B. PREMIER DÉFI : LES DISTORSIONS DE CONCURRENCE PROVENANT D'ENTREPRISES DE MARCHÉS TIERS PEU RÉGULÉS

La réalité économique est aujourd'hui celle de marchés globaux, les flux commerciaux et capitalistiques permettant aux entreprises d'être actives dans de nombreux pays. Si l'harmonisation progressive du marché intérieur a progressivement permis d'aplanir le champ concurrentiel dans lequel évoluent les entreprises européennes, d'importantes divergences persistent au niveau mondial et sont sources de distorsions de concurrence.

En dépit d'efforts multilatéraux, notamment au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), la politique européenne de concurrence n'est en effet que l'un des modèles de régulation qui existent sur la planète. Le modèle européen figure en outre parmi ceux dont l'application est la plus stricte. Un très récent rapport de la Fondation Schuman décrit ainsi l'Europe comme « la seule entité dans le monde où les règles de concurrence ont un statut quasi constitutionnel » . 85 ( * )

Les entreprises européennes sont aujourd'hui confrontées, au sein même du marché intérieur, à des compétiteurs issus de pays tiers, ou actifs sur des marchés tiers, où la concurrence est loin d'être libre tel que le préconisent les traités européens. Pourtant, comme le relève une note récente du Conseil d'analyse économique : « Par nature, la politique européenne de concurrence ne traite que les effets sur le marché européen. Elle laisse donc entière la question de savoir si la position dominante dont bénéficient certains [des concurrents étrangers des entreprises européennes] constitue un avantage indu sur des marchés tiers . » 86 ( * )

Cet état de fait, aux lourdes implications pour la compétitivité de l'industrie et des services européens, conduit de nombreuses voix à s'élever pour demander une meilleure prise en compte par la Commission européenne de ces distorsions qui trouvent leur origine à l'extérieur du marché intérieur.

À cet égard, le débat autour de l'évolution du droit de la concurrence peut être posé dans les termes d'un rapport du Club des juristes publié en janvier 2018 : « La question est alors de savoir si le droit de la concurrence national ou européen, en particulier le contrôle des concentrations, peut ou doit remédier à ces inégalités dans la concurrence, ou si il doit au contraire les ignorer . » 87 ( * )

1. Des distorsions de concurrence provenant de marchés tiers peu régulés
a) Des pratiques avérées de subventions publiques en décalage avec le contrôle européen des aides d'État

Si les traités et textes européens ont, dès les prémices de la constitution du marché intérieur, établi un principe général d'interdiction des aides d'État, celui-ci n'est pas partagé par l'ensemble des partenaires commerciaux et compétiteurs implantés hors de l'Union européenne.

Pourtant, les accords conclus dans le cadre de l'OMC avaient établi des règles communes encadrant l'usage de subventions publiques susceptibles de générer des distorsions économiques. Au titre de l'Accord sur les subventions et les mesures compensatoires, dit « Accord SMC », toute subvention spécifique, définie comme une contribution financière des pouvoirs publics ou d'organismes publics qui confère un avantage à un secteur particulier, doit ainsi être notifiée au comité de l'organisation. Ces aides sont ensuite traitées selon deux catégories distinctes : les subventions prohibées et celles ouvrant droit à compensation.

En dépit de ces efforts d'harmonisation mondiale des règles visant à limiter l'usage de subventions publiques, celles-ci restent un phénomène prévalent dans certains secteurs économiques et dans certains États. Le 37 e rapport de la Commission européenne sur les pratiques en matière de subventions et de dumping relève ainsi qu'entre 2014 et 2018, 25 enquêtes antisubventions ont été ouvertes, concluant que « dans de nombreux cas, les conclusions de l'enquête ont fait apparaître des niveaux de subvention relativement élevés, ce qui était rare au cours des périodes précédentes » 88 ( * ) .

Entendue par les rapporteurs, Mme Anne Perrot, co-auteure d'un rapport récent de l'Inspection générale des Finances, soulignait : « Le principal problème vient de la difficulté à documenter les subventions, chinoises notamment, qui devraient être déclarées car la Chine est membre de l'OMC depuis 2001. Elle ne se soumet pas à cette obligation. » 89 ( * ) Des travaux européens récents suggèrent même, à partir d'un échantillon d'entreprises implantées en Chine , que plus de 80 % d'entre elles ont reçu des financements publics qui n'auraient pas été compatibles avec la réglementation européenne en matière d'aides d'État 90 ( * ) .

