LISTE DES RECOMMANDATIONS

Recommandation n° 1 : Établir, d'ici la fin de l'année 2020, au sein de groupes de travail associant toutes les directions générales de la Commission européenne, des cartographies sectorielles destinées à servir de base de travail aux enquêtes menées par la DG Concurrence dans le cadre du contrôle des concentrations et de l'identification de pratiques anti-concurrentielles.

Ce diagnostic partagé de l'état des marchés analyserait en particulier :

- L'état de la concurrence et de la concentration du secteur, en particulier l'existence d'acteurs systémiques ou quasi-monopolistiques et la prévalence d'acquisitions tueuses ;

- Les comportements anti-concurrentiels et les pratiques déloyales observées ou suspectées dans le secteur étudié, en identifiant particulièrement les cas relevant d'acteurs économiques établis dans des pays tiers ;

- L'état des flux commerciaux dans ce secteur, en mettant particulièrement en lumière barrières commerciales ou pratiques de dumping et de subventions existantes ou potentielles, et les instruments de défense commerciale déjà mobilisés par l'Union européenne sur ces flux.

Recommandation n° 2 : Réunir de manière systématique, dès réception par la Commission de la notification d'une opération de concentration soumise à une autorisation préalable, ou dès le lancement d'une instruction relative à des pratiques anti-concurrentielles, la DG Concurrence, la DG Commerce et la DG Marché intérieur afin d'établir un cadrage commun pour l'opération envisagée.

Des documents présentant les principaux axes d'analyse des différentes directions générales pourraient être établis à l'occasion de cette réunion puis publiés, dans le respect de la confidentialité des travaux de la Commission.

Recommandation n° 3 : Clarifier de façon systématique les composantes du critère du « bien-être du consommateur » au regard duquel la Commission européenne analyse les opérations de concentration et les pratiques anticoncurrentielles.

La Commission devrait également engager des travaux relatifs à l'intégration de nouvelles composantes dans ce critère, comme la compétitivité, le maintien de l'emploi la protection de l'environnement, la protection des données personnelles ou la souveraineté numérique.

Recommandation n° 4 : Allonger l'horizon temporel retenu par la Commission dans ses analyses, en le faisant passer de deux à cinq ans pour l'ensemble des opérations instruites, sauf exception dûment justifiée.

La Commission devrait en outre clarifier sa doctrine sur le poids qu'elle accorde dans son analyse à la concurrence potentielle future.

Recommandation n° 5 : Actualiser les lignes directrices de la Commission relatives à la définition du marché pertinent afin d'adapter les notions de « marché de produit » et de « marché géographique » à la nouvelle réalité économique.

En particulier, les lignes directrices devraient prendre en compte les bouleversements induits par le développement du numérique qui rend parfois caduques certaines notions comme le prix et en appelle de nouvelles pour appréhender notamment les effets de réseaux ou l'accès aux données.

Recommandation n° 6 : Rendre effectives dans les meilleurs délais les propositions du livre blanc de la Commission européenne en adaptant les textes et les lignes directrices de la Commission afin de lutter plus efficacement contre les comportements abusifs constatés sur le marché européen de la part d'entreprises actives dans des pays tiers.

Recommandation n° 7 : Ordonner effectivement et rapidement des mesures provisoires, dans les conditions prévues par le règlement (CE) n° 1/2003 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 101 et 102 du TFUE pour maintenir la concurrence dès lors que les comportements identifiés sont de nature à lui porter une atteinte grave, irréparable et immédiate.

Assouplir en outre ces conditions fixées par l'article 8 du règlement (CE) n° 1/2003 pour :

- Supprimer le standard de preuve du caractère irréparable du préjudice en conservant, dans l'esprit du texte français, le seul risque d'atteinte grave et immédiate ;

- Alléger l'exigence de constat prima facie d'infraction, en lui substituant le constat que la pratique relevée risque de porter une telle atteinte ;

- Élargir le champ des intérêts protégés justifiant des mesures provisoires en ne visant plus seulement l'atteinte aux règles de concurrence mais également, comme en droit français, l'atteinte à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante.

