B. DES CONDITIONS D'APPLICATION DES SANCTIONS PÉNALES QUI MÉRITENT D'ÊTRE PRÉCISÉES

1. Un cadre juridique complexe à appréhender pour les forces de sécurité intérieure

La loi d'urgence du 23 mars 2020 a fixé les sanctions encourues en cas de violation des mesures prescrites par les autorités publiques dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire 23 ( * ) .

De manière à les rendre à la fois pédagogiques et dissuasives, il a été prévu une application graduée de ces sanctions . Ainsi, en application de l'article L. 3136-1 du code de la santé publique, la première violation est punie d'une contravention de la quatrième classe et la réitération, dans un délai inférieur à 15 jours, d'une contravention de la cinquième classe. Le fait de commettre au moins quatre violations en moins de 30 jours est, quant à lui, constitutif d'un délit, puni d'une peine de six mois d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende.

L'efficacité des mesures de confinement étant indissociable de leur respect par la population, la sanction des comportements irrespectueux de celles-ci qui mettent la vie de nos concitoyens en danger constitue une exigence comme une nécessité.

Il résulte néanmoins des travaux conduits à ce jour par la mission de suivi, de même que d'informations véhiculées par la presse et les réseaux sociaux, le sentiment d'une appréciation parfois hétérogène, en particulier au cours des premières semaines de confinement, des comportements autorisés et de ceux qui ne le sont pas .

C'est ainsi, par exemple, qu'auraient été verbalisées des personnes ne disposant pas d'un ticket de caisse à la sortie d'un supermarché, n'ayant acheté que des aliments jugés non essentiels par l'argent verbalisateur ou encore s'étant rendues à un supermarché situé à 5 km, qui n'était pas le plus proche du domicile, alors même qu'aucune règle n'interdit explicitement ces comportements.

Le ministre de l'intérieur a assuré, lors de son audition devant la commission des lois, que le nombre de problèmes évoqués demeurait faible par rapport au volume total de contrôles réalisés. Il n'en demeure pas moins que de telles situations contribuent à alimenter l'incompréhension de certains de nos concitoyens et pourraient, si elles venaient à se répéter, peser sur l'intelligibilité des mesures et l'adhésion aux mesures prescrites par le Gouvernement qui limitent, au quotidien, leur liberté d'aller et venir.

Il semble, en pratique, que des difficultés d'appréciation aient pu résulter d'une difficulté, pour les forces de l'ordre, à faire preuve du discernement auquel le ministre de l'intérieur les a appelés . Les représentants de la conférence nationale des procureurs ont observé, à cet égard, que la constatation des infractions en matière de confinement représente un « exercice délicat et totalement inhabituel pour les forces de l'ordre », contraintes, au regard de l'imprécision du cadre réglementaire, à « procéder à une analyse critique au cas par cas des motifs allégués par les personnes contrôlées, ce qui est totalement inhabituel en matière conventionnelle où, logiquement, le comportement incriminé est factuellement simple à caractériser ».

En réponse aux interrogations déjà formulées à cet égard par la commission des lois dans le cadre de son premier rapport, le Premier ministre a, dans un courrier du 22 avril dernier adressé au président de la commission, assuré que « les forces de sécurité intérieure (avaient) reçu des directives en vue de (la) mise en oeuvre (des contrôles), qui ont été par la suite complétées en tant que de besoin ».

Ces directives ont été adressées à la mission de suivi par le ministre de l'intérieur par un courrier transmis le 28 avril au soir.

Dans la police nationale, préfecture de police comprise, les instructions du ministre ont été déclinées, à l'attention des responsables hiérarchiques sur le terrain, sous la forme de onze télégrammes successifs 24 ( * ) , complétés, le 30 mars, de la diffusion de deux fiches pédagogiques dites « fiches réflexe » portant d'une part, sur les contraventions encourues et, d'autre part, sur la liste des établissements autorisés

Ces directives, que la mission a pu consulter, se limitent principalement à un rappel du cadre réglementaire applicable et à une présentation des modalités procédurales et logistiques de réalisation des contrôles (organisation des contrôles et des patrouilles, recours au procès-verbal électronique, modalités de contrôle de l'attestation de déplacement électronique, etc .) et ne comportent que peu d'éléments pour assister les agents dans l'interprétation du cadre réglementaire , en particulier relatif aux déplacements dérogatoires autorisés.

Ceci étant, lors de son audition par la mission, le directeur général de la police nationale a précisé que ces instructions avaient été rapidement complétées, dès le 19 mars, par la diffusion quotidienne aux services de police d'une « foire aux questions », réalisée sur la base des remontées de terrain et du « tchat police » mis à la disposition de la population, dont la mission de suivi n'a toutefois pas pu prendre connaissance à ce stade de ses travaux.

Au sein de la gendarmerie nationale, les instructions ont pris la forme d'une diffusion d'une fiche réflexe produite par la direction générale, mise à jour au fil de l'eau afin d'y intégrer des consignes nouvelles tenant compte des difficultés d'interprétation rencontrées sur le terrain. Celle-ci a été mise à jour à huit reprises depuis le début du confinement, sa dernière version datant du 13 avril. Auditionné par la mission, le directeur général de la gendarmerie nationale a également précisé que chaque difficulté constatée, qu'elle soit relayée par la chaîne hiérarchique ou par les réseaux sociaux, donnait lieu à une enquête interne et, si besoin, à un rappel des consignes.

