COMPTES RENDUS DES AUDITIONS EN COMMISSION

Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur

(Mercredi 23 juin 2021)

M. François-Noël Buffet, président. - Le premier tour du scrutin des élections départementales et régionales a été marqué par des dysfonctionnements majeurs concernant l'acheminement des professions de foi aux électeurs.

La ministre déléguée, Mme Marlène Schiappa, a indiqué que 21 000 électeurs seulement n'auraient pas été rendus destinataires du matériel électoral, mais les remontées du terrain rendent cette estimation peu crédible et attestent qu'un dysfonctionnement majeur a eu lieu, car les électeurs qui n'ont pas reçu ces documents paraissent bien plus nombreux, et surtout, sont répartis dans plusieurs départements et régions. En région Bourgogne-Franche-Comté, par exemple, on a noté des incidents dans 300 communes.

Vous avez mis nommément en cause les prestataires retenus pour l'acheminement des documents électoraux : Adrexo et La Poste. C'est un fait : dans certains départements, les personnels de ces prestataires ont préféré détruire les courriers plutôt que de les acheminer. Les photos projetées, où vous pouvez voir des enveloppes d'expédition brûlées en Haute-Savoie, des enveloppes éparpillées sur des routes de l'Eure, des cartons d'enveloppes non distribuées dans l'Ain, constituent des exemples parmi d'autres des conditions dans lesquelles la distribution du matériel a été effectuée : elles se passent de tout commentaire, me semble-t-il...

L'organisation des élections dépend de l'exécutif. Certains mettent en cause les conditions dans lesquelles le marché de l'acheminement a été conclu, sans s'assurer avec le sérieux nécessaire de la capacité des prestataires d'exécuter le marché.

Les routeurs n'ont pas été capables de mener à bien leur mission alors qu'ils n'étaient pas contraints de distribuer la propagande électorale en urgence : or, pour le second tour, dans les départements, les listes ne sont déposées qu'aujourd'hui, et le scrutin a lieu dimanche. Peut-on vraiment espérer que l'acheminement sera accompli en temps et en heure ? Quelles dispositions le ministère a-t-il prises ?

La distribution de la propagande électorale est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie. Nous devons donc tirer les leçons d'un tel dysfonctionnement, sinon d'un tel fiasco.

M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. - Vous avez raison, il y a eu des dysfonctionnements. Sont-ils pour autant l'unique raison de l'abstention ? Je ne le crois pas. Le taux de participation n'est pas meilleur dans les pays qui ont mis en place le vote par correspondance : en Angleterre, l'abstention a été similaire pour les élections municipales de 2021. Mais il est vrai que la connaissance des documents de propagande électorale contribue à l'égalité entre candidats.

La mise sous pli est le plus souvent effectuée en régie dans les préfectures. Elle s'est faite dans des conditions normales. En raison de la réduction du nombre d'agents publics dans les préfectures depuis quinze ans, même si pour la première fois l'an dernier les effectifs dans les préfectures et sous-préfectures n'ont pas diminué, le ministère a eu recours parfois à des sous-traitants pour réaliser cette mise sous pli.

Le sujet qui nous occupe concerne la distribution de la propagande électorale. Celle-ci est complexe pour trois raisons. Il faut d'abord évoquer les causes classiques de non-distribution. Les listes électorales ne sont pas toujours parfaitement tenues, notamment dans les zones urbaines. La non-distribution s'élève à 13 % en Seine-Saint-Denis, contre 3 % en Corrèze : la mobilité des électeurs ou la difficulté à accéder à certains immeubles contribue à expliquer cet écart.

La concomitance exceptionnelle de deux élections, départementales et régionales, constituait aussi un défi logistique. Depuis 1986, la France n'avait pas organisé deux élections en même temps sur tout le territoire national, même si l'on a organisé des régionales ou des municipales dans toute la France en même temps que des cantonales sur une moitié du territoire. Le défi logistique était réel et M. Capus, auteur d'une proposition de loi relative à la simplification et à la modernisation de la propagande électorale, l'avait d'ailleurs évoqué. Dailleurs, dans le cadre des auditions, des titulaires du marché reconnaissaient la difficulté à remplir leurs engagements en période de pandémie.

Enfin, il faut aussi évoquer la libéralisation de la distribution de la propagande électorale. Jusque dans les années 2000, celle-ci relevait des agents de l'État, en lien direct avec La Poste. Sous le gouvernement de Lionel Jospin, deux directives européennes de 1997 et 2002 ont été adoptées, qui ouvraient le marché postal, y compris la propagande électorale, à la concurrence. En 2005, il a été prévu qu'il serait procédé par appel d'offres. Le premier appel d'offres a eu lieu en 2009. L'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), qui est chargée de donner son blanc-seing aux opérateurs souhaitant concurrencer La Poste, a donné son aval à la société Adrexo. Cette société a obtenu une partie du marché, pour un montant d'environ 200 millions d'euros ; Adrexo et La Poste se sont réparti les régions. Dans certaines régions, les envois, notamment pour les départementales, ont eu lieu très tôt, parfois avant même les législatives partielles qui avaient lieu trois semaines avant, ce qui a pu donner lieu à des confusions dans l'esprit des électeurs. Mais le législateur n'a pas prévu de bornes temporelles. Sans doute pourrions-nous modifier ce point.

Nous avons constaté des manquements dans l'exécution du marché par Adrexo, même si La Poste n'est pas exempte de reproches puisque 9 % de ses plis n'ont pas été distribués, pour différentes raisons - décès, déménagements, mauvaise tenue des listes , etc. -, mais ce taux est particulièrement élevé. Je pourrai vous fournir les chiffres détaillés par régions.

Pour Adrexo, en revanche, nous avons constaté des dysfonctionnements : documents de propagande électorale entreposés par terre, mis à la poubelle, parfois brûlés, etc. La société a évoqué une attaque informatique. Elle emploie un grand nombre de vacataires ; ce marché était peut-être trop important pour cette société. Il faudra en tirer les leçons pour la présidentielle, mais, pour l'instant, l'important est de réussir l'organisation du second tour.

Le marché est divisé en deux parts équivalentes en termes de population : les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire, Grand Est, Hauts-de-France, Normandie, Pays de la Loire ont été attribuées à Adrexo ; la Bretagne, la Corse, l'Île-de-France y compris Paris, la Nouvelle-Aquitaine, l'Occitanie, l'outre-mer et Provence-Alpes-Côte d'Azur ont été attribuées à La Poste.

Dès les premiers dysfonctionnements, le secrétaire général du ministère a écrit aux prestataires et les a convoqués. Au lendemain du premier tour, j'ai convoqué les deux sociétés. Je leur ai demandé des améliorations, notamment dans la remontée d'informations dans les communes où les gens n'ont pas reçu la propagande. C'est mis en oeuvre depuis lundi soir en lien avec les préfectures. J'ai demandé aux sociétés d'écrire directement aux maires pour signaler les problèmes ou de trouver des moyens de distribution alternatifs lorsqu'elles ne peuvent accéder à certains immeubles.

La France est l'un des derniers pays à fonctionner ainsi ; depuis longtemps le ministère de l'intérieur, y compris sous certains de mes prédécesseurs, plaide pour une dématérialisation de la propagande électorale, au moins pour ceux qui ne souhaitent pas la recevoir en format papier. Le législateur a toujours refusé. Je constate aussi que 87 % des moins de 35 ans se sont abstenus, alors qu'il est légitime de penser que la propagande électorale est plutôt lue par les plus âgés. On peut donc penser que l'abstention est due à d'autres causes, notamment à un effet de génération. En tout cas, on peut penser que le taux de non-distribution est certainement plus élevé que le taux de 1 %, chiffre avancé par les sociétés. Il y a toujours eu des erreurs - lors du dernier scrutin, La Poste n'avait pas distribué l'intégralité de la propagande électorale à Annecy par exemple -, mais jamais à ce niveau. J'ai aussi demandé aux sociétés de nous communiquer par écrit leurs difficultés.

M. François-Noël Buffet, président. - En effet, il y a toujours eu des erreurs dans la distribution, mais en l'occurrence, on doit plutôt parler de fautes graves.

