C. L'INCONVENTIONALITÉ DU RÉGIME DE PROROGATION DE PLEIN DROIT DE LA DÉTENTION PROVISOIRE ET LES INTERROGATIONS SUR SA CONSTITUTIONALITÉ

L'article 16 de l'ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 a prolongé de plein droit les délais maximum de toutes les mesures de détention provisoire ou d'assignation à résidence sous surveillance électronique (ARSE), arrivées à leur terme pendant la durée de l'état d'urgence. Cette prolongation était de deux mois, trois mois ou six mois selon la gravité des infractions en cause. En application de l'article 15 de la même ordonnance les prolongations de détention provisoire décidées pendant la période de l'état d'urgence sanitaire continuent à s'appliquer malgré la fin de celui-ci.

Cette disposition a immédiatement provoqué une controverse et a paru à la commission des lois dépasser ce qu'entendait permettre le législateur dans l'article 11 de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 41 ( * ) .

Lors de l'examen du projet de loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions le Sénat a donc pris l'initiative de mettre un terme aux prolongations des détentions de plein droit et sans débat contradictoire. En application de l'article 1 er de la loi, la prolongation de plein droit des détentions provisoires a pris fin le 11 mai 42 ( * ) . Cette procédure s'est donc appliquée à toutes les détentions provisoires arrivées à terme entre le 26 mars 43 ( * ) et le 11 mai. La commission des lois regrette que, malgré ses demandes répétées, la Chancellerie n'ait pas été en mesure de lui communiquer le nombre de personnes ayant vu leur détention provisoire prolongée sur la base de l'article 16 de l'ordonnance n° 2020-303.

1. Une inconventionnalité liée à l'obligation d'examen par le juge des libertés et de la détention

Face aux critiques adressées à cette procédure et plus spécifiquement à la prolongation de plein droit, donc sans intervention d'un juge, la Chancellerie a toujours soutenu que ces dispositions dérogatoires ne portaient pas atteinte au droit commun en matière de recours, le prolongement s'effectuant sans préjudice de la possibilité pour la juridiction compétente d'ordonner à tout moment, d'office, sur demande du ministère public ou sur demande de l'intéressé, la mainlevée de la mesure.

On peut cependant noter, que durant la période d'application de l'article 16 de l'ordonnance, toutes les audiences de réexamen des détentions provisoires ont été reportées 44 ( * ) , obligeant les parties à demander la mainlevée ou, à défaut, à se voir simplement appliquer la prolongation de la détention provisoire. La commission des lois a relevé la charge qui pesait dès lors sur les parties et leurs avocats.

Le Conseil d'État, saisi en référé 45 ( * ) , a fait droit à l'analyse de la Chancellerie , en considérant que l'ordonnance n° 2020-303 s'était bornée à allonger les délais maxima de détention provisoire, « sans apporter d'autre modification aux règles du code de procédure pénale qui régissent le placement et le maintien en détention provisoire (...) et a rappelé qu'elles s'entendent sans préjudice de la possibilité pour la juridiction compétente d'ordonner à tout moment, d'office, sur demande du ministère public ou sur demande de l'intéressé, la mainlevée de la mesure. » Le juge administratif a donc conclu qu'en « adoptant de telles mesures et en retenant des allongements de deux, trois ou six mois, dans les limites imparties par la loi d'habilitation, l'ordonnance contestée ne peut être regardée, eu égard à l'évolution de l'épidémie, à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l'action des auxiliaires de justice et sur l'activité des administrations, en particulier des services de police et de l'administration pénitentiaire, comme d'ailleurs sur l'ensemble de la société française, comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées par les requérants ». Au regard de l'habilitation donnée et des circonstances qui la sous-tendent, le Conseil d'État a considéré que la possibilité pour le juge d'intervenir dans les conditions du droit commun suffisait à garantir les droits et libertés des personnes en détention provisoire.

Un mois plus tard, quatre arrêts de la chambre criminelle de la Cour de Cassation ont eu une appréciation différente de l'atteinte portée aux libertés 46 ( * ) , en se fondant sur l'article 5.3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui dispose que toute personne « arrêtée ou détenue [notamment celles placées en détention provisoire] doit être aussitôt traduite devant un juge (...) et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libéré pendant la procédure ».

