II. LA RÉOUVERTURE DU DOSSIER DE LA DÉCENTRALISATION À LA SUITE DE LA CRISE DES « GILETS JAUNES »

Dans une « Lettre ouverte aux Français » rendue publique le 13 janvier 2019 pour tenter de clore la protestation des « Gilets jaunes », le chef de l'État avait rouvert, parmi d'autres, le dossier de l'organisation locale en posant cinq questions destinées à nourrir le « Grand débat national » :

1) Y a-t-il trop d'échelons administratifs ou de niveaux de collectivités locales ?

2)  Faut-il renforcer la décentralisation et donner plus de pouvoir de décision et d'action au plus près des citoyens ? À quels niveaux et pour quels services ?

3)  Comment voudriez-vous que l'État soit organisé et comment peut-il améliorer son action ?

4)  Faut-il revoir le fonctionnement de l'administration et comment ?

5) Comment l'État et les collectivités locales peuvent-ils s'améliorer pour mieux répondre aux défis de nos territoires les plus en difficulté, et que proposez-vous ?

De son côté, le Sénat, par la voix du président Larcher, avec l'Association des maires de France (AMF), l'Assemblée des départements de France (ADF) et Régions de France - rassemblées au sein de l'association Territoires Unis -, avait, dès janvier 2019, appelé l'exécutif à lancer une nouvelle étape de la décentralisation qui serait une « réponse majeure » à la « fatigue démocratique » perceptible et illustrée par la crise. Pour le président du Sénat, « Cette nouvelle génération de la décentralisation ne peut être une énième "architecture" nouvelle, mais d'abord un acte de confiance entre État, Parlement, garants de l'unité et de l'égalité, et les élus des collectivités territoriales ».

Recevant les présidents des conseils départementaux à l'Élysée, le 21 février 2019, la réponse de l'exécutif avait paru ambivalente en conjuguant une critique à peine voilée de la demande de décentralisation, et un appel à propositions sous forme de banco : « Je dis oui pour la décentralisation mais alors il faut le faire vraiment [...] . J'entends beaucoup d'appels aux compétences mais beaucoup moins aux responsabilités. Mais cela ne peut pas être la perpétuation d'une forme de culture de l'irresponsabilité, où on dit je prends les compétences mais c'est l'État qui reste le payeur [...] Si Territoires Unis fait une proposition véritable, je suis prêt à l'examiner » ». Dans la foulée, Territoires Unis avait proposé quelques grands principes pour un Acte III de la décentralisation :

- réformer les principes organisant les relations entre l'État et les collectivités locales pour garantir la libre administration des collectivités en confiant à ces dernières un pouvoir réglementaire renforcé dans leurs domaines de compétences, en remplaçant la subsidiarité « descendante » par la subsidiarité « ascendante » qui consiste à ne confier à l'échelon étatique que les compétences qui ne peuvent être exercées au niveau local et en inscrivant un principe de différenciation dans la Constitution ;

- assurer réellement l'autonomie financière et fiscale des collectivités territoriales notamment en consolidant le socle de ressources propres dont peuvent disposer les collectivités, au sens de la Constitution ;

- mettre la commune au centre de la démocratie de proximité , en revenant à une conception de l'intercommunalité au service des communes membres ;

- renforcer le rôle des collectivités dans les politiques publiques assurant la cohésion sociale et territoriale de la Nation : solidarité sociale, mobilités, développement économique, emploi, éducation et formation, transition écologique, solidarité des territoires ;

- établir une nouvelle répartition des compétences concernant certaines politiques publiques de proximité : politique du logement et de rénovation urbaine, politique du sport pour tous, politique culturelle, politique territoriale de la santé, politique de la cohésion des territoires.

Néanmoins, comme en témoigne l'entretien donné par la ministre de la Cohésion des territoires au journal Le Monde , le 4 avril 2019, le Gouvernement semblait alors frileux et peu désireux de s'engager dans la voie proposée par les élus, paraissant privilégier la déconcentration, au détriment de la décentralisation. La ministre affirmait en effet : « Ce que je constate, c'est que, dans les réunions du Grand débat, peu de personnes nous parlent de décentralisation [...] Si nous commençons, à la sortie du grand débat, par raisonner en termes de partage de pouvoirs entre les uns et les autres, nous serons à côté de la plaque [...] Derrière le mot proximité, les gens demandent aussi la proximité de l'État. »

En définitive, et en guise de conclusion au « Grand débat national », le 25 avril 2019, le président de la République avait annoncé une série de mesures pour répondre à la crise des « Gilets jaunes ». S'agissant de la décentralisation, le propos était net : « Je souhaite ouvrir un nouvel acte de décentralisation, adapté à chaque territoire, qui doit porter sur le logement, le transport, la transition écologique. ». Le président de la République ajoutait : « [...] je souhaite qu'il puisse y avoir un geste de décentralisation extrêmement clair et avec celui-ci un principe : la différenciation territoriale. [...] Cette réforme, cet acte de décentralisation devra aboutir pour le premier trimestre 2020 . ».

