PREMIÈRE PARTIE :
LE SYSTÈME ALIMENTAIRE FRANÇAIS : ÉTAT DES LIEUX, TENDANCES ET PHÉNOMÈNES ÉMERGENTS

Construire une vision prospective de l'alimentation suppose d'analyser le système alimentaire actuel pour y rechercher les facteurs de permanence ou d'évolution. C'est l'objet de la première partie de ce rapport.

I. UNE ALIMENTATION QUI PORTE LA MARQUE DE LA TRANSITION ALIMENTAIRE DU XXE SIÈCLE

Il s'est produit au cours du XX e siècle une transition alimentaire caractérisée, sur le plan nutritionnel, par une élévation forte de la disponibilité calorique individuelle moyenne et par une diversification du régime alimentaire (avec un recul des céréales et des légumes secs et une augmentation concomitante des apports d'origine animale) 1 ( * ) . Sur un plan économique, cette transition correspond à l'industrialisation du système alimentaire et à son intégration complète aux marchés. L'agriculture est ainsi devenue plus intensive du fait de la mécanisation, de l'utilisation massive d'intrants chimiques et d'une sélection variétale systématique. L'industrie est devenue son débouché principal, tandis qu'un système de distribution, organisé lui-même sur un mode industriel, s'est mis en place pour approvisionner une population de plus en plus urbanisée.

A. UNE MODIFICATION PROFONDE DU CONTENU DES ASSIETTES

1. Des apports alimentaires plus abondants et plus diversifiés

Le régime alimentaire a évolué en suivant les mêmes tendances dans l'ensemble des pays développés, même si la périodisation de ces évolutions varie légèrement en fonction des spécificités nationales. Dans le cas de la France, on observe, dans un premier temps, un fort accroissement de la ration calorique par tête pendant tout le XIX e siècle. Elle passe de 1700 Kcal par jour au début du XIX e siècle à plus de 3000 Kcal par jour avant la Première Guerre mondiale. Cette hausse des apports énergétiques est portée par l'ensemble des types d'aliments, mais ce sont les aliments traditionnels d'origine végétale (céréales et féculents) qui contribuent le plus à l'augmentation et qui restent donc à la base de l'alimentation. Ils représentent encore au début du XX e siècle les deux tiers des apports énergétiques.

À partir du début du XX e siècle, la ration calorique globale se stabilise à ce niveau élevé, tandis qu'un seconde tendance s'affirme : la diversification du régime alimentaire. La consommation de céréales, de féculents et de légumes secs est divisée par plus de deux pour atteindre son minimum dans les années 1980, alors que, dans le même temps, celle de produits animaux, de fruits et légumes, de corps gras et de sucre représente une part croissante des calories absorbées.

Cette diversification alimentaire s'accélère pendant les Trente Glorieuses. La consommation de viande et de poisson double entre 1950 et la fin des années 1980 pour s'approcher de 100 kg par personne et par an pour la première et atteindre 25 kg par personne et par an pour la seconde. La consommation de poisson se stabilise ensuite, tandis que la consommation de viande, après avoir atteint son point culminant à la fin des années 1990, entame ensuite un recul. La consommation de lait et de produits laitiers continue quant à elle à croître pendant quelques années, avant de reculer à son tour.

2. Une évolution du poids respectif de chaque famille de macronutriments

Sur un plan nutritionnel, les évolutions précédentes aboutissent à une baisse des apports glucidiques (leur part passe de 70 à 45 % de l'apport énergétique total entre le milieu du XIX e siècle et aujourd'hui) et à une hausse des apports lipidiques (dont la contribution passe de 16 % à 42 %). Dans les apports lipidiques, on observe en outre une hausse de la part des graisses saturées, souvent d'origine animale. Les apports protéiques restent pour leur part relativement stables (environ 13 % de l'apport calorique total), même si cette stabilité masque un effet de ciseau majeur : l'inversion de la part respective des protéines d'origine végétale et d'origine animale. Cette transition nutritionnelle s'achève dans les années 1980. On observe depuis lors une stabilisation de l'évolution des parts relatives des macronutriments dans l'apport énergétique.

3. Une alimentation de plus en plus fortement transformée

Depuis la première transition alimentaire, les aliments consommés par les êtres humains sont pour l'essentiel des aliments transformés. Dès lors en effet qu'on met en oeuvre un procédé de cuisson, de conservation ou d'extraction, on transforme l'apparence et les propriétés des aliments, notamment d'un point de vue chimique et bactériologique. L'alimentation issue de la quatrième transition alimentaire se caractérise cependant par le fait qu'une proportion très majoritaire des aliments est désormais transformée industriellement . De plus, parmi ces aliments industriels, les aliments ultra-transformés occupent une place croissante.

a) Les ménages ont externalisé la transformation des aliments à l'industrie

La consommation d'aliments transformés industriellement est liée à l'évolution générale des modes de vie : urbanisation, développement de l'emploi des femmes, allongement des trajets domicile-travail, etc. Elle répond au besoin des consommateurs de réduire le temps de préparation des repas. Ainsi, pour se limiter au cas de la France, le temps quotidien moyen consacré à faire la cuisine a été réduit de 18 mn entre 1986 et 2010, passant de 71 à 53 mn (soit un recul de 25 % en 15 ans 2 ( * ) ). Pour répondre à cette demande d'externalisation, l'industrie agroalimentaire a su innover et offrir des produits faciles d'emploi, consommables soit directement, soit moyennant un travail limité de transformation (réchauffage, assemblage). Dès 1960, on estime que 80 % des dépenses alimentaires des ménages étaient déjà issues de l'industrie agroalimentaire 3 ( * ) .