Recommandation n° 8 : Pour maintenir une concurrence effective en cas de concentration, préférer aux engagements structurels, dès que cela est possible, des engagements comportementaux précis, exigeants, vérifiables et révisables en tant que de besoin, définis à l'issue d'une analyse approfondie du marché et de la concurrence potentielle, en association avec les acteurs du marché.

La Commission devra mettre en place un suivi rigoureux de l'exécution de ces engagements et de leur pertinence afin de pouvoir sanctionner leur non-respect et les adapter, si nécessaire, aux évolutions du marché.

Recommandation n° 9 : Prendre en compte l'accès aux données dans la mesure du pouvoir de marché et compléter le droit européen pour renforcer les obligations ex ante des plateformes numériques (transparence, conditions équitables, portabilité des données, auditabilité, non-discrimination, loyauté...).

Recommandation n° 10 : Compléter la réglementation européenne et les réglementations nationales existantes afin de garantir la concurrence dans le secteur du numérique, en particulier au regard de l'existence d'acteurs structurants.

Il convient d'identifier ces acteurs numériques structurants à partir de critères précis, de leur imposer une obligation de notification préalable de toute acquisition en modifiant l'article 3 du règlement n° 139/2004 relatif au contrôle des concentrations et de prévoir l'évocation de l'opération, en tant que de besoin, par l'autorité nationale de la concurrence compétente ou la Commission selon le cas.

Recommandation n° 11 : Améliorer la réactivité et la capacité de suivi, par la DG Concurrence, de ses décisions, en particulier lorsqu'elles s'assortissent de remèdes structurels ou comportementaux.

Un tel suivi ex-post devrait lui permettre :

- D'analyser la pertinence des mesures correctrices décidées au regard des objectifs qui leur étaient assignés ;

- D'étudier l'impact effectif de ses décisions sur le niveau concurrentiel d'un marché et sur ses évolutions (modification des parts de marché, nouvel entrant, hausse ou baisse des prix, etc.) ;

- D'observer la réalisation, ou non, des hypothèses sur lesquelles ses analyses étaient fondées ;

- De faire évoluer, dans des cas similaires ultérieurs, l'application des différents concepts économiques (horizon temporel retenu au regard de la vitesse d'évolution d'un marché, probabilité d'une concurrence potentielle future au regard du soutien public dont un concurrent bénéficie à l'étranger, sur ou sous-évaluation des gains d'efficacité, prise en compte suffisante ou non de l'accès aux données, etc.) ;

- D'amender les remèdes comportementaux exigés d'une entreprise.

Recommandation n° 12 : Créer un Observatoire européen d'évaluation de la politique de la concurrence (OEEPC), placé sous l'autorité de la Commission européenne et indépendant de la DG Concurrence, chargé :

- De collecter au long cours les informations relatives à l'état et à l'évolution de la concurrence dans les secteurs économiques, notamment dans l'objectif d'actualiser les cartographies des secteurs (voir recommandation 1) et de fonder l'évaluation des décisions de la Commission ;

- De compiler et de tenir à jour une base de données des décisions de la Commission européenne en matière de concurrence et de la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne en la matière ;

- De suivre l'application des décisions de la Commission en matière de concurrence, et, à plusieurs échéances, de réaliser une évaluation de ces décisions en fonction notamment de leur impact sur les prix, le choix offert aux consommateurs, les flux commerciaux, la concentration du marché, la compétitivité des entreprises, l'emploi européen, la capacité d'innovation, la protection de l'environnement, ou la protection des données personnelles.

Cet Observatoire rendrait compte annuellement de ses travaux devant le Parlement européen.

I. LE DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE, CLÉ MÉCONNUE ET ÉPROUVÉE DU BON FONCTIONNEMENT DU MARCHÉ INTÉRIEUR

Compétence exclusive 1 ( * ) de l'Union européenne, les règles européennes de concurrence ont pour objectif de permettre un fonctionnement fluide et efficace du marché intérieur. Le droit européen de la concurrence est mis en oeuvre par la Commission européenne, précisément par sa Direction générale de la Concurrence, sous le contrôle du juge européen.

