C. SECOND DÉFI : LA NUMÉRISATION DE L'ÉCONOMIE

Ainsi que des travaux récents l'ont montré 109 ( * ) , le numérique bouleverse les cadres traditionnels de la concurrence. Il s'agit en effet d'une économie du monopole, permettant des rendements d'échelle extrêmes, assortie d'effets de réseaux, dans laquelle les données jouent un rôle crucial, ce qui se traduit par des abus de position dominante qui produisent des effets dans l'économie traditionnelle et des stratégies de croissance externe agressives.

1. Les effets de réseaux : pondération nécessaire du « prix » dans les analyses relatives au bien-être du consommateur

L'économie numérique a conduit à l'émergence, souvent rapide, d'acteurs dominants et entretient des effets de réseaux. La qualité du service que rendent les plateformes dépend en effet de l'étendue de leur base d'utilisateurs et des données qu'ils génèrent. En réduisant les coûts de transaction pour l'utilisateur et en permettant un meilleur appariement de l'offre et de la demande, ces effets de réseaux, qu'ils soient directs ou indirects 110 ( * ) , ont pour conséquence principale de favoriser la concentration du secteur, selon un effet « boule de neige » qui a deux effets notables en matière de concurrence : la porosité des frontières entre activités gratuites et marchandes , d'une part, des formes renouvelées de concurrence par l'innovation et la qualité plutôt que par les prix , d'autre part 111 ( * ) .

Les effets de réseaux de l'architecture décentralisée de l'internet confèrent ainsi des avantages concurrentiels cumulatifs à quelques grands acteurs qui ont constitué des silos verticaux particulièrement puissants . Ils démultiplient les effets d'échelle et favorisent les économies de gamme ( economies of scope ). La grande taille des plateformes, les fortes synergies qu'elles parviennent à créer entre leurs activités et le caractère protéiforme de ces dernières 'encouragent la survenance d' effets congloméraux , qui leur permettent d'augmenter leurs activités sur un segment en jouant du pouvoir de marché qu'elles détiennent sur un autre produit ou marché.

Les plateformes dominantes tendent non seulement à limiter les entrées sur le marché de concurrents potentiels mais imposent également par ailleurs des conditions très contraignantes aux producteurs traditionnels qui dépendent de plus en plus du commerce en ligne pour la vente de leurs produits (par exemple des clauses dites de la nation la plus favorisée 112 ( * ) ), ou encore mettent en avant les produits concurrents de leurs filiales dans le classement des produits. En raison du déséquilibre relationnel qui rend difficile l'application des principes de concurrence, les conditions imposées par les plateformes ne peuvent pas être véritablement négociées par ces producteurs et leur méconnaissance est immédiatement sanctionnée par un déréférencement . Le risque de distorsion de concurrence est ainsi avéré.

Certes, la Commission a pu utiliser ses outils actuels pour condamner Google en 2017, après sept d'investigations, à une amende de 2,42 milliards d'euros pour abus de position dominante en raison de la discrimination dont bénéficiaient ses propres services sur sa plateforme de comparaison de prix Google shopping . Mais ces outils traditionnels apparaissent mal adaptés à la complexité des modèles d'affaires . En particulier, l'importance du critère « prix » dans l'appréciation de la concurrence, qui est aujourd'hui un élément clé dans les analyses relatives au bien-être du consommateur européen, se trouve relativisée dans une économie du gratuit, grâce notamment au recours à la publicité, et de la donnée, qui permet notamment de cibler les consommateurs.

2. L'accès aux données : un élément devenu essentiel du pouvoir de marché

La masse de données recueillies est devenue un élément clé du pouvoir de marché, non seulement en matière d'intelligence artificielle, mais également pour les services en ligne, les processus de production et la logistique . Or, les volumes de données sont majoritairement contrôlés par les entreprises dominantes sur le marché, qui tendent à en restreindre l'accès, empêchant ainsi le développement de concurrents potentiels.

Les autorités de la concurrence française et allemande (ont récemment identifié des risques de collusion horizontale auxquels les algorithmes de tarification, dont les caractéristiques ne sont parfois pas connues des utilisateurs , sont susceptibles de contribuer. Elles ont ainsi dégagé trois scénarios : l'algorithme support d'une entente explicite, l'utilisation par des concurrents, sciemment ou non, d'un même algorithme tiers, enfin l'utilisation d'algorithmes parallèles 113 ( * ) .

Là encore, il n'apparaît pas que cet élément soit suffisamment pris en compte dans l'analyse du pouvoir de marché par la Commission , alors que celui-ci est déterminant en matière de contrôle des concentrations et de mesure des effets des pratiques anticoncurrentielles, en particulier en cas d'abus de position dominante.