L'industrie agroalimentaire n'en a pas moins continué à se développer fortement dans les décennies suivantes en élargissant son offre grâce à un effort d'innovation incessant. L'Insee fait notamment le constat d'une diversification et d'une complexification des transformations opérées sur les aliments entre les années 1960 et 2000 4 ( * ) . Les surgelés apparaissent et se généralisent au fur et à mesure que les ménages s'équipent en réfrigérateurs et congélateurs. Les plats préparés, formulés de façon plus complexe, se développent considérablement. Ce phénomène concerne toutes les catégories d'aliments. Les légumes, qui sont d'abord vendus en conserves, gagnent le rayon des surgelés, puis intègrent des plats composés. Les produits laitiers sont également consommés sous une forme de plus en plus élaborée 5 ( * ) . Les plats préparés à base de poisson et de viande, inconnus dans les années 1950, se multiplient et font l'objet d'un véritable engouement. Les confiseries, les pâtisseries, les boissons sucrées deviennent des incontournables des rayonnages alimentaires 6 ( * ) . Dans le même temps, la consommation de produits bruts ou frais stagne ou recule.

7 ( * )

b) Une place croissante accordée aux produits ultra-transformés

Une des évolutions marquantes de l'alimentation contemporaine concerne le degré de transformation des aliments. Il s'est produit un passage de la transformation à l'ultra-transformation 8 ( * ) . Les procédés qui conduisent à classer certains aliments dans la catégorie « ultra-transformé » sont par exemple le chauffage à haute température, l'hydrogénation ou le prétraitement par friture. C'est également le recours à des additifs, tels que les colorants, les émulsifiants, les texturants ou les édulcorants 9 ( * ) . Les aliments ultra-transformés incluent par exemple les pains et brioches industriels pré-emballés, les soupes de légumes instantanées en poudre, les barres chocolatées, les biscuits apéritifs, les sodas et boissons sucrées aromatisées, les nuggets de volaille et de poisson ou encore les légumes industriels cuits ou frits, marinés dans des sauces et/ou avec des arômes ou texturants ajoutés. De même, les viandes salées, comme les saucisses et le jambon, sont considérées comme des aliments ultra-transformés quand ils incorporent aussi des nitrites et des conservateurs ajoutés.

Ces aliments ultra-transformés représentent désormais plus de la moitié des apports caloriques dans certains pays. En France, ce taux est de 30 à 35 %.

Cette croissance s'explique par le fait que l'ultra-transformation est prisée par les agro-industries pour ses effets sur le goût et l'apparence des produits, ainsi que pour son intérêt en matière de conservation ou de gains de temps pour le consommateur final. On peut souligner qu'elle est par ailleurs fréquemment associée à des formulations riches en sel, sucre et acides gras saturés et pauvres en fibres et vitamines, de sorte qu'en moyenne les aliments ultra-transformés sont d'une qualité nutritionnelle faible.

c) Un essor de la consommation hors domicile

L'essor de la consommation hors domicile est un autre aspect important de la transformation des modes de consommation alimentaire. En 2014, les ménages en France ont consacré à l'alimentation hors domicile 26 % de leur budget alimentaire, soit 59 milliards d'euros, contre seulement 14 % en 1960 10 ( * ) . Alors que les repas hors foyer ne représentaient qu'un repas sur vingt en 1958, ils représentent désormais plus d'un repas sur cinq. Comme le recours aux plats prêts à manger fournis par l'industrie, la prise des repas hors domicile correspond à une forme d'externalisation des tâches alimentaires pour les personnes soumises aux contraintes de temps caractéristiques des modes de vie contemporains. Néanmoins l'encouragement au télétravail suite à la crise sanitaire infléchira peut-être ce type de consommation.

4. Un mix paradoxal de diversité et d'homogénéité

Sur le plan du goût, la transition alimentaire du XX e siècle a débouché également sur un mix paradoxal de diversité et d'uniformité des aliments.

D'un côté, l'intégration aux marchés du système alimentaire et le passage à une organisation industrielle des activités de production, transformation et distribution ont conduit à concentrer l'alimentation sur un nombre très réduit de produits végétaux et animaux de base. Aujourd'hui, 75 % de l'alimentation de l'humanité provient de seulement 12 plantes et 5 espèces animales 11 ( * ) . Ces produits sont de surcroît cultivés ou élevés à partir d'un nombre lui-même très réduit de variétés ou d'espèces, sélectionnées pour leur productivité, leur robustesse ou leur apparence. La transition alimentaire du XX e siècle s'est ainsi accompagnée d'une (quasi) disparition des espèces et des variétés locales. Au cours des cent dernières années, on estime que 90 % des variétés de plantes cultivées ont disparu des champs des agriculteurs.