De ce déséquilibre résulte un différentiel de compétitivité . Les échanges commerciaux se réalisant désormais sur une échelle mondiale, un avantage conféré par une subvention publique permettant à une entreprise située hors de l'Union de pratiquer des prix plus bas, conduit les acheteurs européens à se tourner plutôt vers l'importation de biens que vers l'achat de produits européens plus coûteux.

À titre d'exemple, l'une des enquêtes récemment ouvertes au niveau européen concernait les bicyclettes électriques produites en Chine et exportées sur le marché européen. Après signalement de l'association européenne de producteurs et investigation, la Commission a finalement conclu que le triplement des exports de produits chinois vers le marché européen à un prix inférieur et grâce à des subventions publiques avait causé un dommage avéré à l'industrie européenne. Des droits de douane atteignant dans certains cas près de 70 % ont finalement été imposés sur les produits concernés 91 ( * ) .

L'enjeu est de taille, d'autant que les investissements directs chinois en France explosent. En 2018, ils ont augmenté de près de 86 %, atteignant 1,83 milliard de dollars, essentiellement dans le domaine industriel, alors qu'ils chutaient dans le reste de l'Europe 92 ( * ) . Dès lors que les acquisitions d'entreprises européennes par des acteurs chinois subventionnés se multiplient, le risque de distorsion de la concurrence sur le marché intérieur est réel.

Face à ce constat, une partie des États membres appelle depuis plusieurs années à doter la Commission de nouveaux outils visant à limiter, voire à compenser, l'impact de ces distorsions sur l'économie européenne.

Ainsi, par un règlement adopté en 2016 93 ( * ) , l'Union européenne a modernisé son dispositif antisubventions, permettant notamment à la Commission de muscler ses capacités d'instruction et d'améliorer sa réactivité en cas de découverte de nouvelles pratiques. À l'issue du sommet entre l'Union européenne et la Chine en avril 2019, un Memorandum of Understanding a établi un dialogue relatif aux aides d'État et créé un « Fair competition review system » 94 ( * ) . Des travaux sont également en cours dans le cadre de la trilatérale US-UE-Japon. Ces réponses se situent principalement dans le champ de la défense commerciale de l'Union.

Le nombre de produits réellement visés par des mesures antisubventions reste toutefois très faible. À la fin de l'année 2018, on dénombrait seulement douze mesures en vigueur (dont la moitié concernait la Chine et un quart l'Inde) 95 ( * ) . Une analyse récente de la Fondation pour l'innovation politique montre de surcroît que le recours de l'Union européenne aux mesures antisubventions tend en réalité à décroître parmi l'ensemble des mesures, l'Europe les mobilisant beaucoup moins que les États-Unis où leur usage augmente. L'une des explications avancée est la complexité des enquêtes, leur longueur et le degré d'exigence de l'instruction 96 ( * ) .

Recours aux mesures antisubventions (% des mesures de défense commerciale)

Source : Rapport de la Fondation pour l'innovation politique, « L'Europe face aux nationalismes américain et chinois : les pratiques anticoncurrentielles étrangères », novembre 2019

b) Le dumping permet à des entreprises implantées sur des marchés tiers d'établir leur position dominante

Le dumping constitue également une distorsion de concurrence portant préjudice aux entreprises actives sur le marché intérieur. Caractérisé lorsqu'une entreprise exportatrice écoule une production sur un marché donné à un prix inférieur à celui qu'elle pratique sur son marché domestique, et que ce différentiel de prix entraîne un préjudice important pour ses compétiteurs, le dumping est utilisé par certains États comme un outil de politique industrielle.

Il permet en effet, par effet de substitution, de fermer les débouchés d'entreprises concurrentes en inondant leur marché de produits plus compétitifs , en déconnexion du coût réel de production des produits et de la viabilité réelle des marges pratiquées.

Dans un objectif de protection du marché intérieur contre des pratiques commerciales déloyales, le règlement dit « anti-dumping de base » permet à la Commission européenne d'appliquer des droits de douane supplémentaires et provisoires sur les produits importés faisant l'objet de dumping . En 2018, 120 mesures anti-dumping étaient en vigueur dans l'Union européenne, dont 70 % visaient la Chine et 8 % la Russie 97 ( * ) . L'OMC, par le biais de l'Accord sur la mise en oeuvre de l'article VI de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, encadre strictement les circonstances dans lesquelles de telles mesures anti-dumping peuvent être imposées.