Par ailleurs, à Marseille, 34 des 481 bureaux de vote n'ont pas pu ouvrir en début de journée, en raison de l'absence du président, voire d'un ou plusieurs assesseurs. Des électeurs ont dû rentrer chez eux sans avoir pu voter. Les élus qui président les bureaux de vote agissent en tant que représentants de l'État. Le préfet des Bouches-du-Rhône a-t-il pris des dispositions pour que cette situation ne se reproduise pas dimanche prochain ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je veux souligner le professionnalisme des maires et des agents de préfectures, qui ont assuré le déroulement d'un double scrutin dans des conditions exceptionnelles. Tous les bureaux de vote ont ouvert dans des conditions conformes aux recommandations du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État, y compris dans l'Aisne ou l'Essonne qui avaient été frappées la veille par des inondations. Ceux qui le souhaitaient ont pu être vaccinés. Des autotests étaient disponibles. Certes, 34 bureaux à Marseille n'ont pas ouvert à l'heure. Le préfet a été informé à 6 h 30 le matin que 34 sacoches n'avaient pas été retirées ; ce n'était pas le fait de la préfecture, mais des élus, agissant comme représentants de l'État. Douze bureaux ont pu être ouverts grâce à la réquisition d'agents de la préfecture. Les autres bureaux ont pu ouvrir par la désignation par la ville d'autres personnes. Les problèmes tenaient à des changements d'affectation. Certains élus sont très attachés à certains bureaux de vote.

M. Jérôme Durain. - Merci à M. Buffet d'avoir soutenu l'idée de la création d'une commission d'enquête lancée par M. Kanner. Je peux témoigner des difficultés en Bourgogne-Franche-Comté. Il est évident que la mauvaise distribution de la propagande électorale a eu des conséquences sur le vote. Je m'étonne du motif invoqué : le double scrutin... Mais s'il s'agit d'une épreuve insurmontable, il ne fallait pas l'organiser ! Quelle image donne l'État s'il n'a pas les moyens d'assurer ses missions ? On dit que 21 000 électeurs n'ont pas reçu la propagande. Ce chiffre me semble très sous-évalué... Je ne comprends pas non plus pourquoi vous mettez sur le même plan Adrexo et La Poste. Enfin, savez-vous pourquoi le dirigeant d'Adrexo cite M. Macron parmi les personnes qui ont marqué sa vie ? Est-ce parce qu'il a remporté un appel d'offres public ?

M. Dany Wattebled. - Les problèmes de distribution de la propagande électorale ne suffisent pas à expliquer l'abstention, mais c'est une ombre au tableau... Quels ont été les critères de choix des prestataires ? Quelles seront les sanctions ? Leurs sous-traitants sont-ils bien formés ? L'État ne devrait-il pas reprendre la main sur la distribution ?

M. Patrick Kanner. - La situation est sans précédent. Vous ne pouviez pas dire que ne vous ne saviez pas, car vous aviez été interrogé lors d'une séance de questions d'actualité sur les dysfonctionnements rencontrés à l'occasion des élections législatives partielles. L'État a failli. Il est vrai que ce n'est pas pour cette raison que 32 millions de Français ne se sont pas déplacés pour aller voter, mais cela n'a pas aidé : des personnes âgées m'ont ainsi dit qu'elles n'avaient pas pu préparer leur vote. Le fiasco concerne aussi bien les régionales que les départementales. Certains ont reçu les documents électoraux avant même l'ouverture de la campagne, alors que, normalement, la profession de foi est le dernier document que l'on reçoit, quelques jours avant le scrutin, et qui permet de déterminer son vote. L'État est le donneur d'ordre. La sincérité du scrutin vous paraît-elle en cause ? Estimez-vous avoir pris les bonnes mesures après les problèmes rencontrés lors de législatives partielles ? Estimez-vous que la responsabilité du ministère est engagée, et donc la vôtre ?

Mme Cécile Cukierman. - Nous n'avons pas seulement eu affaire à un problème de mauvais adressage, mais bien de non-distribution, voire de destruction de matériel électoral. Cela pose une question d'ordre démocratique. Certes, cela n'explique pas toute l'abstention, mais lorsqu'il n'y a que quelques voix d'écart et que la qualification au deuxième tour est en jeu, on peut légitimement se demander si les résultats auraient été les mêmes sans ces dysfonctionnements.

Certes, vous avez raison d'évoquer la libéralisation du marché. Adrexo, avec ses 17 000 emplois à temps partiel, n'est pas spécialisée dans la distribution de plis adressés, mais plutôt dans la distribution toutes boîtes. Nous vous avions fait remonter certaines difficultés en amont. On peut donc déplorer le manque de publicité pour le site internet où figurent l'ensemble des professions de foi et que des mesures n'aient pas été prises pour anticiper les difficultés. L'e mail des préfectures, vendredi soir, nous demandant de contacter les électeurs pour leur demander de vérifier leurs boîtes aux lettres le samedi soir, parce que la distribution continuait, était pour le moins étrange : si nous avions les moyens de contacter les électeurs en amont, il serait inutile de distribuer du matériel électoral officiel !

M. Philippe Bas. - Des millions de Français déterminent leur vote après avoir lu les professions de foi. Les défaillances graves et générales constatées ont nécessairement eu un impact sur le déroulement du scrutin. Vos explications ne m'ont pas convaincu. Lionel Jospin et les directives européennes ont bon dos : voilà vingt ans qu'elles s'appliquent ! De plus, en 2008, les scrutins cantonaux et municipaux étaient déjà concomitants et il n'y a eu aucun problème. Concernant les inscriptions sur les listes électorales, je vous rappelle que c'est vous qui avez mis en oeuvre le nouveau système d'inscription, qui était justement destiné à apporter plus de fiabilité ! Lorsque des appels d'offres ont lieu, il faut que les cahiers des charges soient suffisamment précis. Combien d'électeurs n'ont pas reçu les professions de foi ? Si c'était à refaire, que feriez-vous pour éviter ce fiasco ?

Mme Nathalie Goulet. - La distribution s'est mal passée dans l'Orne, mais la préfète a bien réagi en publiant les professions de foi sur le site internet de la préfecture. Le ministère a-t-il été informé de l'attaque informatique qui a visé Adrexo ?

Je rejoins la question de Mme Cukierman sur la perte de chances : certains électeurs ne sont pas allés voter, car ils n'avaient pas reçu la propagande électorale. Lorsque les résultats ont été serrés, la question de l'invalidation du scrutin risque de se poser.

M. Éric Kerrouche. - Vous continuez à affirmer que le vote par correspondance n'est pas une solution. Les événements de dimanche devraient vous inciter à plus d'humilité. Il est facile de prendre comme exemple la Grande-Bretagne, un pays où le gouvernement local n'a pas la même importance qu'en France. En Allemagne, le vote par correspondance a accru le taux de participation. Les délais que vous avez imposés étaient trop serrés pour assurer un séquençage des élections. La question de l'acheminement a été abordée de nombreuses fois lors de la préparation des élections au sein du comité de suivi des élections. À chaque fois, le ministère a répondu que les problèmes étaient marginaux. D'où ma question : quand avez-vous été alerté des difficultés ? Qu'avez-vous fait ?

M. Mathieu Darnaud. - Je veux revenir sur la question de l'anticipation : vous auriez pu redresser la barre quand vous avez constaté des distributions anticipées de propagande électorale dans certains lieux. Notre commission avait formulé de nombreuses propositions, car nous étions convaincus que le contexte de crise sanitaire pouvait entraîner des difficultés. Nous en avons fait aussi au sein du comité de suivi : notamment sur l'approvisionnement en papier, sur le matériel de propagande, car, pour les élections départementales, les candidats ont dû fournir ce matériel très tôt. Nos propositions ont toujours été balayées d'un revers de main. Des dysfonctionnements ayant été constatés assez tôt, comment expliquer que des mesures n'aient pas été prises pour éviter des problèmes plus importants ? Que ferez-vous pour assurer une bonne distribution pour le second tour ? On entend que, pour le second tour, le matériel électoral pourrait être distribué le week-end. Rares sont nos concitoyens qui relèvent leur boîte aux lettres le dimanche matin !

M. Loïc Hervé. - La propagande électorale pour les départementales ayant été distribuée trop tôt, celle pour les régionales trop tard, voire pas du tout, les prestataires auront à réaliser un exploit pour assurer une bonne distribution avant la fin de la semaine pour le second tour ! Vous avez souligné les problèmes à Annecy, je n'y reviens pas. Je voudrais poser la question des difficultés d'accès aux copropriétés. Les facteurs disposaient de pass pour accéder aux boîtes aux lettres. Comment faire désormais ?

M. Jean-Pierre Sueur. - Vous avez dit que 9 % des plis acheminés par La Poste n'étaient pas arrivés. Quel est le pourcentage pour Adrexo ?