Afin d'assurer une allocation optimale des ressources, c'est-à-dire l'offre de la meilleure gamme de produits au meilleur prix, ce droit cherche à préserver un niveau de compétition économique qui satisfasse prioritairement le bien-être du consommateur. Ce faisant, il est destiné à contribuer à la croissance économique et à soutenir la compétitivité.

Quel que soit le secteur économique, mais tout particulièrement dans le secteur industriel, la capacité des entreprises à conquérir de nouveaux marchés ou de nouvelles parts de marché dépend de la combinaison entre la performance de leurs produits et leur prix.

Le but de ce droit est donc de veiller au maintien, dans le marché intérieur, d'une concurrence saine et loyale qui empêche, notamment, la constitution de monopoles non-naturels. Ces derniers sont en effet synonymes de diminution de l'incitation à innover pour les entreprises et d'augmentation des prix, au détriment du bien-être du consommateur. Lorsque de tels monopoles échappent aux entreprises européennes, c'est, in fine , la souveraineté industrielle de l'Union européenne qui se trouve menacée.

A. LE DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE : TROIS INSTRUMENTS DESTINÉS AU BON FONCTIONNEMENT DU MARCHÉ INTÉRIEUR ET AU BIEN-ÊTRE DU CONSOMMATEUR

1. La lutte contre les ententes et les abus de position dominante : socle du marché commun dès 1957

Influencée par le courant ordo-libéral allemand 2 ( * ) , la politique européenne de concurrence vise à atteindre l'objectif d'une « concurrence libre et non-faussée » qui figure dans le traité fondateur de 1957.

a) L'interdiction de certaines pratiques anticoncurrentielles, corolaire de la mise en place d'un marché commun

Dès les prémices de la construction européenne, l'entente et l'abus de position dominante sont considérés comme des atteintes au libre jeu concurrentiel, préjudiciables à l'intégration des économies en un seul marché commun et au bon fonctionnement de celui-ci.

(1) L'interdiction des ententes

Ainsi, aux termes de l'article 85 du traité de Rome 3 ( * ) , « sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun ». Ils peuvent prendre la forme d'une fixation directe ou indirecte du prix d'achat ou de vente, ou de la répartition des marchés ou des sources d'approvisionnement 4 ( * ) .

Il peut également s'agir d'actions visant à limiter d'un commun accord la production, l'investissement, l'innovation ou les débouchés. Dans une communication de griefs aux entreprises BMW, Daimler et Volkswagen en date du 5 avril 2019 5 ( * ) , la commissaire chargée de la politique de concurrence a ainsi rappelé que : « les entreprises peuvent coopérer de nombreuses manières pour améliorer la qualité de leurs produits. Les règles de concurrence de l'UE ne leur permettent cependant pas de s'entendre sur exactement le contraire : ne pas améliorer leurs produits, ne pas se livrer concurrence sur le plan de la qualité ».

Par voie de conséquence, les accords ou décisions prohibés par cet article sont nuls de plein droit. Toutefois, lorsque des pratiques concertées ou des accords contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, ils peuvent être autorisés.

(2) L'interdiction des abus de position dominante

Aux termes de l'article 86 du traité de Rome, « est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté 6 ( * ) , le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci ». L'objectif d'une telle interdiction est d'éviter l'exclusion de concurrents et, partant, le risque d'une augmentation des prix défavorable au consommateur.

Si le fait de bénéficier d'une position dominante 7 ( * ) n'est pas interdit en soi 8 ( * ) , un ensemble de responsabilités spécifiques incombe toutefois à l'entreprise, au premier rang desquelles celle de ne pas utiliser cette position dans le but de porter atteinte au niveau de concurrence effective.