Révisé en 2017 98 ( * ) afin de mieux répondre à la forte hausse du recours au dumping dans certaines régions, le règlement européen anti- dumping dit « de base » a modifié la méthode de calcul de la valeur normale des produits et la définition de « distorsions significatives » du prix pratiqué. Il permet notamment la prise en compte d'un « marché constitué dans une mesure importante par des entreprises qui appartiennent aux autorités du pays exportateur ou qui opèrent sous leur contrôle , supervision stratégique ou autorité », de « mesures ou politiques publiques discriminatoires qui favorisent les fournisseurs nationaux ou influencent de toute autre manière le libre jeu des forces du marché », ou encore d'un « accès au financement accordé par des institutions mettant en oeuvre des objectifs de politique publique ou n'agissant pas de manière indépendante de l'État ».

Enfin, le délai d'adoption de mesures provisoires par la Commission européenne a été réduit , dans un objectif de plus grande réactivité face aux pratiques déloyales constatées. C'est ainsi qu'à l'issue d'une enquête lancée en février 2019, la Commission a pu annoncer, le 4 mars 2020, de nouvelles mesures antidumping sur les roues en acier chinoises pour les cinq prochaines années, sous la forme de droits de douane compris entre 50,3 % et 66,4 %.

Une évaluation de l'impact de ces évolutions, en particulier sur les délais de traitement de ces distorsions par la Commission, est toujours attendue.

c) Les règles relatives au contrôle des concentrations ne sont pas appliquées de manière homogène à l'échelle mondiale

L'existence dans plusieurs pays de « géants » industriels, constitués sans veto des autorités nationales de concurrence, renforce en Europe la perception de déséquilibres dans la mise en oeuvre d'une concurrence mondiale équitable.

(1) En Chine, un contrôle des concentrations embryonnaire qui se plie aux objectifs de politique industrielle

L'évolution récente de l'économie chinoise est marquée par la consolidation de conglomérats géants, héritiers des monopoles d'État socialistes. Publics ou privés, largement soutenus, financés voire dirigés par l'État chinois, la plupart disposent aujourd'hui d'un quasi-monopole dans leur secteur. À titre d'exemple, dans l'industrie sidérurgique, le gouvernement chinois encourage la concentration des grandes entreprises publiques : la fusion entre Wuhan Iron & Steel et Baoshan Iron & Steel a ainsi donné naissance en 2016 au second plus grand producteur d'acier au monde, Baowu Steel . Dans le secteur de la construction navale, les deux conglomérats China State Shipbuilding Corporation (CSSC) et China Shipbuilding Industry Corporation (CSIC) ont fusionné en novembre 2019, constituant ainsi un leader mondial dominant près d'un cinquième du marché global. Les deux groupes avaient pourtant été créés en 1999, à la faveur de la scission d'un premier géant public chinois, dans le contexte de la recherche par la Chine du statut d'économie de marché.

Le constat du renforcement du pouvoir de marché des grands acteurs chinois pousse certains États membres de l'Union et leurs entreprises à solliciter une plus grande souplesse dans la mise en oeuvre du contrôle des concentrations, voire à demander l'introduction d'un droit d'opposition politique - ou « droit d'évocation » - aux décisions de la Commission européenne 99 ( * ) .

Dans le cas de la fusion avortée entre Alstom et Siemens, ce lien était particulièrement symptomatique : le chinois CRRC, géant de la construction ferroviaire, avait été constitué en 2015 par fusion entre les deux groupes publics CNR et CSR. Cette concentration, soutenue et encouragée par le pouvoir chinois, n'aura finalement pas trouvé son pendant européen, la Commission ayant rejeté en février 2019 la fusion envisagée entre les groupes français et allemands. Cet écart d'application des règles de la concurrence nourrit des demandes d'évolution du droit européen, dans un objectif de constitution de « champions européens », comme le soulignaient les rapports « Pour un géant du ferroviaire véritablement franco-allemand » et « Faire gagner la France dans la compétition industrielle mondiale », présentés par M. Martial Bourquin au nom de la commission des affaires économiques du Sénat 100 ( * ) .

La loi chinoise anti-monopole , adoptée en 2008, après plus de vingt ans de discussions, a jeté les bases de ce qui est présenté comme une ébauche de contrôle des concentrations 101 ( * ) . Cependant, les entreprises d'État sont exclues du champ d'application de ce texte. Or elles sont précisément soutenues dans le but d'intervenir sur le marché sans être soumises aux conditions normales de concurrence. Un rapport de l'Inspection générale des finances et du Conseil général de l'économie remis en avril 2019 souligne ainsi, dans le cas particulier de la Chine, « la présence d'entreprises d'État qui mettent en oeuvre l'agenda économique du gouvernement chinois [...,] bénéficiant d'un statut particulier qui les exempte, en pratique, du contrôle des concentrations » . Les auteurs notent d'ailleurs que certaines des fusions récentes intervenues dans le domaine des télécoms n'ont pas même fait l'objet de notifications aux autorités de la concurrence 102 ( * ) .