M. Alain Richard. - La commission de suivi mise en place par le ministère de l'intérieur et présidée par Jean-Denis Combrexelle a rempli très correctement sa mission. Chaque fois qu'une question ne relevant pas de la loi a été évoquée, le ministère a répondu avec diligence. La distribution du courrier est une activité qui est destinée à rester en situation de concurrence. Mais l'acheminement est peu rentable : outre La Poste, un seul candidat avait répondu à l'appel d'offres. Que faut-il ajouter dans le cahier des charges pour sanctionner les manquements constatés ? Ne faudrait-il pas étendre la période entre les deux tours à deux semaines ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - M. Durain a évoqué les moyens de l'État pour les élections : en 2010, le budget pour les élections s'élevait à 189 millions d'euros ; en 2021, ce budget d'élève à 328 millions ! Ce n'est donc pas un problème des moyens. Anticipation, disiez-vous ? Les investigations conduites par votre commission montreront que cette question a été peu abordée dans les discussions du comité de suivi des élections, présidé par Jean-Denis Combrexelle, où siégeaient des représentants des partis. La plupart des pays qui devaient avoir des élections en 2021 les ont décalées : Italie, Finlande, Autriche, Pologne, Serbie, etc. Je rappelle aussi que c'est le Parlement qui s'est prononcé en faveur d'un double scrutin - encore parlementaire à l'époque, j'avais voté contre. C'est aussi le Parlement, en accord avec les associations d'élus, qui a décidé de maintenir les élections qui avaient été deux fois reportées.

Monsieur Bas, vous dites une bêtise : 2008 n'a pas été une année de double scrutin ; il y a eu un scrutin municipal dans toute la France, avec un scrutin cantonal dans la moitié de la France. Cette fois, un double scrutin avait lieu dans toute la France. Chacun conviendra que lorsque la moitié du pays n'organise pas les élections cantonales, il est plus facile de les organiser ailleurs, car des prêts sont possibles entre départements - matériel de vote, isoloirs, mise à disposition d'agents des préfectures, etc. Donc, je le répète, depuis 1986, notre pays n'avait pas organisé de double scrutin. Le défi logistique était important et il a été relevé, grâce, notamment, aux maires de France. Toutefois, la question n'est pas celle de l'organisation du scrutin, mais de l'acheminement de la propagande électorale. N'étant pas juriste, et n'ayant jamais vu mon élection annulée, je ne saurais répondre à la question sur la sincérité du scrutin.

Les critères de choix du marché public sont les suivants : 40 % pour l'offre technique et 60 % pour le prix. Ces critères n'ont pas changé depuis que des appels d'offres existent. Le ministère est confronté à la position monopolistique de La Poste. La Poste a été privatisée en 2008. Je n'étais pas alors ministre : je le rappelle, car M. Kanner en appelle presque à ma démission au motif que la propagande n'a pas été distribuée - ce dont j'assume la responsabilité...

M. Patrick Kanner. - Quelle conséquence en tirez-vous ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Ce scrutin s'est tenu dans des conditions tout à fait acceptables. Les agents des préfectures et des communes ont su l'organiser dans des conditions sanitaires complexes.

La Poste pratique des prix élevés. Elle n'a qu'un seul concurrent validé par l'Arcep, Adrexo, qui a peut-être trop recours à la sous-traitance. C'est sans doute le problème principal dans la situation. Le marché prévoit que l'on puisse revenir sur certaines clauses en cas de mauvaise exécution. Peut-être en arriverons-nous là, mais je ne veux pas prendre de décision avant le second tour et avant de voir les mesures de redressement que prendra la société.

Les taux de plis non distribués sont identiques pour La Poste et Adrexo : 9 %, mais les écarts entre départements sont plus importants pour Adrexo. Quand La Poste ne trouve pas les destinataires du courrier dans l'immeuble, elle reprend les plis, ce qui n'a pas été le cas d'Adrexo, qui les a laissés sur place, jetés ou brûlés... Le président de la société nous a présenté ses excuses. Dans les Bouches-du-Rhône ou dans les Alpes-Maritimes, la non-distribution s'élève à 13 %.

Adrexo nous a fait savoir le 24 avril dernier qu'elle avait subi une attaque informatique, sans nous en dire l'étendue.

Monsieur Kerrouche, je ne vois pas le lien avec le vote par correspondance, car celui-ci passe aussi par la voie postale...

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Demandez à Richard Ferrand !

M. Gérald Darmanin, ministre. - La France a connu le vote par correspondance jusqu'en 1975. Le législateur a souhaité l'abroger pour garantir le secret et le caractère personnel du vote. Les taux de participation ne sont pas plus élevés dans les pays où le vote par correspondance est pratiqué, comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis, à l'exception peut-être de l'Allemagne. La question est de faciliter le vote, tout en garantissant son caractère secret. Je constate aussi que, lorsque le vote par correspondance est pratiqué par certains partis, les résultats sont souvent contestés par ceux qui ont perdu ! Le juge de l'élection a annulé beaucoup de votes pour l'élection des représentants des Français de l'étranger, considérant que le principe de sincérité du scrutin n'était pas respecté. La modalité de vote n'est pas responsable de l'abstention, qui relève d'un problème politique plus profond. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), considérant que les attaques informatiques étaient trop nombreuses, nous interdit de renouveler les machines à voter dans les communes qui en ont installé.

Le ministère a suivi le déroulement du scrutin. Il a une part de responsabilité dans la mesure où il a passé le marché. Il a exercé ses responsabilités. Comme vous, monsieur Bas, nous n'avons pas été convaincus par les explications des sociétés. Si le législateur souhaitait que nous reprenions en régie la distribution du matériel électoral pour assurer le service public des élections, nous le ferions avec plaisir, et cela permettrait d'ailleurs de remuscler les effectifs des préfectures.

Il y a toujours eu des distributions de propagande électorale le samedi, même si l'on peut convenir que ce n'est pas optimal. C'est dû à l'organisation du second tour cinq jours ouvrés après le premier tour. Les délais sont serrés pour les imprimeurs, les routeurs, etc.

Pour la première fois, toutes les professions de foi ont été mises en ligne sur les sites internet des préfectures. De même, pour la première fois, nous avons autorisé les e procurations, qui permettent de donner procuration sans avoir à se déplacer : 262 000 procurations ont été délivrées, même si les personnes doivent se présenter à un moment devant un officier de police judiciaire, car il faut bien attester l'identité de la personne. La carte d'identité électronique à puce permettra peut-être de fournir une solution pour lutter contre les usurpations d'identité. On pourra peut-être identifier quelqu'un grâce à un terminal numérique dans les lieux publics. Mais la question est de savoir quelles informations doivent contenir cette pièce d'identité. Est-ce simplement l'identité, sans autres informations ? Doit-on accepter une identité numérique, comme en Estonie ? Tant que l'on n'aura pas résolu la question de la vérification de l'identité d'une personne, le développement des procurations sera limité.

Enfin, les prestataires, notamment Adrexo, société la plus concernée, font le maximum pour remédier aux problèmes. Il est évident que le taux de distribution n'atteindra pas les 100 % dans trois jours. Il serait absurde de le promettre. J'espère toutefois que l'on observera une amélioration générale. Le ministère de l'intérieur s'emploie à mettre à disposition les professions de foi pour ceux qui ne les ont pas reçues, notamment dans les territoires les plus urbains, et à faire savoir davantage que les professions de foi sont en ligne sur les sites des préfectures. Le ministère s'efforce donc de reprendre la main sur ces marchés de plus de 200 millions d'euros ; nous sommes en droit d'attendre des sociétés qu'elles respectent leurs obligations. En tout cas, nous en tirerons toutes les conséquences si ces sociétés ne les respectent pas.

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous rappelle la question posée par Mme Cukierman, à laquelle vous n'avez pas répondu.

M. Philippe Bas. - Tout occupé à contester qu'il y ait eu simultanément en 2008 des élections cantonales et municipales, vous avez oublié de répondre à mes questions : si c'était à refaire que feriez-vous ? Combien d'électeurs n'ont pas reçu les professions de foi ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je n'ai effectivement pas répondu à Mme Cukierman. Celle-ci a raison de soulever la question de la sous-traitance : vacataires, intérimaires, etc. Comme le savent les élus nombreux qui ont passé des contrats avec Adrexo, la société emploie des personnes en situation d'insertion : cela exige un encadrement élevé. Distribuer le courrier est un métier difficile, peut-être que la société a sous-estimé cette difficulté.

Monsieur Bas, comme je l'ai indiqué, le taux de plis non distribués s'est élevé à 9 %. On peut estimer que la moitié correspond à un taux résiduel normal, qui s'explique par les déménagements, les décès, l'absence de boîte aux lettres, notamment outre-mer, etc. Le reste de la non-distribution correspond aux difficultés des sociétés. Nous vérifierons aussi que les sociétés n'ont pas minoré les chiffres.