Dès le début de la constitution du marché commun, l'« antitrust » européen vise donc, selon une logique économique libérale, à « éviter que des entreprises exploitent un pouvoir de marché qui n'est pas fondé sur les mérites, pour s'attribuer un profit indu 9 ( * ) ».

b) Une interdiction confirmée par le traité de Lisbonne
(1) Un objectif et des termes identiques

Les règles de l' « antitrust » européen ont bénéficié d'une remarquable stabilité durant le demi-siècle qui sépare les deux traités. Les articles 101 (entente) et 102 (abus de position dominante) du traité de Lisbonne reprennent en effet à l'identique 10 ( * ) les dispositions des articles 85 et 86 du traité de Rome de 1957.

(2) Une interprétation de plus en plus réaliste par le juge européen

L'interprétation et l'application de ces deux règles, tant par la Commission européenne que par la CJUE, ont toutefois évolué dans le temps.

Alors que l'interdiction des ententes vise les pratiques « qui ont pour objet ou pour effet » de porter atteinte à la concurrence, la CJUE est ainsi venue préciser l'interprétation de cette distinction : « s'agissant de la délimitation qu'il convient d'établir entre les pratiques concertées ayant un «objet» anti concurrentiel et celles ayant un «effet» anticoncurrentiel , il y a lieu de rappeler que celles-ci constituent des conditions non pas cumulatives, mais alternatives 11 ( * ) ». Une pratique n'ayant pas pour objet de porter atteinte à la concurrence mais qui aurait pourtant un tel effet est ainsi interdite au même titre que si les entreprises avaient expressément prévu de biaiser la compétition économique.

En outre, la Cour a considéré, au titre des ententes, que certains types de coordination entre entreprises « peuvent être considérés comme étant tellement susceptibles d'avoir des effets négatifs sur, en particulier, le prix, la quantité ou la qualité des produits et des services qu'il peut être considéré inutile [...] de démontrer qu'ils ont des effets concrets sur le marché 12 ( * ) ». Elle introduit ainsi une forme de présomption de distorsion de la concurrence pour certaines pratiques comme la fixation horizontale des prix ou la répartition de la clientèle entre entreprises.

En matière d'abus de position dominante , la CJUE a précisé, dans un revirement récent de jurisprudence 13 ( * ) , la philosophie générale de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE) et les éléments qui doivent être pris en compte dans l'analyse conduite par la Commission.

Elle rappelle en effet tout d'abord que cet article « n'a aucunement pour but d'empêcher une entreprise de conquérir, par ses propres mérites, la position dominante sur un marché » . Partant, « tout effet d'éviction ne porte pas nécessairement atteinte au jeu de la concurrence » et un tel effet peut tout à fait conduire à la disparition du marché d'un concurrent moins efficace en termes de prix proposé au consommateur, de qualité du produit ou d'innovation 14 ( * ) .

Elle juge ensuite qu'une pratique semblant constituer une exploitation abusive d'une position dominante n'est plus condamnable de plein droit dès lors que l'entreprise concernée démontre, preuves à l'appui, que son comportement n'a pas eu la capacité de produire les effets d'éviction reprochés 15 ( * ) . Une pratique n'est donc plus « par nature » condamnable : sa capacité à porter atteinte à la concurrence doit être démontrée 16 ( * ) . « Le message de la Cour est clair : toute entreprise leader de son marché et accusée par la Commission d'avoir évincé ses concurrents a le droit de se défendre sur le plan économique 17 ( * ) ».

2. Le contrôle des concentrations, introduit en 1989, au nom du bien-être des consommateurs

Instrument le plus récent de la politique de concurrence européenne, le contrôle des concentrations a été mis en place en 1989 pour accompagner et tenir compte de deux évolutions majeures :

• la chute du mur de Berlin , qui a entraîné la fin de la guerre froide et la réunification de l'Allemagne et ouvert aux entreprises de nouveaux marchés et perspectives de croissance. Ces nouvelles possibilités pouvaient représenter pour les entreprises une incitation forte à l'acquisition d'actifs dans ces pays ou à la fusion avec des acteurs économiques locaux afin d'accélérer leur pénétration du marché ;

• l'achèvement du marché intérieur , prévue pour le 31 décembre 1992, qui présentait également le risque que les entreprises se livrent à une course au rapprochement. L'objectif aurait été de gagner rapidement en taille afin de profiter de l'harmonisation du marché pour s'étendre , gagner en capacités de production et développer de nouveaux produits.

