C. UNE POLITIQUE DE SURVEILLANCE ET D'ENTRETIEN QUI PRÉSENTE DES LIMITES

1. Une politique de gestion des ponts de l'État largement perfectible
a) Une méthode d'évaluation des ponts qui présente des limites

L'État dispose d'une politique de gestion lui permettant de connaître l'état de ses ponts et son évolution 60 ( * ) .

Le cadre général de cette gestion est fixé par l'Instruction technique pour la surveillance et l'entretien des ouvrages d'art (ITSEOA) 61 ( * ) . Cette instruction prévoit la mise en oeuvre d'une politique de surveillance des ouvrages, qui repose notamment sur un contrôle annuel des ouvrages par une inspection visuelle, ainsi que sur des visites d'évaluation de l'état des ouvrages, et définit le cadre d'une politique d'entretien des ouvrages. Sur la basse des classes d'état et de l'évolution estimée des ouvrages d'art, les directions interdépartementales des routes (DIR) établissent une programmation pluriannuelle des travaux 62 ( * ) et mobilisent leurs équipes spécialisées.

Cette politique de gestion présente néanmoins des insuffisances, illustrées récemment par l'accident du pont de Gennevilliers .

La méthode d'évaluation utilisée repose en effet sur l'inspection visuelle des ouvrages à l'aide de catalogues de défauts, permettant de définir une note d'état pour chaque ouvrage. Or, ce suivi des dégradations visibles n'est pas suffisant pour détecter certaines pathologies qui se développent à l'intérieur des matériaux alors même que le Cerema précise que « la rupture [d'un ouvrage] peut intervenir parfois sans signe précurseur » 63 ( * ) .

Le cas du pont de Gennevilliers , dont un des murs de soutènement s'est effondré sans que les inspections visuelles n'aient pu le détecter, en est un exemple 64 ( * ) . Le 15 mai 2018, une partie du mur de soutènement en terre armée de la culée nord du viaduc de Gennevilliers, situé à hauteur d'Argenteuil, qui porte les voies de circulation de l'autoroute A15 en direction de Paris, s'est effondrée. Une défaillance du dispositif d'assainissement de l'ouvrage a conduit à des infiltrations d'eau dans une partie du mur, entraînant à une corrosion des armatures et à leur cassure soudaine 65 ( * ) . Or la dernière évaluation visuelle du mur, effectuée en 2016, ne faisait apparaître aucun risque apparent de dégradation de la structure

Lors de son audition, la Direction des infrastructures de transport (DIT) du ministère des transports a ainsi souligné qu'il est nécessaire d'évoluer vers une politique de gestion du risque pour adapter la surveillance et l'entretien des ponts .

Le Cerema a ainsi développé une méthodologie d'analyse de risques sur plusieurs types de structures pour lesquels l'observation seule a été jugée insuffisante 66 ( * ) .

Mais l'audit externe du réseau routier national non concédé d'avril 2018 révèle que cette notion d'analyse de risque n'est intégrée que de manière informelle à l'heure actuelle dans la conception des ouvrages d'art , et que le ministère « ne l'a pas encore formalisée dans ses processus de prises de décision et ne s'est pas doté d'une politique des risques décrivant les enjeux et les seuils déterminant pour discriminer les risques en termes de probabilité et de gravité ».

La mission constate que l'analyse de risque est donc insuffisamment prise en compte dans ses multiples dimensions pour la programmation des opérations de maintenance.

Autre élément de faiblesse de la politique de gestion de l'État, le sous-entretien chronique des ouvrages se traduit par des coûts de réparation en aval très importants (« dette grise »).

