendant mon post-doctorat, le gouvernement a cherché une solution de diversification, pour faire quelque chose du bois. Il s'est adressé à mon laboratoire, qui m'a donné le mandat de produire une revue de littérature sur ce qu'il était possible de faire avec les résidus du bois.

J'ai découvert que ce matériau, considéré comme un résidu par l'industrie forestière, était en réalité une « mine verte ».

Après avoir récolté le bois, la première transformation qui consiste à séparer la fibre et le bois d'oeuvre génère un certain nombre de résidus. Les copeaux et les fibres sont agglomérés pour faire des panneaux. En revanche, on ne sait pas quoi faire des écorces. En 2011, un investissement a été engagé dans la biomasse énergie, ce qui consistait à produire de l'énergie électrique en brûlant cette biomasse. Il faut savoir que l'énergie électrique reste peu chère au Québec, car l'eau y est abondante. De mon côté, je m'étais concentrée dans mes recherches sur l'écorce, qui est la partie la plus riche du bois en termes de chimie. Ce sont les écorces qui contiennent les teneurs en extraits, en antioxydants, en anti-inflammatoires et en antibactériens les plus élevées, car l'écorce est la peau de l'arbre. C'est elle qui le protège des agressions environnementales extérieures (UV, insectes, termites, etc. ).

J'ai alors proposé au gouvernement québécois de développer une filière transversale, verticale, implantée en marge de la combustion pour l'électricité, en dérivant les écorces vers une usine d'extraction. J'ai choisi la cosmétique au moment du lancement de ma start-up , en 2013, car les consommateurs exigent de l'industrie cosmétique qu'elle soit de plus en plus verte.

Ces ingrédients peuvent aussi s'appliquer à de nombreux autres marchés (le marché pharmaceutique, l'alimentation animale, etc. ). En s'implantant dans un site de cogénération qui existe déjà, on peut non seulement recycler nos déchets après l'extraction pour les brûler et produire de l'énergie, mais aussi utiliser cette énergie pour faire tourner l'usine d'extraction. Il s'agit alors d'une double économie circulaire.

Depuis, ma compagnie a été rachetée par une compagnie multinationale. Il a d'abord été difficile de leur faire comprendre mon projet. Leurs représentants ne le comprenaient pas, tant vis-à-vis de la chimie que de la cosmétique. À la tête des empires cosmétiques, étonnamment, on trouve surtout des hommes. J'ai dû commencer par collaborer avec des scieurs, qui m'ont donné leurs déchets avant de s'y intéresser. J'ai même montré que j'étais capable de payer dix fois le prix que ce qu'ils leur rapportaient pour la biomasse énergie.

Transformer cette matière, l'écorce, n'était pas facile. Aucune filière sur place n'était capable au départ de sécher, broyer ou tamiser la matière première, d'autant qu'il fallait calibrer les écorces, pour ne pas les mélanger. J'ai dû trouver des scieries qui respectaient un cycle de production bien particulier, pour des espèces bien particulières, car mon marché demande un certain niveau de standardisation et un certain niveau de qualité.

Par ailleurs, la filière d'extraction n'existait pas. J'ai dû trouver une façon de préconditionner mes écorces et de les mettre sur un bateau pour les envoyer en France, qui affiche une avance de trente ans en matière d'extraction végétale, avant de lancer ma première gamme d'extraits, en 2016. J'ai fait le tour du monde pour vendre ce concept. J'ai monté la filière de la ressource jusqu'au marché, jusqu'aux produits finis.

Arrivée sur le marché de la commercialisation, j'ai dû gérer de nouveaux défis, comme la couleur ou l'odeur des extraits. La cosmétique n'était en effet pas habituée à ce type de matériaux, considérés au départ comme des déchets. Il a fallu militer et raconter l'histoire des arbres, pour finalement rappeler qu'ils recyclent notre air. C'est ainsi que j'ai reçu des prix et que j'ai pu intéresser les grands groupes.

Aujourd'hui, je tiens à exporter ce modèle en Guyane, à une plus large échelle. J'ai refusé pour cela de travailler pour les grands groupes. Je veux faire comprendre combien les ressources en Guyane sont incroyables ! Je mène des actions de lobbying sur place depuis 2014. Je rencontre des entrepreneurs qui travaillent déjà à proximité de la ressource naturelle, pour leur expliquer qu'il s'agit d'une chaîne de valeur. Il est impossible de tout faire seul. On ne peut pas être à la fois agriculteur, transformateur, chimiste, biologiste, formulateur, commercialisateur et distributeur. Il faut créer des collaborations. Dans chaque corps de métier, des emplois peuvent être créés, chez les collecteurs, les transformateurs de matières premières qui peuvent être présents sur des marchés de négoce de plantes, des producteurs d'ingrédients naturels qui peuvent toucher les nutraceutiques, les cosmétiques, les adhésifs ou les anticorrosifs. Je pourrais vous citer de nombreux autres marchés.

Il y a aussi les fabricants de produits finis, qui formulent ces ingrédients dans leur marché d'application et qui s'adressent à des consommateurs. Telles sont les notions que j'ai voulu apporter en Guyane en créant la société Bio Stratège Guyane et en implantant un laboratoire de services. Ce dernier a pour mission d'aider ces entrepreneurs dans différents secteurs de la chaîne de valeur, pour leur faire comprendre où ils sont situés et les spécialiser dans leur corps de métier. Tel est mon objectif. J'irai jusqu'au bout !

Je vous remercie.

[Applaudissements.]


* 2 « Mayotte, les combattantes », documentaire de Claire Perdrix projeté le mercredi 21 février 2019 au Palais du Luxembourg.

* 3 http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/53467_1

* 4 Linda Bedouet : « Néo-paysannes, dix femmes engagées témoignent  - Du métro aux récoltes sauvages, rencontre avec dix femmes libres et innovantes » - Rustica , 2019.

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