Que faudrait-il changer ? Pas grand-chose, dans la mesure où la difficulté tient à au principe de la mise en concurrence et à l'attribution du marché à une société qui n'était pas à la hauteur du marché. C'est pourquoi je suis favorable à sortir ce secteur du champ concurrentiel et à créer une régie. Je ne voulais pas critiquer Lionel Jospin. Simplement à l'époque, on aurait pu exclure du champ des directives la distribution de la propagande électorale. J'assume volontiers mes responsabilités, mais je ne dirige pas les sociétés concernées.

Il faut aussi accepter que ceux qui ne veulent pas recevoir la propagande électorale au format papier puissent la recevoir par voie électronique, ou bien n'en recevoir qu'un exemplaire par famille, cela allégerait les coûts et le bilan carbone. Il faudrait aussi que la loi fixe des dates pour distribuer les documents, comme il en existe pour le dépôt des candidatures. Pourquoi aussi ne pas mettre à disposition des électeurs les professions de foi dans les bureaux de vote pour que chacun puisse les consulter sur place s'il le souhaite ? Les affiches y sont bien affichées. Beaucoup de pays ont reporté les élections. Je ne sais pas si aurions pu faire mieux, vu les contraintes de la crise sanitaire et les obligations liées au droit de la concurrence.

M. Ludovic Haye. - En cas de défaillance, on peut s'interroger sur le cahier des charges, mais il faut aussi s'interroger sur les entreprises qui s'engagent : étaient-elles capables d'exécuter le marché ? Il appartient aux entreprises d'honorer les marchés qu'elles remportent, sinon la concurrence est faussée.

Mme Brigitte Lherbier. - Les imprimeries auront-elles la capacité de produire les documents électoraux en des temps très courts ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Seules deux sociétés sont qualifiées par l'Arcep pour répondre à l'appel d'offres, et comme la loi nous oblige à faire des lots, nous devons retenir les deux sociétés... Le choix est limité ! Certes, on peut prévoir des pénalités financières, faire une mauvaise publicité en cas de problèmes, mais cela ne résout pas la question de la distribution de la propagande électorale. Je suis prisonnier d'une concurrence qui n'en est pas une.

Madame Lherbier, comme à chaque scrutin les imprimeurs sont sous tension, mais il n'y a pas eu de problème cette fois et tous les candidats ont pu faire imprimer leurs documents. Trois problèmes se posent. D'abord la qualité du papier, définie par un règlement : il doit être d'un certain grammage, répondre à certaines obligations écologiques, etc. À chaque scrutin, la situation est donc tendue, d'autant plus que le nombre d'imprimeries a chuté en France et que les délais imposés par le code électoral sont serrés, notamment entre les deux tours.

Une autre difficulté est celle du routage : les sociétés ont 48 heures pour distribuer l'équivalent d'une journée de courrier !

Enfin, la crise de la covid a créé une pénurie de matières premières. Toutefois, il n'y a pas eu de pénurie de papier, même s'il y a eu une tension sur les prix. Les modalités de remboursement de l'État ne correspondent pas forcément aux prix pratiqués par les imprimeurs. Enfin, certains s'étonnent d'avoir dû livrer les résultats des élections départementales à la sous-préfecture et ceux des régionales à la préfecture. Le Gouvernement aurait souhaité simplifier et tout donner à la préfecture. Mais cela relève du législateur. À la demande de l'Assemblée des départements de France (ADF) et du Sénat, on a accepté de donner aux chefs-lieux de canton, les résultats du canton, et à la préfecture de département, les résultats de la section départementale de la liste régionale : cela fonctionne très bien quand un seul scrutin a lieu, mais, pour ce double scrutin, les gens n'ont pas compris, dans les départements ruraux notamment, pourquoi on devait faire deux déplacements.

Enfin, en ce qui concerne la perte de chance, il n'y a pas, selon les analyses du ministère comme celles de Jean-Denis Combrexelle, de risque de mise en cause de la sincérité du scrutin.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - On ne sait pas, la situation est inédite !

M. Gérald Darmanin, ministre. - Le Conseil d'État a déjà considéré que l'absence de distribution de propagande électorale ne remettait pas en cause la sincérité du scrutin. Je pense notamment à une décision relative à la ville d'Annecy où aucune propagande électorale n'avait été distribuée.

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous remercie.

Audition de MM. Alain Brousse, directeur général d'Adrexo et Éric Paumier, co-président de Hopps Group

(Lundi 5 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous sommes aujourd'hui réunis dans le cadre de la mission d'information, dotée des pouvoirs de commission d'enquête sur les dysfonctionnements constatés lors des élections départementales et régionales de juin 2021 et résultant en particulier de la distribution de la propagande électorale.

Nous recevons, à l'occasion de cette première audition, Alain Brousse, directeur général de la société Adrexo, ainsi que Éric Paumier, co-président de Hopps Group.

Cette audition est ouverte à la presse et est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et sur la chaîne parlementaire Public Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Enfin, je le rappelle, pour la forme et par obligation légale, un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Alain Brousse et Éric Paumier prêtent serment.

M. François-Noël Buffet , président . - Nous sommes dans une situation très particulière en ce moment postérieur aux élections départementales et régionales. En effet, dans nombre de communes, départements et régions, ont été constatées des difficultés et, plus encore, des absences de distribution de propagande électorale. Or l'exercice du droit de vote est l'aboutissement absolu de notre système démocratique, puisqu'il permet à chacun de faire librement un choix dans le secret de l'isoloir. C'est pourquoi la distribution de la propagande électorale constitue, au travers de la loi, une information importante et massive à destination de l'ensemble des électeurs de France, chacun ayant accès de façon égalitaire à toutes les professions de foi des candidats et, donc, à une information parfaitement éclairée. Les constatations de visu et les témoignages qui nous sont remontés démontrent à l'évidence plus que des carences dans la distribution de cette propagande.

Nous sommes ici pour essayer de clarifier les choses et comprendre ce qui s'est passé. Pour ce faire, nous vous poserons une série de questions.

Vous avez été retenu dans le cadre d'un marché public au mois de décembre 2020 pour une durée de quatre ans aux fins de distribution de cette propagande électorale pour les élections se déroulant en cette période. Le marché concernait un lot, l'autre étant confié à La Poste. Or à la fin de l'année 2019, la société Adrexo présentait quelques difficultés financières, à cause desquelles elle a d'ailleurs engagé des procédures pour tenter de trouver des solutions. Cela a abouti en février 2020 à un accord du tribunal de commerce de Marseille qui a entériné un projet de restructuration, à tout le moins de refinancement. Quelque temps plus tard, vous avez répondu, non pas à un appel d'offres, mais à une consultation du ministère sur la future propagande électorale, notamment sur la capacité à pouvoir remplir la mission qui vous sera confiée. Au moment de l'appel d'offres, un certain nombre de questions vous ont aussi été posées par l'acheteur public sur les réponses que vous avez données aux conditions financières du marché. D'après les pièces que nous avons pu nous procurer, vous avez accepté de réduire de façon importante le coût de votre offre. Avez-vous pris la mesure de la mission qui vous était confiée, et mis en place tous les moyens pour apporter dans les boîtes aux lettres de nos concitoyens l'ensemble des documents de propagande électorale ? Comment justifiez-vous que le premier prix présenté ait été ensuite considérablement réduit ? Cela n'a-t-il pas restreint les moyens que vous vous étiez donnés au départ pour pouvoir remplir cette mission ? Nous souhaiterions vous entendre sur ces points avant d'en venir aux autres questions.

M. Éric Paumier, co-président de Hopps Group . - Merci monsieur le président. Nous ne sommes pas venus chercher aujourd'hui des excuses, mais vous présenter des faits et vous donner des informations, même si nous sommes conscients que répondre sous serment nous oblige. Je profite de cette introduction pour remercier tous mes collaborateurs d'Adrexo qui ont travaillé ardemment à la distribution de la propagande électorale durant plus d'un mois et demi, et ce dans des conditions difficiles sur lesquelles nous allons revenir.

La situation d'Adrexo est un sujet plus large chez nous, car le groupe Hopps, officiellement constitué le 3 janvier 2017 - précisément à l'occasion de la reprise d'Adrexo -, existait depuis mars 2012, lors de notre première reprise d'entreprise en difficulté
- aujourd'hui dénommée Colis Privé. Ce groupe est bâti sur la volonté de reprendre des entreprises à forte intensité de main d'oeuvre, en CDI, en développant l'activité et le chiffre d'affaires sans jamais opérer de plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) et donc en préservant l'emploi.