De plus, l'article 15 de cette même législation impose la prise en compte d'objectifs supplémentaires par les autorités de concurrence chinoises lorsqu'elles examinent les concentrations, incluant « le développement économique national » . La protection de la concurrence est ainsi explicitement subordonnée à la politique économique de l'État chinois.

Selon une étude citée par le rapport de la Fondation Schuman, seulement 15 % des concentrations notifiées en Chine concernent deux entreprises chinoises , alors que 45 % concernent deux entreprises non-chinoises. De son côté, l'Union européenne examine pour 47 % des concentrations européennes , contre 16 % de rapprochements entre entreprises de marchés tiers. La perception d'un contrôle des concentrations « à géométrie variable », valant plus pour les entreprises européennes que leurs compétiteurs extra-européens, n'en est que renforcée 103 ( * ) .

(2) Aux États-Unis, le contrôle des concentrations tolère la formation de géants au pouvoir de marché important

Ce serait une erreur de considérer que de tels déséquilibres en matière de protection de la concurrence se limitent au seul cas de la Chine.

Aux États-Unis, les données récentes suggèrent une application moins stricte du contrôle de concentrations que celle mise en oeuvre par la Commission européenne. L'émergence de géants du numérique américains, les GAFAM, est souvent citée en exemple.

Cette plus grande souplesse s'expliquerait, d'une part, par l'influence de courants économiques américains tels que l'école de Chicago, mais aussi par une plus grande perméabilité à des considérations de politique industrielle, liée à l'absence de tensions entre États membres telles qu'elles peuvent parfois intervenir au sein de l'Union européenne. D'autres travaux suggèrent un affaiblissement de la législation antitrust au cours des années 2000 et des lignes directrices en matière de fusions-acquisitions en 2010 104 ( * ) .

La plupart des secteurs de l'économie américaine sont aujourd'hui plus concentrés qu'il y a quinze ans, mais aussi plus concentrés que leurs équivalents européens 105 ( * ) .

Variation de la concentration par secteur aux États-Unis entre 1997 et 2012 (%)

Source : Trésor-éco n° 232, Direction générale du Trésor, décembre 2018,
Concurrence et concentration des entreprises aux États-Unis »

2. Des réactions trop timides de la Commission européenne

Ces concentrations, dont l'impact sur les marchés mondiaux est considérable, échappent pourtant à la censure des autorités de concurrence tierces. Combinées à l'effet de pratiques avérées de subventions publiques et de dumping , elles contribuent à entretenir le sentiment d'une « politique de concurrence à deux vitesses » au niveau mondial. L'Union européenne serait-elle en train de se lier les mains, en acceptant sans lutter la concurrence de géants basés dans des pays tiers, dont le pouvoir de marché serait le fruit au mieux de déficits de régulation sur leur marché d'origine, au pire de pratiques déloyales de subventions et de dumping ?

La Commission européenne est ainsi la cible de critiques récurrentes de la part de certains États membres, visant notamment son manque de réactivité pour remédier à ces distorsions.

D'une part, les délais de traitement sont toujours conséquents. Selon le rapport de la Fondation pour l'innovation politique précité, la durée moyenne des enquêtes anti-dumping menées par la Commission européenne entre 2009 et 2019 atteint près de 400 jours , contre environ 365 pour les enquêtes antisubventions. Quant au nombre de mesures commerciales mises en oeuvre par l'Union européenne, il a baissé entre 2000 et 2018, tandis qu'il a augmenté de près de 50 % en moyenne aux États-Unis et de près de 100 % dans les pays membres de l'OMC.

Indice de recours aux mesures de défense commerciale entre 2000 et 2019

Source : Rapport de la Fondation pour l'innovation politique, L'Europe face aux nationalismes américain et chinois : les pratiques anticoncurrentielles étrangères , Novembre 2019

D'autre part, jusqu'à ce jour, en vertu du principe dit « un objectif, un instrument », la Commission tend à considérer que les pratiques de subvention, tout comme les pratiques de dumping , ont vocation à être traitées par les outils de politique commerciale , car elles constituent une manipulation des prix des biens et services échangés.

