III. REVOIR LES PRATIQUES DE LA COMMISSION POUR CONCILIER CONCURRENCE ET STRATÉGIE INDUSTRIELLE

Le droit de la concurrence européen ne saurait avoir pour seul objectif à courte vue de garantir les prix les plus bas aux consommateurs. Il doit d'avantage prendre en compte l'état concurrentiel des différents marchés et leurs spécificités, et mieux intégrer la dimension mondiale de la concurrence , que les groupes européens doivent être en mesure de pouvoir affronter, et ses évolutions. De toute évidence, les concepts d'analyse clés de ce droit doivent être revisités et leur flexibilité accrue, en particulier pour appréhender effectivement les défis du numérique. L'accélération des évolutions économiques doit être accompagnée par une forte réactivité de la Commission, et pour s'assurer de la pertinence dans la durée des décisions qu'elle prend, leurs effets doivent faire l'objet d'une évaluation indépendante.

Au-delà, la question qui se pose aux institutions européennes et aux États membres, est celle du levier pertinent pour répondre à ces défis. La diversité des outils à la main de la Commission européenne lui permet d'utiliser les leviers des mécanismes de défense commerciale, des négociations commerciales, des régulations sectorielles, des normes, de la fiscalité, l'action en matière d'infrastructures ou encore en matière de droit de la consommation ou de protection de la vie privée. Une concurrence équitable sur le marché intérieur ne peut résulter que d'un équilibre entre ces différents facteurs de compétitivité.

En matière de politique de concurrence, plutôt qu'appeler à une révolution 118 ( * ) , les rapporteurs privilégient la montée en puissance d'une véritable stratégie industrielle de l'Union européenne, capable de coordonner la mobilisation de ces différentes compétences européennes. L'exemple des PIIEC, par exemple, a montré qu'un assouplissement finalement limité des règles en matière d'aides d'État, mais soutenu par une véritable volonté politique des États membres et de la Commission, produit des résultats.

Une évolution de la politique européenne de concurrence s'impose donc. Au cours de leurs travaux, les rapporteurs ont identifié des pistes d'évolution, privilégiant des solutions rapides à mettre en oeuvre, offrant davantage de flexibilité et de réactivité à l'action de la Commission européenne. Concernant aussi bien le droit que son application pratique, les recommandations présentées par les rapporteurs répondent à quatre objectifs principaux :

• D'abord, favoriser la prise en compte des grands enjeux par la Commission européenne, en améliorant son analyse prospective , mais aussi en remédiant au fonctionnement « en silo » de ses services au profit d'une approche plus globale ;

• Ensuite, améliorer l'efficacité des outils de la Commission européenne, en modernisant certains concepts juridiques et en élargissant la palette des mesures à sa disposition, dans l'objectif d'une plus grande agilité et d'une plus grande réactivité face à des déséquilibres en matière de concurrence ;

• Troisièmement, renforcer l'évaluation et le suivi a posteriori de la politique européenne de concurrence, qui répondent à des impératifs de responsabilité démocratique et de transparence vis-à-vis des consommateurs et des producteurs européens ;

• Enfin, et plus particulièrement, accélérer la prise en compte par la Commission de la spécificité du numérique , en lien notamment avec le pouvoir de marché conféré par la détention de données et la régulation encore embryonnaire de ce secteur.

Dans un souci de meilleure lisibilité de ces recommandations, elles seront présentées ci-après dans l'ordre « chronologique » calé sur le tempo de l'action de la Commission européenne en matière de concurrence.

A. CARTOGRAPHIER L'ÉTAT CONCURRENTIEL DES DIFFÉRENTS MARCHÉS

La complexité du paysage économique mondial et la multiplicité des facteurs ayant un impact sur le niveau de concurrence sur le marché intérieur demande un véritable effort de cartographie des marchés. La Commission doit tendre à établir un diagnostic partagé, qui offre davantage de transparence sur sa lecture de l'état de la concurrence.

Aujourd'hui, les enquêtes sectorielles menées par la Commission européenne sont principalement déclenchées par la notification d'opérations ou le signalement de pratiques anticoncurrentielles intervenant sur des segments de marché. Il serait utile de prévoir la réalisation de cartographies ex ante , précisant l'analyse globale par la DG Concurrence des principaux secteurs économiques.