Le groupe Hopps compte 22 000 collaborateurs, dont 97 % sont employés en CDI. Ces chiffres sont la démonstration la plus claire de notre mission sociale de distribution jusqu'au dernier kilomètre et de protection des emplois, qui sont inévitablement non délocalisables - je sais que vous y êtes sensibles - et dont les salariés n'ont pour la plupart pas d'autre choix que de travailler avec une entreprise comme Adrexo.

La société Adrexo, reprise le 3 janvier 2017, était en difficulté puisqu'elle clôturait l'exercice de 2016, pour la cinquième année consécutive, avec des pertes : un déficit de 36 millions d'euros, pour un chiffre d'affaires qui avoisinait à l'époque les 280 millions d'euros. Le projet initial avait pour objet d'augmenter le chiffre d'affaires et de développer de nouvelles activités au sein d'Adrexo, en faisant jouer au maximum les synergies entre notre première entreprise Colis Privé et Adrexo de telle sorte que cela profite aux deux. Adrexo faisait déjà de la distribution adressée de longue date, puisqu'elle a obtenu sa licence postale en 2006, depuis l'ouverture du marché à la concurrence, et elle a beaucoup développé cette activité ces dernières années. C'est dans le cadre classique de notre métier, à savoir la livraison à domicile par des messagers, et non des facteurs, que nous participons à l'appel d'offres mené par le ministère de l'intérieur sur la distribution de la propagande électorale.

En 2019, Adrexo a subi une première crise de plein fouet, due au mouvement des « gilets jaunes » et à la réduction, par la grande distribution, de ses budgets de distribution de publicité non adressée. En 2018, la société a enregistré un bilan négatif de 15 millions d'euros, qui s'est rapproché de la tendance initiale avant 2016, date de la reprise de l'entreprise qui faisait l'objet d'une conciliation avec l'accord du tribunal de commerce de Marseille. Toutes ces difficultés ont plongé l'entreprise dans une situation qui n'avait pas été prévue. À cette occasion, en février 2020, nous avons refinancé l'entreprise principalement par de la dette privée, mais aussi grâce à l'accompagnement du comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) en vue de la signature d'un moratoire. L'entreprise a alors retrouvé sa pleine capacité financière et a pu envisager un avenir serein.

Malheureusement, à la mi-mars 2020, avec la crise du covid, Adrexo s'est retrouvée sans aucune activité, c'est-à-dire avec zéro chiffre d'affaires durant deux mois, du 25 mars au 25 mai. Les affaires ont progressivement repris ensuite, jusqu'à la fin de l'année 2020. À l'occasion de cette crise, que personne n'avait anticipée, nous avons cherché à contracter un prêt garanti par l'État (PGE), mais nous n'étions pas éligibles. En dépit de notre forte intensité de main d'oeuvre, non délocalisable, et dont les emplois sont cruciaux pour les salariés au bout de la chaîne, ceux-ci ne peuvent pas bénéficier des mêmes dispositifs que la plupart des entreprises en France. Nous nous sommes une nouvelle fois adressés au CIRI, mais aussi à des prêteurs privés - l'affaire Morgan Stanley n'est qu'un pan du sujet. En décembre 2020, nous avons remboursé une partie de nos emprunts du mois de février, y compris ceux de l'État dans le cadre d'un refinancement, toujours de manière minoritaire, avec des garanties très fortes et officielles pour que l'accompagnement de trois ans puisse se faire. Alors que nous sommes censés rembourser l'intégralité en mars 2023, notre plan de remboursement devrait être apuré dès cette année.

Oui, Adrexo sort des difficultés financières. Nous nous attachons à faire en sorte que cette entreprise soit pérenne, à commencer en maintenant les emplois. Elle fait partie d'un groupe qui est bénéficiaire à la mi-2021 ; il n'est pas riche, mais normalement solide et financé pour faire face à ses besoins quotidiens. Nous avons donc participé à cet appel d'offres à partir de la mi-2020, et c'est nous qui avons sollicité le ministère de l'intérieur. Quelques mois plus tard, nous avons gagné le marché : sept régions, près de la moitié du marché, et 51 départements. Notre entreprise est la seule en France, à l'exception de La Poste, à être capable de répondre à ce type de marché. C'est notre coeur de métier : nous livrons des plis dans les boîtes aux lettres des Français toutes les semaines, toute l'année ! En l'espèce, nous nous sommes rendu compte que cet appel d'offres était particulier. M. Alain Brousse vous exposera la façon dont il a été mené, remporté et en fonction de quels critères.

Même s'il est question d'un marché de la « distribution » à proprement parler, il s'agit bien de « propagande électorale » qui fait l'objet d'une sensibilité démocratique bien compréhensible. En toute franchise, nous n'avions pas imaginé nous retrouver devant vous aujourd'hui à ce titre, et surtout, nous ne pensions que notre entreprise et ses salariés se trouveraient un jour confrontés à un tel déchaînement médiatique - nous le vivons ainsi -, à des insultes dans la rue, à de la diffamation médiatique - c'est encore le cas aujourd'hui dans Le Monde - et politique. Nous n'avions sans doute pas suffisamment mesuré ces risques.

M. François-Noël Buffet , président . - Vous êtes ici devant des parlementaires dotés de pouvoirs de commission d'enquête. Nous ne sommes pas un tribunal, nous ne faisons pas de conférence de presse quotidienne et ne diffusons pas d'informations à ce titre. En revanche, nous sommes ici pour comprendre ce qui s'est passé compte tenu des enjeux liés à une élection dans un pays démocratique comme le nôtre. Nous voulons assurer la parfaite égalité entre nos concitoyens dans l'exercice de leur droit de vote. C'est l'essentiel !

M. Alain Brousse, directeur général d'Adrexo . - Permettez-moi de vous donner quelques indications sur la chronologie de cet appel d'offres. Comme l'a dit Éric Paumier, après avoir manifesté notre intention d'être interrogés, nous avons reçu le 19 juin 2020 la publication de cet appel d'offres, pour une réponse prévue le 31 juillet 2020. La première soutenance a eu lieu en octobre 2020, qui a donné lieu à une seconde offre à la fin du mois et une seconde soutenance au début du mois de novembre 2020 pour la formulation d'une troisième offre le 17 novembre 2020, et une signature du marché le 16 décembre 2020.

Ce marché comporte deux parties : le volet prix, et l'autre, plus technique, relatif à la description de l'organisation. Les prix sont fixés au kilo et en fonction des trois délais de livraison possibles, à J+2, J+3 et J+4. Au cours du processus de soumission, les équipes commerciales en interaction avec le ministère de l'intérieur ont récupéré des informations sur la position financière de l'entreprise. Des efforts ont été réalisés avec l'objectif d'appréhender la meilleure équation prix-journée de livraison afin que le modèle économique puisse fonctionner. À ce stade, j'ignore la comparaison qui peut être déduite de notre tarification avec notre confrère La Poste. Néanmoins, les interactions ainsi que le processus de qualification d'un prix et d'une organisation nous a rendus attributaires de 7 lots sur 16.

Vous nous avez demandé si nous étions en capacité de réaliser ce marché. Si nous avons répondu à cette offre, c'est que nous avions la conviction de pouvoir le faire. Notre expérience historique dans la distribution est une réalité, notamment au travers de l'adressage.

Deux enjeux se sont dégagés : la logistique et la distribution avec la capacité de mobiliser des distributeurs et la préoccupation du délai extrêmement contraint pour le deuxième tour.

Concernant la distribution, la première opération consistait à dimensionner les ressources horaires dans les délais imposés au regard du nombre d'électeurs concernés par les zones que nous devions couvrir. Des algorithmes nous permettent d'évaluer, dans un secteur, le temps nécessaire à la distribution, lesquels ont été expérimentés au début de l'année lors d'élections partielles. Nous avons accompagné ces algorithmes d'amortisseur, en vue de fixer ce que l'on appelle un « temps repère ». En fonction du volume d'heures qui découle des algorithmes, nous devons mobiliser nos propres ressources et prévoir des renforts, soit en interne, soit via des sociétés d'intérim.

Le temps repère n'a aucune incidence sur le temps de travail effectif. Tous nos distributeurs sont équipés d'une badgeuse. Même si le temps estimé pour effectuer la distribution dans un secteur est de quatre heures, le distributeur sera rémunéré sur son temps de travail effectif. D'ailleurs, pour le premier tour, nous avons dépassé de 20 % les montants horaires initialement prévus.

Non seulement les ressources ont été évaluées, mais elles ont été attribuées - nous reviendrons sans doute sur les difficultés que nous avons pour autant rencontrées dans certains secteurs.