Comme l'a indiqué l'association Ingénierie de maintenance du génie civil (IMGC) lors de son audition par la mission, une absence ou une insuffisance d'entretien explique que certains ouvrages nécessitent des réparations lourdes ou soient démolis alors même qu'ils n'ont que quarante ou cinquante ans d'existence : « des actions comme le maintien en bon état des étanchéités, pour éviter des infiltrations d'eau, des joints de chaussée, peinture des parties métallique pour éviter leur corrosion ou la dévégétalisation sont essentielles pour maintenir voire prolonger la durée de vie des infrastructures ».

b) Des tensions sur les effectifs consacrés à l'entretien des ouvrages d'art

Interrogé par la mission, le ministère des transports a indiqué qu'il était difficile de quantifier précisément le nombre d'agents affectés aux missions de surveillance et d'entretien des ouvrages d'art 67 ( * ) au sein des DIR, tout en relevant qu'il existe une tension sur les effectifs.

D'après l'audit externe, certaines DIR rencontrent ainsi des difficultés à mener à bien leurs missions en raison d'un personnel technique insuffisant , notamment pour la programmation des travaux et le suivi des études techniques. Le domaine des ouvrages d'art « est vraisemblablement le domaine qui souffre le plus de ces lacunes en ressources humaines ».

Comme l'a indiqué la Direction des infrastructures de transport (DIT) du ministère des transports lors de son audition, cette tension est d'autant plus problématique que le vieillissement des ouvrages et les besoins d'entretien croissants nécessiteront à l'avenir davantage de spécialistes .

Elle concerne également les établissements publics qui apportent une expertise en matière de surveillance et d'entretien des ouvrages d'art que sont le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) et l'Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux (Ifsttar).

Les effectifs consacrés par le Cerema aux ouvrages sont d'environ 280 agents . Les ressources humaines de l'établissement n'ont toutefois cessé de diminuer ces dernières années.

Dans ses réponses au questionnaire de la mission, le Cerema indique qu'il « existe déjà des faiblesses sur certains secteurs (équipements, buses, assistance à la gestion patrimoniale) qui limitent le développement de la stratégie d'évolution du Cerema au service de la gestion du patrimoine » 68 ( * ) . Aussi, la poursuite d'une telle baisse pourrait induire rapidement une perte de compétences de l'établissement en plus de réduire ses capacités d'intervention à terme.

Or, les services de l'État ont recours au Cerema pour la mise en oeuvre de la politique d'entretien de son réseau 69 ( * ) . Compte tenu de cette réduction d'effectifs, l es DIR ont tendance à recentrer les demandes qu'elles adressent au Cerema en priorité sur les tâches à haute plus-value technique et à recourir plus fréquemment à la sous-traitance des bureaux d'études privés.

De même les effectifs de l'Ifsttar travaillant dans le domaine des ouvrages d'art - 60 agents et 30 chercheurs - ont été fortement réduits ces dernières années .

c) La raréfaction des compétences en matière d'ingénierie spécialisée

Plus généralement, la mission a pu constater au cours de ses travaux qu'il existait un problème de raréfaction des compétences en matière d'ingénierie spécialisée.

La mission s'inquiète en particulier d'une apparente réduction de l'attractivité des carrières d'ingénieur en génie civil et construction alors même que le recrutement de personnels compétents est déterminant pour la préservation du patrimoine routier national, que ce soit au stade de l'entretien ou des réparations.

Ainsi, en 2018, sur 164 étudiants issus de première année, 31 ont souhaité prolonger leur formation en génie civil, l'un des six départements de l'école. Lors de son audition par la mission, l'École des Ponts - Paris Tech a également souligné un manque de soutien pour la recherche fondamentale , qui pourrait être préjudiciable à l'innovation dans le secteur des ouvrages d'art, que ce soit au stade de la surveillance de ces ouvrages (drones, capteurs, modèles de calcul) ou de leur entretien (méthodes, matériaux).

La mission estime par conséquent qu'il est essentiel de porter une attention à la formation de personnels spécialisés dans la construction et l'entretien des ouvrages d'art en revalorisant les filières techniques.