Pour mettre en oeuvre ces annonces, le 29 avril 2019, le Gouvernement déposait un nouveau texte de révision constitutionnelle 3 ( * ) qui autorisait notamment, sous certaines conditions, une différenciation territoriale, mais ne faisait que reprendre, sur ce point, le texte proposé par le précédent projet de l'exécutif 4 ( * ) . En mai 2019 était par ailleurs annoncé un projet de décentralisation qui devait être porté début 2020 par Sébastien Lecornu, alors ministre chargé des Collectivités territoriales. À la mi-juin, le projet gouvernemental était précisé et comportait maintenant deux volets : d'une part, un projet de loi dit « engagement et proximité », porté par Sébastien Lecornu, davantage centré sur le statut des élus et inspiré notamment par les propositions de la délégation aux collectivités relatives au statut de l'élu local 5 ( * ) , et, d'autre part, un « nouvel acte de la décentralisation », que certains appelleraient rapidement « 3D » (pour décentralisation, différenciation, déconcentration) qui devait être proposé par Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, à la fin du premier semestre 2020.

Si le premier texte devait être déposé au Sénat dès le 17 juillet 2019 et adopté par les deux chambres le 19 décembre 2019, le second, portant sur des mesures structurelles de gouvernance, d'organisation et de compétences, sembla d'emblée difficile à boucler.

La ministre avait annoncé le 20 septembre 2019 que les négociations autour de ce projet commenceraient « d'ici fin octobre ». Pourtant, en novembre encore, devant le 102 e congrès de l'AMF, l'exécutif semblait hésiter, dessinant toujours une stratégie davantage fondée sur la déconcentration que sur la décentralisation. Une décentralisation en tout cas présentée par le président de la République comme un risque pour des élus qui auraient tendance à fuir leurs responsabilités : « on ne peut pas dire : je prends les compétences mais quand il y a un problème... Vous le savez, vous, quand il y a un problème on vient vous voir. Bon, quand ce n'est pas vous, c'est moi, si je puis dire, quand même bien souvent. C'est trop souvent le cas. On dit : j'ai les compétences. [...] Quand il y a un gros coup de grisou, on dit que c'est l'État, comme si on avait oublié qu'on avait décentralisé les compétences. Je veux bien. On a décentralisé imparfaitement certaines compétences de mobilité ou de développement économique, dès qu'il y a un problème, on dit : c'est l'État. Quand une entreprise ferme, je n'ai jamais entendu une région dire : « c'est ma responsabilité, je vais le faire. » On dit : « l'État ne nous aide pas assez. » [...] Donc les gens veulent prendre des compétences et pas les responsabilités. On ne peut pas avancer comme ça. ».

Il fallut attendre le 6 janvier 2020 pour que soit lancée, à Arras, la concertation avec les élus locaux sur le projet de loi désormais dit « 3D », concertation néanmoins vite rattrapée et interrompue par la crise sanitaire.

Ces atermoiements et autres hésitations témoignent vraisemblablement d'un enthousiasme modéré, au sein des plus hautes autorités de l'État, pour la décentralisation. Sans doute illustrent-ils aussi des divergences au sein de l'administration de l'État.

Il aurait pourtant suffi à l'exécutif de consulter les élus pour constater qu'ils étaient prêts à de nouvelles avancées dans l'exercice de responsabilités, l'enjeu n'étant pas de savoir si l'on veut plus ou moins de décentralisation, mais comment améliorer l'efficacité de l'action publique au service de nos concitoyens. Au-delà de clichés démagogiques, cette efficacité est bien l'obsession des élus locaux, qui doivent prendre en compte les exigences croissantes de nos concitoyens, mais aussi leurs marges réduites par la contrainte budgétaire, ainsi que le corset normatif qui leur est imposé.


* 3 Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique.

* 4 Projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, déposé 9 mai 2018, retiré le 29 août 2019.

* 5 Sénat, Faciliter l'exercice des mandats locaux, Rapport d'information, n° 642, 5 juillet 2018. Ce rapport comporte six tomes.

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