Les évolutions récentes du droit et de la pratique de l'Union européenne se sont donc concentrées sur ce volet de l'action de la Commission. Les révisions des règlements anti-dumping et antisubventions , dans le cadre d'une modernisation des instruments de défense commerciale, en sont la principale réponse. De manière plus diffuse, les États se sont aussi attachés, au sein des instances multilatérales, à promouvoir la transparence, le partage d'informations et la concertation, dans l'objectif de limiter l'usage de telles pratiques anticoncurrentielles.

Le Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE), entendu par les rapporteurs, a indiqué que des efforts ont été récemment conduits pour mieux articuler les politiques commerciales et de concurrence , un groupe de travail commun aux deux directions générales de la Commission ayant par exemple récemment été mis en place sur le sujet des aides d'État.

Certains États membres appellent toutefois à aller plus loin, en améliorant la prise en compte de ces distorsions au sein de la politique de concurrence elle-même.

En février 2019, le Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au XXI e siècle relevait ainsi : « Malgré tous nos efforts, que nous devons poursuivre, il n'existe pas de règles du jeu équitables au niveau mondial . [...] Lorsque certains pays subventionnent massivement leurs propres entreprises, comment les entreprises opérant principalement en Europe peuvent-elles rivaliser équitablement ? [...] Cela implique des modifications des règles européennes de la concurrence existantes. » Les ministres français et allemands de l'économie suggéraient ainsi, entre autres, « la prise en compte accrue du contrôle de l'État et des subventions accordées aux entreprises dans le cadre du contrôle des concentrations » et « la mise à jour des lignes directrices actuelles en matière de concentrations pour mieux tenir compte de la concurrence au niveau mondial ». 106 ( * )

La réflexion à ce sujet a été considérablement approfondie au cours des derniers mois. En février dernier, les quatre ministres de l'économie de la France, de l'Allemagne, de la Pologne et de l'Italie ont adressé une lettre à la Commissaire européenne Mme Margrethe Vestager, soulignant l'urgence de faire évoluer la politique de concurrence pour y intégrer des considérations relatives au « level-playing field », jusqu'ici plutôt réservées aux considérations de politique industrielle et commerciale :

« L'objectif général est ainsi d'assurer des conditions de concurrence plus équitables en rendant notre boîte à outils de politique de concurrence plus efficiente et plus efficace pour s'attaquer à de potentiels comportements abusifs constatés sur le marché unique de la part d'acteurs économiques depuis l'extérieur de l'Union, ce qui inclut notamment les entreprises publiques ou subventionnées, et ainsi de renforcer la compétitivité de l'industrie européenne [...]. Cela demande une approche très pragmatique, qui reconnaisse les différences qui peuvent exister dans le niveau de responsabilité et de transparence que nous pouvons de manière réaliste obtenir d'entreprises européennes et non-européennes vis-à-vis de leur comportement sur les marchés . » 107 ( * )

Une proposition mise sur la table par les Pays-Bas en février dernier, sous la forme d'un « non-paper » préconise la création de nouveaux outils à la main de la Commission européenne, mobilisables dans le cas où une entreprise active sur le marché intérieur serait source de distorsions de concurrence attribuables à des subventions publiques ou à une position dominante non réglementée dans un pays tiers. La Commission européenne pourrait alors, après enquête, imposer une séparation comptable des activités de cette entreprise, voire limiter ou interdire certaines pratiques sur le marché intérieur.

L'intérêt d'une telle solution est qu'elle permettrait, en cas de défaillance ou de réactivité insuffisante de la Commission en matière de défense commerciale, de parer au plus urgent en protégeant le marché européen et ses entreprises de distorsions avérées de concurrence.

La Commission européenne n'avait jusqu'à maintenant jamais pris de position claire sur cette problématique. Les représentants des Pays-Bas auprès de l'Union européenne, entendus à Bruxelles par les rapporteurs, indiquaient ainsi en février dernier ne pressentir aucune ouverture franche de sa part. Il est en effet compréhensible que les critiques visant le manque d'efficacité de la réponse de la Commission n'aient rencontré de sa part qu'un accueil réservé, celle-ci étant à la manoeuvre aussi bien en matière de défense commerciale, de négociations commerciales que de politique de concurrence.

Un virage rapide semble cependant avoir été récemment pris par la Commission à la faveur de la crise économique résultant de la pandémie. Son livre blanc, publié le 17 juin 2020, porte en effet sur les « effets de distorsion causés par les subventions étrangères au sein du marché unique », et ouvre la porte à la mise en place de nouveaux instruments de contrôle et d'action.