• d'une part, cela permettrait d'offrir aux consommateurs et aux producteurs européens davantage de visibilité sur la lecture faite par la Commission d'un secteur donné , alors que ceux-ci ne disposent aujourd'hui que d'éléments très succincts de contextualisation à l'occasion du lancement d'enquêtes par celle-ci. Les auditions menées par les rapporteurs ont mis en évidence un effet « d'autocensure » des acteurs, réticents à se lancer dans des rapprochements sans indication sur l'interprétation des marchés par la Commission, d'autant que les coûts en jeu sont immenses. Alstom aurait ainsi dépensé près de 100 millions d'euros à préparer la fusion avec Siemens, finalement refusée par les autorités européennes ;

• d'autre part, une telle cartographie, qui ne se limiterait pas aux seules ententes, pratiques anticoncurrentielles, aides d'État ou concentrations, mais inclurait également l'état des flux commerciaux et des pratiques constatées de subventions ou de dumping par exemple, ou encore qui caractériserait l'existence d'acteurs systémiques, refléterait l'approche globale que les rapporteurs appellent de leurs voeux. Toutes les distorsions de concurrence pesant sur les producteurs et consommateurs européens seraient ainsi identifiées, quelle que soit la politique européenne dont elles relèvent ;

• en lien avec cette approche globale, la réalisation de ces cartographies nécessiterait l'établissement d'un dialogue approfondi entre les différents services de la Commission européenne , piloté par la DG Concurrence, mais qui associerait plus étroitement la DG Marché intérieur ou la DG Commerce par exemple. Nombre des personnes auditionnées par les rapporteurs déplorent aujourd'hui de trop rares échanges entre ces services, qui auraient tendance à fonctionner « en silo » ;

• ce dialogue améliorerait sans aucun doute la prise en compte des grands enjeux ainsi identifiés, encourageant la Commission à se saisir des défis pour le futur de la concurrence en Europe et à accélérer sa réflexion prospective. L'idée d'enquêtes sectorielles a ainsi été évoquée dans le rapport du Parlement européen sur le rapport annuel 2019 de la Commission européenne sur la politique de concurrence de l'Union européenne 119 ( * ) ;

• enfin, le travail ainsi réalisé en amont par la Commission européenne, de manière collégiale, permettrait sans doute un gain de temps pour ses services, au moment d'examiner des cas précis soumis à son analyse. Ceux-ci disposeront ainsi, dès le début de l'instruction par la DG Concurrence, d'un socle commun, d'un « diagnostic partagé » sur lequel fonder leurs travaux ultérieurs, plus ciblés. La longueur de l'instruction est en effet considérée par les entreprises européennes comme un obstacle majeur, l'Association française des entreprises privées (AFEP) ayant par exemple suggéré d'en encadrer les délais. 120 ( * )

La Commission européenne pourrait ici utilement s'inspirer des travaux de l'Autorité de la concurrence française , qui conduit régulièrement de telles enquêtes sectorielles.

La DG Concurrence, interrogée par vos rapporteurs, s'est montrée réservée sur cette idée, invoquant un manque de moyens pour réaliser de telles cartographies, manque de moyens également mentionné par la DG Marché intérieur. Les rapporteurs s'étonnent de cette position, ce travail d'analyse devant de toute façon être conduit à l'occasion de l'instruction de dossiers spécifiques et la Commissaire Vestager ayant elle-même annoncé récemment le lancement d'une étude sectorielle spécifique sur le numérique. De plus, les propositions émises en juin 2020 par la Commission dans le cadre de son livre blanc relatif à l'établissement de conditions de concurrence égales pour tous en ce qui concerne les subventions étrangères vont-elles-mêmes dans ce sens , lui confiant une mission de surveillance du marché afin d'identifier les distorsions sur certains secteurs.

Recommandation n° 1 : Établir, d'ici la fin de l'année 2020, au sein de groupes de travail associant toutes les directions générales de la Commission européenne, des cartographies sectorielles destinées à servir de base de travail aux enquêtes menées par la DG Concurrence dans le cadre du contrôle des concentrations et de l'identification de pratiques anti-concurrentielles.

Ce diagnostic partagé de l'état des marchés analyserait en particulier :

- l'état de la concurrence et de la concentration du secteur, en particulier l'existence d'acteurs systémiques ou quasi-monopolistiques et la prévalence d'acquisitions tueuses ;

- les comportements anti-concurrentiels et les pratiques déloyales observées ou suspectées dans le secteur étudié, en identifiant particulièrement les cas relevant d'acteurs économiques établis dans des pays tiers ;

- l'état des flux commerciaux dans ce secteur, en mettant particulièrement en lumière barrières commerciales ou pratiques de dumping et de subventions existantes ou potentielles, et les instruments de défense commerciale déjà mobilisés par l'Union européenne sur ces flux.


* 118 Qualifiés de “scenarios de rupture » par le rapport de l'IGF et du Conseil général de l'économie La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l'UE , avril 2019.

* 119 Rapport de Mme Stéphanie Yon-Courtin, au nom de la commission des affaires économiques et monétaires, adopté le 18 février 2020.

* 120 Contribution écrite.

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