M. François-Noël Buffet , président . - Je m'interroge : comment avez-vous réussi, dans le cadre de la négociation, à réduire les prix entre 30 et 50 %, tout en parvenant à un équilibre économique ?

M. Éric Paumier. - Le prix de vente est un prix au poids, c'est-à-dire dépendant du nombre de documents dans l'enveloppe. Dans le cadre de notre deuxième offre, le ministère nous a indiqué le nombre de candidats et le poids des enveloppes lors des élections précédentes. Facturer au poids revient à facturer à l'objet ; c'est le modèle historique. Nous nous y sommes donc conformés. Nous avions sous-dimensionné le poids et avions donc augmenté le prix moyen au poids dans notre première offre. Nous avons revu nos prix en fonction des données qui nous ont été transmises par le ministère.

Les chiffres font aujourd'hui apparaître une rentabilité de l'ordre de 10 % pour les premier et deuxième tours. L'opération n'est pas extrêmement intéressante pour l'entreprise, cela correspond à un chiffre d'affaires de 25 millions d'euros environ, dont un Ebitda - earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization - de 2,3 millions d'euros. Cela démontre que l'opération est certes rentable pour l'entreprise, mais qu'elle n'est pas très fructueuse, avec une marge de 10 millions d'euros. Nous estimons que nos prix ont été assez justement calculés. Au final, l'opération s'est révélée moins rentable pour ce qui concerne les élections départementales que les élections régionales - les candidats ont été moins nombreux.

Mme Cécile Cukierman . - Comme cela a été rappelé par le président de la commission, l'objectif est non pas de juger, mais d'essayer de comprendre, et permettez-moi d'avoir quelques interrogations après avoir entendu deux interventions plutôt dissonantes.

Dans un premier temps, vous nous avez expliqué le caractère social de votre mission, avec la capacité de vos employés de distribuer du pli adressé, tout en précisant, dans un second temps, que vous aviez eu recours à plusieurs prestataires, notamment à des intérimaires.

Je n'ai toujours pas compris le rapport entre la qualité de la distribution et l'enjeu démocratique de la qualité de cette distribution avec le fait de bénéficier ou pas d'un PGE. Même si vous avez rencontré des difficultés financières, comme beaucoup d'entreprises, à la suite de la crise sanitaire, vous saviez depuis l'été 2020 que ces élections allaient avoir lieu. D'ailleurs, le report de ces élections n'a fait que vous octroyer plus de temps pour anticiper votre organisation.

Les élus et le Gouvernement ont joué le jeu au travers du comité de suivi présidé par M. Combrexelle, en prévoyant la possibilité d'exiger de la part des candidats la transmission des documents de propagande bien en amont. Avez-vous mis à profit ce délai ? Permettez-moi de m'interroger. Ma région - la région Auvergne-Rhône-Alpes - est l'une de celles qui ont reçu de nombreuses réclamations en matière de non-distribution, de mauvaise distribution, avec des plis éparpillés sur le bord de la route, etc.

Même si vous avez répondu par avance aux questions que vos propres organisations syndicales soulèvent, comment, concrètement, recrutez-vous les agents ? Sur quelles compétences ? Quel contrôle qualité effectuez-vous ? Le temps maximum n'est-il pas à un moment donné un handicap face à la qualité ? Si La Poste raisonne en fonction du poids et non pas du nombre de plis, c'est précisément parce que c'est très différent de distribuer 1 000 plis de 20 grammes et 1 000 plis de 60 grammes. La question du poids n'est pas qu'anecdotique si l'on veut que chaque électeur ait reçu les documents, en vue de garantir l'égalité républicaine.

Mme Nathalie Goulet . - Dans le département de l'Orne, nous avons constaté des dysfonctionnements : une non-distribution, des paquets entiers devant les mairies, à charge pour les maires de déposer les plis à l'adresse indiquée...

Les sous-traitants qui sont intervenus ont notamment indiqué qu'ils ne pouvaient pas faire mieux compte tenu de leur salaire et qu'en outre ils n'avaient pas la liste des adresses. Il est fort différent de distribuer de la publicité, que l'on met en vrac dans les boîtes aux lettres, et des plis qui doivent être adressés aux citoyens inscrits sur les listes électorales.

Par ailleurs, j'ai lu ici ou là - pouvez-vous infirmer ou confirmer ces propos ? - que vous aviez des liens avec Amazon. Quels sont-ils dans un cadre global ?

Enfin, quid des participations des collectivités locales, qui vous ont soutenus ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce sujet ?

M. Éric Kerrouche . - Vous avez parlé d'algorithmes, de temps repères et de votre capacité à apprécier la façon de faire au mieux la distribution. Ces temps repères valent-ils pour tous les personnels ?

Il arrive que des élus distribuent des plis et nous nous rendons compte que la distribution ne s'improvise pas, même dans une commune que l'on connaît bien. Avez-vous assuré un minimum de formation aux agents ? Je ne vois pas comment un algorithme peut déterminer le niveau de méconnaissance de l'endroit où l'on se trouve.

Vous nous avez parlé des efforts que vous faites pour l'entreprise, mais les syndicats qui nous ont contactés présentent une image assez différente. Rencontrez-vous des difficultés avec le personnel ? Quel est le taux d'absentéisme et quel est le taux de turn-over ?

Considérant les termes de votre contrat, vous deviez adresser un compte rendu quotidien circonstancié et tout dysfonctionnement devait être signalé par téléphone dans un délai de quatre heures et transmis au préfet et au bureau des élections du ministère de l'intérieur. Votre système de reporting a-t-il fonctionné ? À partir de quand avez-vous signalé les difficultés au ministère de l'intérieur ? Quelles réponses vous ont été apportées, quelles solutions ont été envisagées et à quel moment l'ont-elles été ?

M. Jean-Yves Leconte . - Vous avez indiqué que vous aviez sollicité le ministère de l'intérieur pour répondre à l'appel d'offres. Mais j'imagine que l'appel d'offres était public... Même si l'on peut se demander à quoi il sert dans la mesure où les deux sociétés qui ont répondu ont été choisies...

Quel a été le rôle de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ? D'autres sociétés auraient-elles pu être retenues ?

M. Alain Richard . - Votre effectif permanent représente opérationnellement un volume d'heures. Lorsque vous avez répondu à cet appel d'offres, quelle était la proportion du volume d'heures que vous deviez sous-traiter pour accomplir cette mission ? Cette proportion est-elle substantiellement variable d'un département à l'autre ?

Mme Marie Mercier . - Un salarié d'Adrexo m'a expliqué qu'il n'avait tout simplement pas pu distribuer de plis les mercredi et jeudi avant le deuxième tour. Pouvez-vous nous parler de la livraison de la propagande électorale ?

M. Philippe Bas . - Quel accompagnement avez-vous reçu de la part de l'État dans les mois qui ont précédé les élections pour mettre en oeuvre le marché ? Quel contrôle les services de l'État ont-ils exercé sur les préparatifs de l'exécution du marché ? Quelles mesures vous a-t-il ordonné de prendre dans les jours qui ont précédé le premier tour - nous savions alors qu'il y avait des problèmes de distribution - et dans les jours qui l'ont suivi pour rétablir l'exécution normale du marché ? Enfin, le ministère de l'intérieur a-t-il engagé à l'encontre de votre société une procédure de sanction pour mauvaise exécution du marché ?

M. Éric Paumier . - Monsieur Leconte, quand nous avons appris qu'un appel d'offres allait être lancé, nous avons indiqué au ministère de l'intérieur que nous serions potentiellement candidat, après avoir lu l'appel d'offres.

Nous ne sommes pas capables de répondre à votre question concernant l'Arcep. Nous ne savons pas quel rôle elle a joué. Tout ce que je puis vous dire c'est que nous faisons ce métier depuis 2006 et, en quinze ans, l'Arcep ne nous a jamais notifié un quelconque dysfonctionnement quant à la livraison de courriers adressés ou la façon dont nous gérons les réclamations.

Madame Goulet, nous n'avons aucun lien avec Amazon, que ce soit sur le plan capitalistique ou commercial. Amazon est le client le plus important de Colis Privé ; il est aussi, me semble-t-il, le premier client de La Poste et de Chronopost pour la distribution de colis. Amazon a participé un temps au capital de Colis Privé, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Pour votre parfaite information, cette entreprise a encore des bons de souscription d'actions (BSA), à hauteur de 10 % du capital de Colis Privé, mais elle n'est pas actionnaire en tant que telle. Amazon n'a aucun lien avec Adrexo.

Concernant nos relations avec les collectivités locales, nous avons sollicité l'année dernière la région lorsque nous cherchions des financements - notre siège social est à Aix-en-Provence. Dans le cadre du refinancement que j'ai décrit précédemment, la région Sud nous a accompagnés en nous octroyant 1 million d'euros, qui sera remboursé cette année.