2. Des difficultés rencontrées par les départements pour mettre en place des politiques de gestion de leurs ponts
a) Des méthodes de gestion des ponts hétérogènes

D'après les informations recueillies par la mission, les départements disposent, pour la plupart, des personnels leur permettant de définir une politique de surveillance et d'entretien des ouvrages d'art en régie .

Ainsi, l'ensemble des départements interrogés par l'ONR a indiqué recourir principalement à l'une des trois méthodes de gestion suivantes : l'ITSEOA, utilisé à plus de 60 %, parfois dans des versions adaptées, la méthode départementale (MD) 70 ( * ) et la méthode VSC 71 ( * ) .

Par ailleurs, la quasi-totalité des départements interrogés a indiqué utiliser une méthode d'évaluation de l'état du patrimoine, avec une prédominance de la méthode IQOA ou de ses adaptations. Ces référentiels techniques leur permettent d'évaluer l'état des ouvrages et d'en suivre l'évolution . Le rapport de l'ONR relève ainsi que 50 % des départements ayant répondu à l'enquête indiquent effectuer une visite chaque année de leurs ponts, au minimum sur les ouvrages en mauvais état ou de type particulier . L'autre moitié des départements déclare visiter ses ponts dans le cadre d'une visite d'évaluation ou d'une inspection détaillée tous les deux à neuf ans, soit un délai qui peut être assez long.

b) Des difficultés liées à un manque de personnel

Les effectifs « voirie » des départements représentent en moyenne 13 % des effectifs totaux 72 ( * ) .

La mission a été sensibilisée à la perte de compétences techniques des départements, qui rencontrent des difficultés à recruter et à conserver des ingénieurs spécialisés dans les ouvrages d'art.

Lors de son audition au Sénat, l'Assemblée des départements de France (ADF) a indiqué que « les départements estiment pour une grande majorité avoir les moyens techniques et humains nécessaires pour suivre et organiser l'entretien de ce patrimoine. Cependant, 21 % évoquent des difficultés liées au manque de personnel , notamment au fur et à mesure des départs à la retraite, nos budgets de fonctionnement étant sous pression. Peu de compétences sont par ailleurs disponibles dans le domaine très pointu des ouvrages d'art ».

c) Un problème de perte des archives relatives à certains ponts

La mission a été alertée à plusieurs reprises au cours de ses travaux sur une difficulté supplémentaire rencontrée par les gestionnaires de voirie : la perte des archives liées aux ponts.

Il arrive, en effet, que les documents techniques relatifs à la conception, au dimensionnement et à l'exécution des ponts aient été perdus, de même que les informations relatives aux opérations d'entretien et aux travaux qui ont été effectués sur l'ouvrage. Cette perte concerne particulièrement les ouvrages anciens, mais aussi ceux qui ont été transférés de l'État aux départements à l'occasion des vagues de décentralisation routière intervenues dans les années 1970 et 2000 73 ( * ) .

Le manque de connaissance de l'histoire du pont complique les opérations de surveillance et d'entretien, et nécessite parfois de procéder à des investigations coûteuses pour reconstituer les éléments techniques, en réalisant notamment des prélèvements de matériaux dans l'ouvrage.

Le Cerema considère pour sa part que « les économies possibles sur les coûts de diagnostic et de réparation des ouvrages en fonction de l'existence ou non d'un dossier d'ouvrage sont telles qu'il est indispensable de rechercher les éléments de dossiers égarés » 74 ( * ) .

En résumé : la dégradation des ponts s'explique par leur vieillissement mais également :

1. par un sous-investissement chronique dans leur entretien :

- l'État a consacré en moyenne 45 millions d'euros par an à l'entretien de ses ouvrages d'art ces dix dernières années. Le maintien de ce montant conduirait à doubler le nombre d'ouvrage en mauvais état dans les dix prochaines années. 120 millions d'euros par an devraient, selon des audits convergents, être consacrés à cet entretien pour enrayer la dégradation des ouvrages ;

- après une croissance régulière entre 2006 et 2013, la période récente est marquée par une chute des dépenses de voirie des collectivités territoriales de 30 % entre 2013 et 2017, pour atteindre 11,7 milliards d'euros.