La mise en oeuvre de décisions ayant trait à la fois à l'usage de subventions et au défaut de régulation en matière de concurrence sur des marchés tiers appellerait nécessairement un dialogue mieux articulé et plus fluide entre les différentes Directions générales de la Commission européenne. Des évolutions significatives comme celles qui semblent se dessiner ne pourront être concrétisées sans volonté politique forte, voire sans allocation de ressources supplémentaires pour soutenir la capacité d'investigation et de suivi 108 ( * ) .


* 85 Competition policy and industrial policy : for a reform of European Law , Fondation Robert Schuman, janvier 2020.

* 86 Concurrence et commerce : quelles politiques pour l'Europe ? , Note n° 51 du Conseil d'Analyse Économique, mai 2019 .

* 87 Pour une réforme du droit de la concurrence , Rapport du groupe de travail du Club des Juristes, janvier 2018.

* 88 37e rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les activités antidumping, antisubventions et de sauvegarde de l'Union européenne et sur l'utilisation des instruments de défense à l'encontre de l'Union européenne par des pays tiers en 2018, mars 2019 .

* 89 Contribution écrite soumise au groupe de suivi.

* 90 State aid support schemes for RDI in the EU's international competitors in the fields of Science, Research and Innovation , Bird & Bird, novembre 2015.

* 91 Document de travail de la Commission annexé au 37e rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les activités antidumping, antisubventions et de sauvegarde de l'Union européenne et sur l'utilisation des instruments de défense à l'encontre de l'Union européenne par des pays tiers en 2018, mars 2019.

* 92 Étude du cabinet Baker McKenzie, janvier 2019.

* 93 Règlement 2016/1037 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 relatif à la défense contre les importations qui font l'objet de subventions de la part de pays non membres de l'Union européenne .

* 94 Memorandum of Understanding on a dialogue in the area of the State aid control regime and the Fair Competition Review System between the State Administration for Market Regulation of the People's Republic of China and The Directorate-General for Competition of the European Commission .

* 95 Document de travail de la Commission annexé au 37e rapport mentionné plus haut.

* 96 Rapport de la Fondation pour l'innovation politique, L'Europe face aux nationalismes américain et chinois : les pratiques anticoncurrentielles étrangères , novembre 2019.

* 97 Document de travail de la Commission annexé au 37e rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les activités antidumping, antisubventions et de sauvegarde de l'Union européenne et sur l'utilisation des instruments de défense à l'encontre de l'Union européenne par des pays tiers en 2018, mars 2019.

* 98 Règlement 2017/2321 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2017 modifiant le règlement 2016/1036 relatif à la défense contre les importations qui font l'objet d'un dumping de la part de pays non membres de l'Union européenne et le règlement 2016/1037 relatif à la défense contre les importations qui font l'objet de subventions de la part de pays non membres de l'Union européenne.

* 99 Un tel pouvoir existe en Allemagne et a été introduit en France (art. L. 430-7-1 du code de commerce).

* 100 Rapport d'information n° 551 (2017-2018) de M. Martial Bourquin, fait au nom de la mission commune d'information sur Alstom, déposé le 6 juin 2018, Faire gagner la France dans la compétition industrielle mondial, et rapport d'information n° 449 (2017-2018) de M. Martial Bourquin, fait au nom de la mission commune d'information sur Alstom, déposé le 18 avril 2018, Siemens-Alstom : Pour un géant du ferroviaire véritablement franco-allemand.

* 101 Elle inclut également des mesures assimilables à un contrôle des ententes, des cartels et des abus de position dominante.

* 102 La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l'UE , Rapport de l'IGF et du Conseil Général de l'Économie, Avril 2019 .

* 103 Competition policy and industrial policy: for a reform of European Law , Fondation Robert Schuman, janvier 2020.

* 104 Trésor-Eco n°232, Concurrence et concentration des entreprises aux États-Unis , Décembre 2018, Direction Générale du Trésor .

* 105 Ibid.

* 106 Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au XXI e siècle , publié le 19 février 2019 à la suite de la rencontre à Berlin entre les ministres français et allemand de l'économie et des finances .

* 107 Courrier adressé le 4 février 2020 à la Commissaire européenne à la concurrence par les ministres français, allemand, italien et polonais de l'économie.

* 108 C'est un point qui a également été soulevé par la DG Trésor du ministère de l'économie et des finances lors de son audition par le groupe de suivi.

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