Madame Mercier, le premier tour et le second tour sont deux sujets très différents. Nous l'avons dit, nous reconnaissons une part de responsabilité quant aux dysfonctionnements qui ont eu lieu lors du premier tour ; nous vous donnerons des chiffres. Mais nous ne reconnaissons pas une part de responsabilité pour le second tour, absolument pas. À cet égard, l'exemple que vous avez cité est flagrant : nous n'avons pas été livrés en temps et en heure - La Poste a d'ailleurs fait la même déclaration que nous. Nous avons été livrés à hauteur de 60 % dans les temps requis, le jeudi soir à 23 heures 59, alors que, contractuellement, nous aurions dû avoir reçu 100 % des plis. Nous n'avons pas pu combler ce retard. Effectivement, des salariés et des milliers d'intérimaires - 2 400 intérimaires exactement - se sont présentés le mercredi pour travailler, mais sont repartis, sont revenus le jeudi et sont encore repartis, car nous n'avions rien à leur donner.

Je n'ai pas grand-chose à ajouter sur le second tour, car 40 % des plis nous sont parvenus en retard - nous avons même reçu entre 10 et 15 % des plis jusqu'au samedi matin. Ces difficultés tiennent aux acteurs de la chaîne en amont - les imprimeurs, les routeurs, je n'incrimine personne en particulier. Nous avons évidemment plus que communiqué avec le ministère de l'intérieur, notamment lors du second tour - envoi de mails à 1 heure du matin le vendredi pour indiquer que nous n'arriverions jamais à assurer la distribution. Il nous était impossible de distribuer des plis que nous n'avions pas. Alors que nous avons reçu 60 % des plis à 23 h 59, nous avons réussi à distribuer quelque 67 % des documents. Le pourcentage de 33 % de non-distribution est bien sûr colossal, mais nous avons fait tout ce que nous avons pu. Nous avons mis en place plus de moyens que prévu - 20 % de plus, comme l'a dit Alain Brousse - lorsque nous avons vu les problèmes qui se posaient, en recourant à d'autres agences d'intérim. La Poste a sans doute un peu mieux réussi que nous, mais je pense qu'ils sont loin des 100 %.

Le ministre de l'intérieur nous a reçus le lundi entre les deux tours, avec La Poste ; il a constaté un taux de non-distribution de 9 % équivalent entre La Poste et notre société, avec des écarts-types plus forts chez nous - nous sommes là pour vous dire la vérité -, nous vous en dirons plus ultérieurement. Le ministre nous a demandé d'être le plus créatif possible. Dès le mardi, j'ai pris personnellement contact avec La Poste. Lorsque les routeurs nous ont dit qu'ils n'arriveraient pas à tenir les délais, nous imaginions un retard de livraison de l'ordre de 10 ou 15 % le vendredi matin, mais des plis nous ont été livrés le samedi matin, c'est-à-dire trop tard. Dès que nous avons eu connaissance des problèmes, nous avons décidé de sous-traiter à La Poste 5,4 millions de plis, qui en a livré 3,8 millions. La Poste non plus n'a pas pu faire de miracle. Nous étions en étroite communication avec le ministère. Nous en sommes parfaitement conscients, derrière les chiffres, des circonscriptions entières n'ont reçu aucun document, ou n'ont eu des plis que pour les départementales et pas pour les régionales - le problème est plus aigu pour les régionales. Au bout de la chaîne, ce sont effectivement des Français qui n'ont pas reçu les plis. En tant qu'opérationnels, 3 % de dysfonctionnements pour le premier tour, c'est une proportion relativement limitée, mais les citoyens qui ont été privés de plis l'ont été à 100 %.

Voilà la réalité pour ce qui a concerné le second tour.

M. Alain Brousse . - Je dirai un mot sur les questions relatives à l'intérim.

M. Paumier l'a expliqué, nous n'avons passé qu'un contrat de sous-traitance, au sens strict du terme, avec La Poste. Nous vous avons envoyé, je crois, tous les contrats que nous avons passés avec les sociétés d'intérim. La distribution de propagande électorale pour deux élections dans un délai contraint ne correspond pas au rythme de fonctionnement normal d'une entreprise. Aussi, comme nous l'avions annoncé lors de l'appel d'offres, nous avons prévu des renforts, que nous aurions pu intégrer dans nos propres effectifs en CDD, mais nous avons fait le choix de recourir à des sociétés d'intérim spécialisées dans le sourcing.

Je le redis, nous nous faisions une joie, dans le contexte actuel, de proposer du travail à des jeunes non diplômés. Nous avons fait appel à huit grandes sociétés d'intérim que nous avons consultées, pour la plupart d'entre elles, dès le mois de janvier dernier. Nous avions alors évalué les besoins prévisionnels de renforts.

M. Alain Richard . - Quelle a été la proportion d'intérimaires ?

M. Alain Brousse . - Pour le premier tour, 60 % d'intérimaires, contre 40 % de personnels internes ; le personnel intérimaire devait être plus important encore pour le second tour. Je tiens à le dire, un intérimaire est un salarié comme un autre : il a été sélectionné à partir d'un cahier des charges, une vidéo lui montre tous les enjeux de l'opération de distribution de propagande électorale. Ce personnel est ensuite formé aux métiers de la distribution, avec des recommandations particulièrement précises sur la nécessité absolue de ne pas jeter les documents en cas de difficultés de distribution. Le personnel interne et externe signe un document aux termes duquel tout jet de document est socialement et pénalement répréhensible. Tout courrier est nécessairement rattaché à un salarié ou à un intérimaire.

Vous nous avez demandé si nous avions imposé des cadences qui auraient pu nuire à la qualité de la distribution. Le fameux algorithme nous permet de formuler des dimensionnements et il n'est absolument pas capé. Je le répète, tous nos distributeurs, qu'ils soient internes ou intérimaires, sont rémunérés pour le temps de travail réalisé.

M. Éric Paumier . - Pour répondre à Mme Cukierman, nous avons des temps maximum : nous capons en temps certains types de distribution - on demande alors au distributeur de s'arrêter à la fin du temps maximum -, mais ce process n'a évidemment pas été mis en place pour les opérations de distribution de la propagande électorale.

M. Alain Brousse . - On peut considérer qu'un intérimaire peut être moins performant qu'un facteur - c'est un fait que l'on ne conteste pas -, mais, pour autant, nous lui donnons la capacité de distribuer la totalité des plis qui lui sont confiés.

Concernant le contrôle qualité, une cellule centrale a précisément pour vocation de vérifier que notre personnel a bien actionné la badgeuse, qui nous permet de savoir que la distribution est en cours. En cas de difficulté, nous pouvions joindre le collaborateur sur site pour l'aider à résoudre tout problème. Cette cellule a reçu 10 000 signalements.

M. François-Noël Buffet , président . - Vos collaborateurs sont-ils payés à l'heure ?

M. Alain Brousse . - Oui.

M. François-Noël Buffet , président . - Pas au nombre de plis distribués ?

M. Alain Brousse . - Non, ils sont rémunérés pour le temps de travail réellement effectué.

En zone rurale, la cadence est de 30 plis à l'heure environ, contre 200 plis en zone urbaine et la moyenne nationale est de 120 plis à l'heure. Si cette cadence n'est pas tenue, il n'en reste pas moins vrai que le collaborateur est, je le répète, rémunéré sur le temps effectué. In fine , pour le premier tour, nous avons dépassé de 20 % les évaluations. Il est possible que cette proportion comprenne des temps d'improductivité. Tout notre système logistique était fondé sur du programmatique. Or nous avons constaté que le programmatique n'était pas possible pour plusieurs raisons, notamment des problématiques de visibilité et de cadences de production chez nos partenaires en amont. C'est pourquoi nous avons basculé d'une organisation logistique programmatique vers une organisation logistique réactive : nous sommes allés chercher les plis lorsque les régies ou les routeurs nous informaient qu'ils étaient disponibles. Cela a perturbé la programmation de nos propres équipes dans la mesure où le planning de production ne dépendait pas de nous. La presse s'en est fait l'écho, dans de nombreux cas, notre personnel n'a pas pu travailler faute de livraison.