Cette situation est aggravée par le fait qu'en matière de contrôle des concentrations, les données , qui font pourtant partie de la valeur de marché de la cible 114 ( * ) , ne sont pas prises en compte dans le calcul des seuils de contrôle , lesquels reposent actuellement uniquement sur le chiffre d'affaires. En 2014, Facebook a ainsi racheté WhatsApp pour 19 milliards de dollars, alors que son chiffre d'affaires était estimé à une vingtaine de millions de dollars seulement, sans qu'aucun contrôle préalable ne soit mis en oeuvre, faute d'atteindre le seuil de notification, alors que WhatsApp avait 450 millions d'utilisateurs, dont 300 millions se connectant chaque jour, soit l'une des plus grandes bases de données d'utilisateurs quotidiens.

L'exploitation des données et les modèles d'affaires fondés sur la gratuité devraient conduire à tout le moins à reconfigurer l'appréciation traditionnelle, par la Commission, de la valeur d'une entreprise .

3. Les acquisitions prédatrices (killer acquisitions), oubliées du contrôle des concentrations

Le contrôle des concentrations n'est activé qu'en cas de franchissement de seuils, dont la définition varie selon les États membres et au niveau européen. Toutefois, quels que soient les seuils retenus, ils ne permettent pas d'appréhender la pratique qui s'est particulièrement développée dans le secteur numérique au cours des dernières années, celle de l'acquisition, par des opérateurs dominants, de start-up ayant développé des technologies et des savoir-faire particulièrement novateurs.

En effet, la définition de la valeur de l'entreprise dont l'acquisition est envisagée ne prend pas en compte sa valeur de rachat ni le caractère stratégique des innovations qu'elle a développées. De ce fait, ces entreprises font l'objet, sans aucun contrôle au regard de la concurrence, d'acquisitions qualifiées de prédatrices ( killer acquisitions) , dans la mesure où l'acteur dominant rachète une telle start-up pour l'empêcher de devenir un concurrent à l'avenir .

Depuis 2008, selon les données disponibles, Google aurait ainsi acquis, sans aucun contrôle au titre des concentrations, 168 entreprises, dont beaucoup étaient des concurrentes potentielles sur certains segments 115 ( * ) , Apple une quarantaine, Facebook plus de 70 116 ( * ) , Twitter une quarantaine, Amazon plus d'une trentaine et Microsoft plus d'une quarantaine.

De toute évidence, cette pratique des plateformes structurantes, qui peut indéniablement aller dans le sens de l'intérêt financier des fondateurs de start-up en leur permettant de valoriser rapidement et à haut niveau leur création, tend à verrouiller le marché 117 ( * ) . De ce fait, elle est préjudiciable à l'innovation , dès lors que les idées prometteuses développées par des entreprises innovantes sont absorbées et en quelque sorte neutralisées, et, partant, à la concurrence .


* 109 Voir notamment le rapport de Jacques Crémer, Yves-Alexandre de Montjoye et Heike Schweitzer, Competition policy for the digital era, publié par la Commission européenne le 4 avril 2019 et le rapport du Sénat n° 7 (2019-2020), présenté par MM. Franck Montaugé , président, et Gérard Longuet, rapporteur, au nom de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, la résolution européenne du Sénat n° 122 (2014-2015) du 30 juin 2015 sur la régulation des moteurs de recherche et le rapport n° 696 (2013-2014), déjà mentionné, présenté par Mme Catherine Morin-Dessailly, au nom de la mission commune d'information du Sénat pour une nouvelle stratégie européenne dans la gouvernance de l'internet.

* 110 Les effets de réseau indirects apparaissent lorsque plusieurs catégories d'utilisateurs interagissent sur des plateformes mettant en relations plusieurs types d'acteurs, dans un marché « multiface », comme des acheteurs multiples et des vendeurs multiples. Amazon, Uber ou Google (entre utilisateurs du moteur de recherche et annonceurs) en sont des exemples.

* 111 Voir notamment le rapport de l'Inspection générale des finances et du Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies publié en avril 2019 sur la Politique européenne de concurrence et les intérêts stratégiques de l'UE pp. 18-20.

* 112 Ce type de clause interdit aux entreprises qui recourent à une plateforme pour proposer leur produits ou services de les vendre à un prix inférieur à celui qui est proposé sur la plateforme.

* 113 Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt , Algorithms and competition , novembre 2019.

* 114 Sans compter les enjeux que la politique de la concurrence n'est pas la mieux placée pour appréhender, comme l'utilisation des données, le respect de la vie privée ou encore les effets sur la qualité de l'information, dans un marché mondial dominé par des acteurs systémiques américains (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et chinois (Alibaba, Baidu, Tencent). La stratégie européenne sur les données et la consultation sur l'intelligence artificielle, présentées par la Commission le 19 février 2020, entendent aborder certaines de ces problématiques.

* 115 Par exemple YouTube pour les vidéos, DoubleClick et AdMob pour la publicité en ligne ou Waze pour les services de navigation.

* 116 Dont des communautés d'utilisateurs comme Instagram en 2012 et WhatsApp en 2014.

* 117 C'est pourquoi ces plateformes sont qualifiées de Gatekeeping platforms .

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page