2. par un manque de compétences techniques :

- les directions interdépartementales des routes (DIR) ont des difficultés à mener à bien leurs missions en matière d'entretien des ponts en raison d'un personnel technique insuffisant, au regard des besoins croissants ;

- les départements sont également confrontés à une perte de compétences techniques et à la difficulté de recruter des ingénieurs spécialisés dans les ouvrages d'art. 21 % des départements interrogés par l'Assemblée des départements de France évoquent des difficultés liées au manque de personnel.

3. par une politique de gestion perfectible :

- l'État est doté d'un référentiel technique pour la gestion de ses ponts, qui prévoit notamment un cycle de visites régulières. Mais la méthode d'évaluation des ponts, qui repose sur une inspection visuelle, est insuffisante car elle ne permet que de suivre les dégradations visibles ;

- les gestionnaires de voirie peuvent être confrontés à des pertes d'archives, qui compliquent les opérations de surveillance et d'entretien et nécessitent de procéder à des investigations coûteuses pour reconstituer les éléments d'information techniques.


* 60 Voir annexe 2.

* 61 La circulaire du 16 février 2011 fait de l'ITSEOA le cadre technique de référence devant être appliqué par les gestionnaires des ouvrages d'art que sont les directions interdépartementales des routes (DIR) s'agissant du réseau routier national non concédé.

* 62 Les programmes d'amélioration d'itinéraire (PAI) permettent de planifier les entretiens coordonnés pour les trois domaines chaussés, ouvrages d'art et équipements, en définissant les volumes de travaux.

* 63 Réponse au questionnaire de la mission.

* 64 Voir annexe 3.

* 65 Réponse du ministère auprès du ministre d'État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargé des transports à la question écrite n° 05057 de Mme Jacqueline Eustache-Brinio.

* 66 Ponts à poutres précontraintes de type VIPP, buses, murs en terre armée.

* 67 Les agents des DIR sont soit dans une cellule centralisée de la DIR, soit en districts ou centres d'entretien et d'intervention (CEI). Les activités « ouvrages d'art » des agents d'exploitation et des encadrants ne recouvrent le plus souvent qu'une fraction de leur activité, selon la DGITM.

* 68 Réponse au questionnaire de la mission.

* 69 Le Cerema apporte son soutien :

- à l'échelle centrale, par l'apport de son appui et de son expertise technique dans l'élaboration des différentes méthodologies et guides opérationnels ;

- au sein des DIR, en assumant les prestations de l'étude et les qualifications des sections à entretenir et la définition des solutions d'entretien.

* 70 La « méthode départementale » est une méthode développée par le Cerema de gestion des ouvrages d'art adaptée aux spécificités du patrimoine des collectivités. Elle couvre les différents aspects de la gestion des ouvrages (surveillance, évaluation de l'état, programmation des actions de maintenance, aide à la définition d'une politique budgétaire).

* 71 La méthode VSC a été développée en 1999 par le laboratoire régional des ponts et chaussées d'Angers, avec l'appui du laboratoire régional de l'ouest parisien, afin de répondre initialement aux besoins spécifiques des villes en matière de gestion des ouvrages d'art. Son champ d'application a progressivement été élargi à d'autres types de patrimoines.

* 72 Observatoire national de la route (ONR), Rapport 2018.

* 73 En 1972, l'État a transféré aux départements la responsabilité de la gestion de 55 000 kilomètres de routes nationales secondaires. En application de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, 18 000 kilomètres de routes supplémentaires ont été transférés aux départements.

* 74 Cerema, Surveillance et entretien courant des ouvrages d'art routiers - Guide technique à l'usage des communes, septembre 2018.

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