II. LE PRIX DES EXIGENCES CONTRADICTOIRES

Face à la crise provoquée par l'épidémie de Covid-19, la France s'est donc retrouvée dans l'incapacité de tirer pleinement parti des possibilités ouvertes par le numérique . Comme les développements qui précèdent l'ont montré, cette incapacité est en partie d'ordre technique : quand bien même aurions-nous souhaité faire un usage plus grand de ces technologies, les systèmes n'étaient pas prêts , que ce soit dans le domaine sanitaire stricto sensu (INS, DMP, ENS, etc.) ou de manière plus générale (pour que les restrictions soient mieux respectées, et qu'elles durent moins longtemps).

Mais en réalité, bien plus fondamentalement, ce sont des raisons politiques qui expliquent cette situation, des raisons tenant à la méfiance profonde et ancienne de la population à l'égard du numérique (A) et au conservatisme juridique des autorités en matière d'utilisation des données personnelles (B). Ces blocages expliquent d'ailleurs une grande partie des retards accumulés au fil des années par les grands projets dans le domaine de la e-santé ou de l'État plateforme en général : l'impréparation technique de la France n'est que le résultat de ses tabous politiques et idéologiques .

Or cette sensibilité française est non seulement devenue coûteuse, en particulier face à une crise sanitaire, mais aussi mal placée (C) :

- d'abord, parce que les atteintes éventuelles à nos libertés « numériques » ne doivent pas s'apprécier dans l'absolu mais au regard des atteintes autrement plus importantes portées à nos libertés « physiques » , dans une logique de proportionnalité aujourd'hui mal comprise ;

- ensuite, parce qu'elle confond les fins (protéger les droits et libertés) et les moyens (interdire les croisements de fichiers) .

Il faut être clair : pour la gestion d'une épidémie comme en général, il n'y a pas - et il n'y aura jamais - d'outils numériques efficaces sans utilisation des données, y compris personnelles. Progresser dans cette voie est un devoir.

En revanche, il est tout à fait possible d'assurer un haut niveau de protection des droits et libertés dans ce cadre - pour peu que soient levés les multiples fantasmes et les incompréhensions sur le sujet. La quasi-totalité des auditions réalisées dans le cadre du présent rapport sont allées dans ce sens, et ont insisté sur l'effort considérable de pédagogie qui doit être entrepris pour gagner la confiance des citoyens . Car, pour citer les propos prononcés lors de l'une des auditions, « c'est bien la peur absurde de Big Brother qui nous a rendus incapables de tracer réellement les contacts et de suivre correctement les patients ».

A. UNE DÉFIANCE DE L'OPINION AUX RACINES ANCIENNES

La sensibilité française sur le sujet est ancienne et profonde, et elle n'est pas dénuée de toute justification historique . On rappellera par exemple « l'affaire des fiches » - ou « affaire des casseroles »... - qui avait conduit à la chute du gouvernement d'Émile Combes en 1904, après la révélation d'une opération de fichage politiques et religieux dans l'armée française, dans le contexte des suites de l'affaire Dreyfus. On pourrait aussi évoquer, bien sûr, le régime de Vichy, la guerre d'Algérie ou encore l'URSS - sans même parler de la littérature ou du cinéma.

Dans l'imaginaire collectif, la collecte des données est associée à l'idée d'un État policier et d'un « fichage » de la population , et c'est cette même idée qu'on retrouve à chaque fois qu'un gouvernement s'aventure sur ce terrain, qu'il s'agisse fichier SAFARI (« ou la chasse aux Français », avait titré Le Monde en 1974), du fichier TES, du dossier médical partagé et maintenant de TousAntiCovid .

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