Le besoin d'un contrôle communautaire des concentrations est donc le fruit de ces évolutions. Lorsque les marchés étaient segmentés, protégés, de telles problématiques de concurrence existaient déjà en leur sein. Mais les acquisitions transfrontalières étaient particulièrement rares et ne requéraient donc pas de contrôle supranational.

a) Un contrôle qui s'apparente à un bilan coûts-avantages

Un rapprochement d'entreprises intervenant sur le même marché peut potentiellement avoir deux effets.

• d'une part, il est susceptible de diminuer l'intensité concurrentielle sur ledit marché et, partant, de conduire à une hausse des prix pour le consommateur. En effet, l'entité issue du rapprochement (en particulier lorsqu'il s'agit d'une fusion horizontale) augmente son pouvoir de marché, c'est-à-dire la possibilité que ses décisions soient insensibles aux actions et réactions des concurrents, des clients et des consommateurs 18 ( * ) . Dès lors, l'entreprise est en mesure d'« augmenter ses prix, de réduire l'offre de produits différenciés, de ne plus être soumise à l'«aiguillon concurrentiel» pour engager des actions de R&D 19 ( * ) ».

• d'autre part, une concentration peut générer d'importants effets économiques bénéfiques, en particulier accroître la compétitivité de l'entité issue du rapprochement et lui permettre de dégager davantage de gains d'efficacité économique (comme des économies d'échelle liées à la suppression de certains doublons), « qui peuvent se répercuter positivement sur la compétitivité globale de l'économie, sur la capacité d'innovation ainsi que sur le bien-être et le pouvoir d'achat des consommateurs 20 ( * ) ». Au-delà du strict cadre de l'analyse économique et du point de vue de la stratégie et de la souveraineté industrielles, le rapprochement d'entreprises européennes est en outre un levier essentiel pour atteindre la taille critique nécessaire dans la compétition mondiale.

Dès lors, le contrôle des concentrations, qu'il soit exercé par une autorité nationale ou par la Commission européenne, a pour objectif d'établir un bilan concurrentiel entre ces avantages et inconvénients dans le but de n'autoriser que celles qui ne portent pas atteinte à la pression concurrentielle sur un marché.

b) Un contrôle en deux phases

Le contrôle exercé par la Commission européenne sur les projets de concentrations a été modernisé par un règlement en 2004 21 ( * ) (cf. infra) .

Les entreprises doivent notifier leur projet à la Commission et s'abstenir de le mettre en oeuvre tant qu'elles n'y ont pas été autorisées, sous peine de sanction. Le 24 avril 2018, la Commission a ainsi infligé une amende de 124,5 millions d'euros à Altice pour avoir acquis l'opérateur portugais de télécoms PT Portugal sans notification préalable de l'opération ni accord de la Commission 22 ( * ) .

Toutefois, seules les opérations de concentration de dimension européenne doivent être notifiées à la Commission.

Les critères de définition d'une « concentration de dimension communautaire »

Aux termes de l'article 1 er du règlement n° 139/2004, une concentration est de dimension européenne lorsque le chiffre d'affaires (CA) total réalisé sur le plan mondial par l'ensemble des parties est supérieur à 5 milliards d'euros et que le CA total réalisé dans l'UE par au moins deux des parties concernées est supérieur à 250 millions d'euros.

Toutefois, même si ces critères sont réunis, dès lors que chaque partie réalise plus des deux tiers de son CA total dans l'UE à l'intérieur d'un seul et même État membre, le projet de concentration n'est pas soumis à notification à la Commission mais à l'autorité de concurrence nationale concernée.

Par ailleurs, même sans atteindre les critères ci-dessus, une opération peut être considérée comme de dimension européenne, et donc soumise à notification, si, par exemple, le CA total réalisé par les parties est supérieur à 100 millions d'euros dans chacun d'au moins trois États membres.