Cette extrême concentration du sourcing alimentaire sur quelques espèces et quelques variétés n'est cependant pas perçue comme un appauvrissement par les consommateurs et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, la mesure de la diversité alimentaire dépend fortement de l'échelle à laquelle on l'observe. Il y a un siècle, l'offre agricole mesurée à l'échelle nationale était sans doute beaucoup moins standardisée qu'aujourd'hui, puisqu'on comptait dans le pays davantage de variétés de chaque espèce végétale ou animale. Toutefois, comme les circuits d'approvisionnement étaient essentiellement locaux, les consommateurs n'avaient pour leur part accès qu'aux produits locaux. Ils mangeaient donc en réalité à peu près toujours la même chose. À l'échelle individuelle des consommateurs, l'accès à des marchés plus larges a donc permis d'accroître la diversité des approvisionnements.

De fait, un consommateur occidental moyen, dans les grands centres urbains, peut désormais accéder aux aliments de toutes les régions et même du monde entier, même si ces produits ne représentent en définitive qu'une faible part de son alimentation. Il peut également trouver à peu près tous les aliments à tous les moments de l'année en raison d'une désaisonnalisation poussée de l'offre alimentaire. Enfin, même si l'alimentation contemporaine repose très majoritairement sur un petit nombre d'ingrédients de base fortement standardisés, ces ingrédients sont accommodés et présentés sous une telle variété de formes et de styles par les industries de transformation et les professionnels de la restauration que c'est le sentiment de variété qui domine.


* 1 Cette transition est la quatrième à l'échelle de l'Histoire. Les trois premières correspondent, pour la première, au passage du cru au cuit, il y a environ 500 000 ans ; pour la deuxième, à l'invention de l'agriculture, il y a 10 à 12 000 ans, et, pour la troisième, à la constitution de Cités-État en Mésopotamie, il y a environ 5000 ans, qui s'accompagne d'une division du travail entre agriculteurs et nouveaux métiers de la transformation et du commerce alimentaires. Cf Académie d'Agriculture de France, « Transition alimentaire : pour une politique nationale et européenne de l'alimentation durable orientée vers les consommateurs, les filières et les territoires », 2 octobre 2019.

* 2 Thibaut de Saint Pol, Le temps de l'alimentation en France, Insee Première, No 1417, 2012

* 3 P. Etiévant, F. Bellisle, J. Dallongeville, F. Etilé, E. Guichard, M. Padilla, M. Romon-Rousseaux, Les comportements alimentaires. Quels en sont les déterminants ? Quelles actions, pour quels effets ? Expertise scientifique collective, INRA, 2010

* 4 Christine Monceau, Élyane Blanche-Barbat, Jacqueline Échampe, La consommation alimentaire depuis quarante ans de plus en plus de produits élaborés, Insee Première, N° 846 ; 2002

* 5 La demande de yaourts et desserts lactés, marginale au début des années 1960, est multipliée par 15 entre 1960 et 2000 !

* 6 La consommation par habitant de limonades et de sodas augmente de 4, % par an en moyenne de 1960 à 2000. Celle de glaces et sorbets croît de plus de 10 % par an en moyenne dans les années 1970 et de près de 6 % dans les années 1980.

* 7 Dans ce graphique, les produits classés « santé forme » regroupent les aliments pour enfants et diététiques, soupes et potages, céréales pour petit déjeuner, eaux, jus de fruits et légumes. Les viandes préparées sont les charcuteries, plats préparés et conserves à base de viande. Les graisses brutes désignent beurre, huiles, margarines ; les produits bruts traditionnels, les pommes de terre, légumes secs, oeufs, farines, riz, pain, pâtes.

* 8 La classification NOVA, élaborée par des chercheurs de l'Université de São Paulo, est pionnière dans la définition de l'ultra-transformation et constitue aujourd'hui encore la référence dans ce domaine. Elle catégorise les aliments en quatre groupes : aliments peu ou pas transformés, ingrédients culinaires, aliments transformés et aliments ultra-transformés.

* 9 Par ailleurs, ces aliments contiennent souvent des substances provenant des emballages et sont susceptibles de véhiculer certains composés néoformés créés lors des processus de transformation.

* 10 Brigitte Larochette et Joan Sanchez-Gonzalez, Cinquante ans de consommation alimentaire : une croissance modérée, mais de profonds changements, Insee première, n° 1568, 2015

Céline Laisney, L'évolution de l'alimentation en France, Document de travail, n°56, Centre d'études et de prospective, Ministère de l'agriculture et de l'alimentation, 2012

* 11 Bioversity International, 2017. Mainstreaming Agrobiodiversity in Sustainable Food Systems: Scientific Foundations for an Agrobiodiversity Index. Bioversity International, Rome, Italy

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