Examinant « les deux principales conséquences attachées à une prolongation d'un titre de détention provisoire, sans intervention du juge », la Cour a constaté que l'article 16 de l'ordonnance :

- d'une part, conduit à maintenir en détention, de par le seul effet de la loi et sans décision judiciaire, des personnes détenues, au-delà de la durée du terme du titre de détention et retire ainsi à la juridiction compétente le pouvoir d'apprécier, dans tous les cas, s'il y avait lieu d'ordonner la mise en liberté de la personne détenue, au regard des critères prévus par le code de procédure pénale ;

- d'autre part, à différer, à l'égard de tous les détenus, l'examen systématique, par la juridiction compétente, de la nécessité du maintien en détention et du caractère raisonnable de la durée de celle-ci.

Retenant une interprétation apparemment inverse de celle du Conseil d'État , la Cour « relève que l'exigence conventionnelle d'un contrôle effectif de la détention provisoire ne peut être abandonnée à la seule initiative de la personne détenue, ni à la possibilité, pour la juridiction compétente d'ordonner, à tout moment, d'office ou sur demande du ministère public, la mainlevée de la mesure de détention ».

Elle en déduit que l'article 16 de l'ordonnance n'est pas compatible avec l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme et que la prolongation qu'il prévoit n'est régulière que si la juridiction qui aurait été compétente pour prolonger la détention rend, dans un délai rapproché courant à compter de la date d'expiration du titre ayant été prolongé de plein droit, une décision par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention.

Fixant un délai qualifié de « prétorien » par la Chancellerie 47 ( * ) , la Cour a considéré que le juge des libertés et de la détention devait intervenir dans les trois mois après la date à laquelle la détention provisoire aurait dû être prolongée, s'agissant des affaires criminelles et d'un mois à compter de cette même date, s'agissant des affaires délictuelles.

Les conséquences pratiques de cette décision sont donc limitées en matière criminelle, les audiences ayant pu se tenir jusqu'au 26 juin. À l'inverse, certaines prolongations de détention provisoire concernant des délits avaient, au moment de la décision de la Cour de Cassation, dépassé le délai qu'elle a fixé pour un examen par le juge des libertés et de la détention (JLD). En conséquence, selon la Chancellerie, 171 libérations ont été ordonnées au 29 mai, du fait du non-respect des obligations procédurales découlant des obligations conventionnelles de la France.

La position de la Cour de Cassation a fait l'objet de deux types de réserves, liées aux conditions concrètes de conduite des enquêtes et d'examen des affaires, pendant la période de crise sanitaire. Tout d'abord certains ont pu considérer qu'elle ne prenait pas suffisamment en compte la nécessité de prévenir la remise en liberté de personnes sur lesquelles pesaient de graves soupçons alors que le fonctionnement de la justice était entravé par l'épidémie de covid-19 48 ( * ) . La Cour de Cassation a pour sa part relevé que la France n'ayant pas fait usage de la possibilité offerte par l'article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme de déroger à ses obligations pendant la durée de la crise, l'article 5 de la convention trouvait pleinement à s'appliquer.

La Chancellerie a ensuite relevé ce qui peut paraître comme un paradoxe : les cas de détention provisoire prolongés de plein droit et non examinés par le JLD dans le délai fixé par la Cour de Cassation sont ceux pour lesquels aucune mainlevée de la mesure n'a été demandée . La Cour de Cassation a cependant considéré que la possibilité de demander la mainlevée n'était pas suffisante pour garantir le respect des droits des personnes dont la détention provisoire a été prolongée de plein droit. Le fait que ceux qui n'aient pas demandé la mainlevée se trouvent en situation d'être libérés n'atteint pas le principe ainsi posé.