Le contrôle s'exerce ensuite en deux phases distinctes :

• la phase 1 , qui débute une fois que la concentration a été notifiée par les parties à la Commission, peut durer jusqu'à 25 jours . La Commission réalise durant cette période une rapide analyse de l'état concurrentiel du marché concerné et de l'impact de l'opération en matière de pression concurrentielle. L'essentiel des dossiers instruits trouve une réponse durant cette première phase (autorisation avec ou sans mesure correctrice) ;

• en cas de doutes sérieux , la Commission peut ouvrir une phase 2 afin de procéder à un examen approfondi du dossier 23 ( * ) . Le délai est alors de 90 jours (voire 105 jours dans le cas où les parties concernées auraient formulé des engagements après le 55 e jour). L'autorisation d'un projet de concentration peut être soumise à l'acceptation et à la mise en oeuvre, par les parties, de mesures correctrices, les « remèdes ». Ces derniers sont de nature soit structurelle soit comportementale.

Dans le premier cas, les parties peuvent être obligées de céder une partie de leurs actifs, afin de maintenir une pression concurrentielle compatible avec le bon fonctionnement du marché intérieur. La Commission a ainsi autorisé en 2016 le rachat du spécialiste américain de l'alimentation bio WhiteWave par le groupe Danone à condition que ce dernier cède une part importante de son activité « lait de croissance » en Belgique 24 ( * ) . Dans le second cas, les entreprises peuvent être soumises à un engagement de ne pas adopter tel ou tel pratique ou comportement, ou, au contraire, de les adopter. Le rachat du fournisseur de produits d'équipement dentaires Sirona par Dentsply en 2016 a ainsi été subordonné à la prolongation d'accords de licence conclus entre Sirona et ses fournisseurs afin d'empêcher Dentsply de les remettre en cause et de favoriser les siens 25 ( * ) .

L'acceptation de ces engagements par les entreprises concernées « [envoie] un signal positif à l'autorité signalant qu'elles sont prêtes à faire des concessions par rapport à leur projet initial de manière à obtenir son aval 26 ( * ) ». Toutefois, le degré de réversibilité n'est pas le même selon la nature du remède : quasi-nul dans le cas d'un remède structurel, il est plus élevé dans celui d'un remède comportemental.

À l'issue de cette phase, la Commission peut soit autoriser le projet sans remède, soit l'autoriser sous réserve de la mise en oeuvre de telle(s) mesure(s), soit, enfin, l'interdire.

3. Le contrôle des aides d'État qui faussent la concurrence
a) Un principe général d'interdiction de ces aides

Aux termes de l'article 107 du TFUE, « sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises 27 ( * ) ou certaines productions ».

Ce principe général d'interdiction vise à ne pas entraver, via des soutiens publics non règlementés aux opérateurs économiques, le bon fonctionnement d'un marché intérieur harmonisé. La concurrence « par le mérite », gage d'une stimulation de l'innovation et de baisse des prix et objectif du droit européen de la concurrence, resterait un voeu pieux si la compétition économique était biaisée par les moyens budgétaires consacrés par les États au soutien de telle ou telle entreprise.

Une aide d'État peut prendre des formes variées, que le soutien financier soit direct ou indirect : « apports en capital, fourniture d'assistance commerciale et logistique, avantages indirects qui allègent les charges normales des entreprises : exonération fiscale ou sociale, garantie, conversion de dettes en capital 28 ( * ) ».

LES QUATRE CRITÈRES CUMULATIFS DE LA DÉFINITION D'UNE AIDE D'ÉTAT

L'aide provient d'une entité publique : État, opérateur public, collectivité territoriale ou entreprise publique.

L'avantage est sélectif. Le traité précisant que l'aide doit favoriser « certaines entreprises ou productions », un soutien public général à l'économie ne pourrait être considéré comme une aide d'État.

L'aide a un impact sur la concurrence au sein soit d'un État membre, soit du marché intérieur.