Ces premières initiatives, de nature à favoriser le développement d'une doctrine plus établie, doivent être poursuivies et approfondies de manière à fournir aux forces de sécurité intérieure un vrai vademecum . Elles doivent également s'accompagner d'une vigilance maintenue, à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique, pour garantir une application juste et homogène des sanctions pénales.

Il importera enfin, pour garantir aux citoyens un droit au recours effectif lorsqu'ils estiment avoir été verbalisés de manière excessive, qu'un traitement rapide et efficace par la justice puisse être fait des contestations effectuées. Ce point fera l'objet d'une attention particulière de la mission de suivi dans la suite de ses travaux.

2. Des modalités irrégulières de constat des infractions qui pourraient fragiliser les procédures judiciaires engagées

Il ressort des travaux de la mission que les services de police et de gendarmerie se seraient heurtés, dans l'application des sanctions pénales, à des difficultés procédurales importantes, qui reflètent la précipitation dont le Gouvernement a fait preuve sur ce sujet à l'occasion de l'examen du projet de loi d'urgence.

Il semble en particulier que n'avaient pas pu être suffisamment anticipées les conséquences techniques de la mise en oeuvre du principe de gradation des sanctions pénales prévu par le législateur, à l'initiative du Gouvernement.

Afin de fluidifier le constat et la gestion des contraventions, le ministère de l'intérieur a ainsi donné pour instruction que les contraventions prononcées en cas de violation des mesures prescrites dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire soient verbalisées par procès-verbal électronique et alimentent le système de contrôle automatisé (SCA) et son interface de consultation ADOC (Accès au dossier des contraventions), qui offrent des possibilités de traitement automatisé du circuit de notification et de paiement de l'infraction.

Créé par un arrêté du ministre de l'intérieur du 13 octobre 2004, ce fichier n'avait toutefois, jusqu'au 14 avril dernier, pour finalité que de constater et de faciliter le traitement de certaines infractions routières, à l'exclusion de toute autre catégorie d'infractions.

Son élargissement aux contraventions prononcées dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire aurait donc dû donner lieu, conformément à l'article 31 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, à une modification de son arrêté de création, après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), modification à laquelle il n'a été procédé que le 14 avril.

Il en résulte que l'inscription des contraventions jusqu'à cette date était dépourvue de base légale.

Cette irrégularité s'est traduite par une fragilisation de plusieurs procédures judiciaires engagées devant les tribunaux pour violation réitérée du confinement. Dans un jugement du 9 avril, le tribunal correctionnel de Rennes , suivi depuis par d'autres tribunaux, a ainsi, pour la première fois, fait droit à une nullité soulevée par la défense sur ce fondement et prononcé la relaxe d'une personne interpellée après avoir violé le confinement à plusieurs reprises.

Profitant d'une requête déjà initiée devant la CNIL 25 ( * ) , le ministre de l'intérieur a pris, le 14 avril 2020, un nouvel arrêté destiné à régulariser l'utilisation du fichier SCA et de son interface ADOC dans le cadre du contrôle du confinement.

Si la modification ainsi opérée de l'arrêté de création du fichier permet de sécuriser juridiquement les procédures engagées pour des infractions commises postérieurement à son entrée en vigueur, la commission s'interroge en revanche sur le fait qu'elle permette, en tant que telle, la régularisation des verbalisations opérées antérieurement.

Soucieuse des conséquences que cette irrégularité pourrait avoir sur les procédures pénales engagées et, par conséquence, sur l'effectivité des sanctions pénales susceptibles d'être prononcées, la commission, par l'intermédiaire d'un courrier de son président, Philippe Bas, a saisi la garde des sceaux et le ministre de l'intérieur.

Par courrier du 29 avril, le ministre de l'intérieur a indiqué à la commission que « par dépêche du 17 avril 2020, la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice a (...) précisé que les enregistrements effectués dans le fichier SCA et son interface ADOC n'étant subordonnés à aucune condition de temporalité, les données qui y sont conservées pourront concerner des procédures établies avant l'entrée en vigueur de l'arrêté modifiant l'arrêté du 13 octobre 2004 ».

La commission observe toutefois que cette interprétation ne préjuge en rien de l'appréciation des juridictions de l'ordre judiciaire. Elle accordera, en conséquence, une attention particulière à ce point dans la suite de ses travaux.


* 23 Ces sanctions sont prévues à l'article L. 3136-1 du code de la santé publique.

* 24 Ces télégrammes sont datés des 17, 18, 19, 20, 21, 23, 24 et 26 mars et des 7, 17 et 24 avril.

* 25 Le ministère de l'intérieur ayant déjà saisi la CNIL, en décembre 2019, d'un projet d'arrêté modificatif visant à intégrer les nouvelles infractions forfaitisées par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2020 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, celle-ci a en pratique été saisie d'une analyse d'impact modifiée le 3 avril 2020. La CNIL a émis un avis favorable au projet d'arrêté modificatif le 10 avril 2020.

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