2. Une constitutionnalité encore incertaine

Suite au renvoi par la Cour de Cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité liée aux affaires examinées dans sa décision du 26 mai, la Conseil constitutionnel s'est prononcé le 3 juillet 2020 49 ( * ) . Il a constaté, s'agissant de l'article 11 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, que : « Dès lors, les dispositions contestées n'excluent pas toute intervention d'un juge lors de la prolongation d'un titre de détention provisoire venant à expiration durant la période d'application de l'état d'urgence sanitaire. Elles ne portent donc atteinte ni par elles-mêmes, ni par les conséquences qui en découlent nécessairement, aux exigences de l'article 66 de la Constitution imposant l'intervention d'un juge dans le plus court délai possible en cas de privation de liberté. L'inconstitutionnalité alléguée par les requérants ne pourrait résulter que de l'ordonnance prise sur le fondement de ces dispositions. »

Si le texte de loi est donc conforme à la Constitution, l'ordonnance pourrait ne pas l'être , le Conseil rappelant que : « Les dispositions d'une loi d'habilitation ne sauraient avoir ni pour objet ni pour effet de dispenser le Gouvernement, dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés en application de l'article 38 de la Constitution, du respect des règles et principes de valeur constitutionnelle, notamment les exigences résultant de son article 66 s'agissant des modalités de l'intervention du juge judiciaire en cas de prolongation d'une mesure de détention provisoire . » L'évolution récente du Conseil constitutionnel sur sa compétence en matière d'examen d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions d'une ordonnance non ratifiée pourrait donc ouvrir la voie à un examen de la constitutionnalité de l'article 16 de l'ordonnance n° 2020-303, laquelle pourrait venir contredire la décision du juge administratif saisi en référé.

La commission des lois constate que cette disposition, dont elle ne conteste pas l'objectif premier, à savoir la nécessité de permettre aux enquêtes de se poursuivre par-delà l'épidémie, a suscité d'importantes controverses et surtout des difficultés d'interprétation et donc d'application dans les juridictions. Si les circulaires interprétatives de la Chancellerie ont été largement validées par la Cour de Cassation, la prolongation de plein droit sans intervention explicite du juge des libertés et de la détention était une atteinte disproportionnée aux libertés, dont les conséquences pratiques semblent heureusement circonscrites.


* 41 Le I de cet article dispose : « Dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnances, dans un délai de trois mois à compter de la publication de la présente loi, toute mesure, pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020, relevant du domaine de la loi et, le cas échéant, à les étendre et à les adapter aux collectivités mentionnées à l'article 72-3 de la Constitution : (...)

2° (...) d) Adaptant, aux seules fins de limiter la propagation de l'épidémie de covid-19 parmi les personnes participant à ces procédures, (...) les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires et des assignations à résidence sous surveillance électronique, pour permettre l'allongement des délais au cours de l'instruction et en matière d'audiencement, pour une durée proportionnée à celle de droit commun et ne pouvant excéder trois mois en matière délictuelle et six mois en appel ou en matière criminelle, et la prolongation de ces mesures au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat.

* 42 Loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

* 43 Date de publication de l'ordonnance 2020-303.

* 44 Circulaire du 26 mars 2020.

* 45 Conseil d'État décision N° 439877, lecture du vendredi 3 avril 2020.

* 46 C. Cass. Chambre criminelle, arrêts n° 971, 973, 974 et 977 du 26 mai 2020.

* 47 Communiqué de presse du 26 mai 2020, http://www.presse.justice.gouv.fr/communiques-de-presse-10095/communiques-de-2020-12975/decision-de-la-cour-de-cassation-33124.html.

* 48 L'article de Mme Valérie-Odile Dervieux, présidente de la chambre de l'instruction (7/4) à la Cour d'appel de Paris, relatif à la décision de la Cour de Cassation sur le site Dalloz-Actualité « Détention provisoire prolongée de plein droit : un concept à DLC, se conclut (provisoirement est-il précisé) sur les considérations suivantes : « au-delà des enjeux juridiques, des questions très prosaïques se posent à chaque juge, pour chaque procédure soumise : celles de la pérennité d'une enquête qui peut porter sur des faits gravissimes, celles de la situation de parties civiles qui attendent justice et enfin celles de la société secouée par un état d'urgence sanitaire inédit qui attend du service public de la justice normalité, sérénité et transparence. C'est peut-être cela qui a été oublié. »

* 49 Décision n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page