L'aide affecte les échanges entre les États membres. Une intervention publique permettant d'ériger des barrières à l'entrée ou un soutien augmentant le pouvoir de marché d'un opérateur économique sont ainsi présumés affecter les échanges et sont par conséquent prohibés.

Avant la mise en oeuvre de toute nouvelle aide ou modification d'aide, l'État membre doit la notifier à la Commission et cette dernière l'autoriser. Si la Commission constate que l'aide n'est pas compatible avec le marché intérieur, elle peut décider que l'État concerné doit la supprimer ou la modifier 29 ( * ) . Si l'aide a été versée, elle peut aussi ordonner sa récupération par l'État en cause. La Commission a ainsi décidé en 2009 que l'aide de 330 millions d'euros versée par la France entre 1992 et 2002 aux producteurs de fruits et légumes dans le cadre des plans de campagne devait être considérée comme une aide d'État illégale et, à ce titre, être récupérée par l'État 30 ( * ) .

b) De nombreuses exceptions

L'interdiction des aides d'État n'implique pas l'impossibilité totale et absolue, pour un État membre, de faire usage de ses moyens budgétaires aux fins de soutien d'un secteur ou d'une production économique.

Le traité lui-même autorise un ensemble d'aides compatibles avec le marché intérieur : les aides destinées à remédier aux dommages causés par les calamités naturelles, les aides à caractère social octroyées aux consommateurs individuels, ou encore les aides octroyées à l'économie de certaines régions, notamment en République fédérale d'Allemagne.

Le TFUE et le droit dérivé définissent des catégories d'aides d'État pouvant être jugées compatibles avec le marché intérieur :

• les aides destinées à favoriser le développement économique de régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi. En France, ces aides sont les « aides à finalité régionale » (AFR). Elles couvrent 24 % de la population.

Carte des zones d'aides à finalité régionale en 2017 en France

Source : Observatoire des territoires

• les aides destinées à promouvoir la réalisation d'un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) ou à remédier à une perturbation grave de l'économie d'un État membre ( cf. infra ) ;

• les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun. Les aides à finalité régionale sont fondées en droit sur cette exception et celle mentionnée au premier point ;

• les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine ;

• les autres catégories d'aides déterminées par décision du Conseil sur proposition de la Commission 31 ( * ) .

Une phase, lourde, de pré-notification existe, sous la forme d'échanges informels entre les États et la Commission. Elle doit permettre de modifier le projet d'aide et d'y intégrer les remarques de la Commission. Elle ouvre, en outre, droit à une procédure simplifiée.


* 1 Article 3 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

* 2 Warlouzet L., Europe de la concurrence et politique industrielle communautaire : la naissance d'une opposition au sein de la CEE dans les années 1960 , CAIRN info, 2008.

* 3 Traité instituant la Communauté Économique Européenne du 25 mars 1957.

* 4 Ces distorsions de concurrence peuvent par ailleurs se cumuler. Ainsi, le 21 février 2007, la Commission européenne (IP/07/209) a infligé des amendes de près d'1 milliard d'euros aux groupes Otis, KONE, Schindler et Thyssen Krupp, dans le secteur des ascenseurs, pour avoir à la fois truqué des appels d'offres, fixé les prix, échangé des informations commercialement confidentielles, s'être attribué des projets et réparti des marchés.

* 5 Ces trois entreprises sont soupçonnées d'une pratique anticoncurrentielle visant à limiter le développement et le déploiement de technologies de réduction des émissions destinées aux voitures particulières neuves à moteur diesel et essence dans l'Espace économique européen. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_19_2008.

* 6 La Cour de justice des communautés européennes (CJCE, devenue CJUE) retient en outre une acception particulièrement extensive de la notion d'affectation du commerce entre États membres. En effet, elle précise que « l'article 86 du traité n'exige pas qu'il soit établi que le comportement abusif a, en effet, sensiblement affecté le commerce entre États membres, mais demande qu'il soit établi que ce comportement est de nature à avoir un tel effet » (Arrêt du 9 novembre 1983, Affaire 322/81, NV Nederlandsche Banden-Industrie-Michelin contre Commission).

* 7 La position dominante est définie comme la capacité d'agir indépendamment de ses concurrents et de ses clients (CJUE, Continental Can c. Commission, CE 9/12/1971).

* 8 CJUE, United Brands et United Brands Continentaal c. Commission du 14/02/1978, aff. 27/76.

* 9 Rapport d'avril 2019 de l'Inspection générale des finances et du Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies, La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l'UE .

* 10 À l'exception toutefois de la substitution des mots « marché intérieur » aux mots « marché commun ».

* 11 CJUE, 16 juillet 2015, ING Pensii - Societate de Administrare a unui Fond de Pensii Administrat Privat SA.

* 12 CJUE, ECLI:EU:C:2014:2204, 11 septembre 2014, Groupement des cartes bancaires contre Commission.

* 13 CJUE, ECLI:EU:C:2017:632, 6 septembre 2017, Intel Corporation Inc. contre Commission.

* 14 CJUE, EU:C:2012:172, 27 mars 2012, Post Danmark A/S contre Konkurrencerådet.

* 15 Il s'agit d'un revirement de jurisprudence par rapport à l'arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, EU:C:1979:36, point 89). Une telle pratique était alors considérée comme contraire par nature à l'article 86 du traité, sans qu'il soit besoin d'analyser si elle avait effectivement porté atteinte à la concurrence.

* 16 Par exemple, lier des acheteurs par des rabais en échange d'un approvisionnement exclusif auprès de ladite entreprise, peut ne pas être considéré comme un abus de position dominante. La Commission européenne est en effet désormais tenue de procéder à une analyse économique de l'importance de la position dominante de l'entreprise sur le marché pertinent, du taux de couverture du marché par la pratique contestée, des modalités d'octroi des rabais en cause, de leur durée et de leur montant.

* 17 Les Échos, 20 septembre 2017, L'affaire Intel : la justice européenne sur la voie du réalisme économique en matière d'abus de position dominante .

* 18 Cette définition du pouvoir de marché est issue de la Communication de la Commission européenne du 24 février 2009 relative aux pratiques d'éviction abusives des entreprises dominantes. Si l'objet de la communication concerne un autre pan du droit européen de la concurrence (en l'espèce, la lutte contre les abus de position dominante), la définition qu'elle donne du pouvoir de marché est également pertinente en matière de concentration.

* 19 Conseil d'Analyse économique, Concurrence et commerce : quelles politiques pour l'Europe ? , note n° 51, mai 2019.

* 20 Lignes directrices de l'Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations.

* 21 Règlement n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.

* 22 Affaire M.7993 Altice/Portugal.

* 23 La Commission a par exemple décidé, en juin 2018, d'approfondir son analyse relative au projet d'acquisition de Tele2 NL par T-mobile NL aux Pays-Bas, l'enquête initiale menée sur le marché ayant en effet fait apparaître un risque de limitation de l'incitation pour l'entité issue de la concentration à « entrer en concurrence effective avec les opérateurs restants ».

* 24 Commission européenne, affaire M. 8150, 16 décembre 2016.

* 25 Commission européenne, affaire M. 7822, 25 février 2016.

* 26 Patrice Bougette, Négociation d'engagements en matière de concentrations : une perspective d'économiste, Revue Internationale de Droit Économique, Association internationale de droit économique, 2011, 4 (Les Dossiers), pp.111-124.

* 27 La CJUE définit de façon constante les entreprises comme des entités exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de ces entités et de leur mode de financement (voir CJUE, 12 septembre 2000, Pavlov e.a., affaires jointes C-180/98).

* 28 https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/publications/vademecum_aides_etat-2016/pdf-vade-mecum-aides-etat/Fiche-1.pdf

* 29 Art. 108 TFUE

* 30 Com. UE, 28 janv. 2009, 2009/402/CE

* 31 Règlement (CE) n° 800/2008 de la Commission du 6 août 2008 déclarant certaines catégories d'aide compatibles avec le marché commun en application des articles 87 et 88 du traité (Règlement général d'exemption par catégorie, dit RGEC).

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