Pour le premier tour, la distribution était séparée pour les départementales et les régionales, contrairement au second tour, où l'agent distribuait la totalité des plis. Compte tenu des dysfonctionnements évoqués, nous avons pris la décision à un moment donné de distribuer séparément les plis pour les départementales ou les régionales qui nous avaient été livrés. On nous a signalé des zones où la distribution était très largement incomplète ; nous l'avons effectivement constaté et en avons informé le ministère de l'intérieur. La principale raison tient à la difficulté de réarmer un distributeur sur la zone concernée, mais ce dysfonctionnement est aussi dû à un problème logistique - la perte d'une caisse qui contient l'ensemble des plis, des caisses incomplètes. Nous ne sommes pas responsables des enveloppes vides. Nous sommes en train de faire un diagnostic pour répertorier tous les cas de figure afin de savoir exactement ce qui s'est passé, et nous vous communiquerons toutes les informations nécessaires sur les causes de non-distribution.

M. Loïc Hervé . - En tant qu'élu de la Haute-Savoie, les dysfonctionnements que vous avez évoqués sont en réalité comparables à une véritable catastrophe industrielle. Un certain nombre de problèmes viennent en partie de vos salariés ou de vos intérimaires. Quelles mesures, voire quelles sanctions, avez-vous prises à l'égard des personnels qui ont jeté les plis dans les poubelles par exemple ?

Rétrospectivement, eu égard à la situation financière de l'entreprise, répondriez-vous à cet appel d'offres ?

Avez-vous eu des contrats directs avec des candidats ? Si oui, comment cela s'est-il passé ?

Enfin, il ne vous aura pas échappé que des élections présidentielle et législatives auront lieu l'an prochain, serez-vous candidats à cet appel d'offres ?

M. Philippe Bas . - Permettez-moi de répéter mes questions.

Premièrement, quel accompagnement avez-vous reçu de la part de l'État dans les mois qui ont précédé les élections pour mettre en oeuvre le marché ? Deuxièmement, quel contrôle les services de l'État ont-ils exercé sur les préparatifs de l'exécution du marché avant même le premier tour des élections ? Troisièmement, quelles mesures l'État vous a-t-il ordonné de prendre dans les jours qui ont précédé le premier tour et dans les jours qui l'ont suivi pour rétablir l'exécution normale du marché ? Quatrièmement, le ministre de l'intérieur a-t-il engagé à l'encontre de votre société une procédure de sanction pour mauvaise exécution du marché ?

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous avez évoqué le ratio de 40 % de salariés et de 60 % d'intérimaires. N'est-ce pas le signe d'un sous-dimensionnement de vos effectifs par rapport au marché ? Est-ce un ratio habituel pour les autres marchés ?

M. Jean-Yves Leconte . - Votre réponse concernant l'Arcep n'est pas complète. N'importe quel prestataire pouvait-il candidater ou y a-t-il eu une procédure d'homologation particulière ?

M. Éric Kerrouche . - Vous avez dit que votre personnel avait la capacité d'appréhender les adresses. Cela signifie-t-il que les intérimaires n'ont aucune formation ? Avez-vous été confrontés à de l'absentéisme ? Votre turn-over est-il élevé ?

M. François-Noël Buffet , président . - L'activité de courriers adressés est-elle mineure pour l'entreprise Adrexo ? N'est-ce pas une première expérience - qui plus est malheureuse ? Avez-vous insuffisamment appréhendé la situation ?

M. Éric Paumier . - Monsieur Hervé, dans votre département, pour le deuxième tour, nous avons reçu 43,02 % des documents pour les départementales et 5,73 % pour les régionales le jeudi soir à 23 heures 59. Je n'ai pas les chiffres de distribution par département, mais j'imagine qu'elle a été catastrophique dans votre département.

Vous êtes revenu sur la situation financière de l'entreprise, je veux être très clair : l'ensemble du groupe est parfaitement sain depuis quelques mois et est bénéficiaire. Au sein du groupe, certaines entreprises sont florissantes, d'autres moins, comme Adrexo, qui sera peu ou prou à l'équilibre cette année.

Nous avons effectivement eu des contrats directs avec des candidats, comme Médiapost. Cette activité a représenté un peu plus de 2 millions d'euros de chiffre d'affaires. De manière générale, les élections sont un sujet commercial pour notre entreprise.

Vous me demandez si nous participerons à un nouvel appel d'offres. J'ai envie de vous faire une réponse honnête à ce stade. Aujourd'hui, le contrat vaut encore pendant trois ans. Jusqu'à preuve du contraire, il n'y aura donc pas de nouvel appel d'offres. J'ai entendu les velléités de vouloir rompre ce contrat. Sur le plan juridique, cela ne me paraît pas évident. Toutefois, au vu de la situation que nous vivons actuellement, nous n'avons pas la volonté absolue de conserver ce contrat.

M. François-Noël Buffet , président . - Ne voulez-vous pas tenir compte de cette expérience pour apporter des améliorations ?

M. Éric Paumier . - Nous sommes tout à fait prêts à continuer. Mais nous n'étions sans doute pas armés pour faire face à cette pression médiatique et politique. Certains de nos salariés sont insultés, en burn-out, poursuivis par des journalistes ; des directeurs régionaux qui ont plus de vingt ans de métier pleurent. La situation n'est pas tenable. Nous n'avons pas à subir ce type de pression.

Pour répondre de manière plus précise à la question concernant l'Arcep, à ma connaissance, seules deux entreprises distribuent du courrier adressé sur l'ensemble du territoire, La Poste bien sûr et Adrexo. Il n'y avait donc que deux candidats possibles. Que penser dès lors d'un appel d'offres ? Cette question ne relève pas de notre ressort. Depuis 2006, le marché ne s'est pas vraiment ouvert.

Concernant les sanctions potentielles du ministère de l'intérieur à notre encontre, nous n'en sommes pas informés à ce stade. Le ministère nous a accompagnés dans la mesure du possible - je ne cherche pas à le protéger -, dans les mois qui ont précédé le démarrage en nous donnant un maximum d'informations sur les précédentes élections.

Je rappelle aussi que nous avons subi une cyberattaque le 23 avril dernier. Nous en avons immédiatement informé le ministère. Cela a eu un impact sur la préparation du premier tour, mais nous n'avancerons pas cet argument pour expliquer les dysfonctionnements.

Vous avez évoqué le contrôle des services de l'État ; je ne sais pas ce que vous entendez par là, mais nous avons communiqué quotidiennement, voire plusieurs fois par jour, avec le ministère durant toute l'opération. M. le ministre nous a demandé pour le deuxième tour de communiquer directement avec les préfectures - nous avions été défaillants sur ce point lors du premier tour. Une personne a été dédiée pour assurer la communication avec chaque préfecture. Le ministère a essayé d'aider son prestataire dans la mesure du possible, mais il nous revenait évidemment de faire le travail, nous en sommes bien conscients.

Monsieur Le Rudulier, nous sommes habitués à une proportion de 60 % d'intérimaires dans nos autres métiers. Nous préparons des commandes pour le e-commerce, en amont de la distribution ; lors des les pics d'activité, à Noël par exemple, nous employons entre 70 et 80 % d'intérimaires.

Concernant la formation des intérimaires, on entend des choses qui nous choquent. À nos yeux, un intérimaire est un salarié comme un autre ; il est formé comme nos salariés. Nos outils informatiques permettent aussi d'accompagner la distribution. Nous avons une base de données, à l'instar de La Poste, avec les adresses de tous les Français ; les fichiers d'adresses qui nous ont été confiés ont été géocodés et transmis aux routeurs, qui ont imprimé une ligne technique et un ordre de séquence - ce processus a été globalement respecté - et, avec la badgeuse, nous pouvons faire le tracing de nos distributeurs, en vue de vérifier la qualité de la distribution. Nous l'avons dit, nous avons procédé à 10 000 appels.

M. François-Noël Buffet , président . - Pouvez-vous nous dire quelques mots de la formation ?

M. Alain Brousse . - Un film est projeté aux intérimaires pour que ceux-ci prennent connaissance de leur mission et une heure de formation ou un peu plus selon les situations est prévue. Puis l'équipement - chariot de distribution, badgeuse, pass Vigik, gilet de sécurité, etc. - est remis à l'intérimaire.

M. Éric Paumier . - Nous avons investi 6 millions d'euros concernant le matériel pour la période de quatre ans.

Nous n'y sommes donc pas allés les mains dans les poches ; nous avons réellement mis les moyens nécessaires en termes de formation, en heures de travail - elles ont été supérieures au prévisionnel - pour réaliser la prestation demandée. Nous sommes une entreprise sérieuse.

Monsieur le président, vous nous avez demandé si nous n'étions pas en quelque sorte des amateurs - même si ce ne sont pas les termes que vous avez employés, c'est ainsi que j'ai perçu votre question. La distribution adressée est aujourd'hui l'activité principale d'Adrexo : cela représente 25 % du chiffre d'affaires de l'entreprise, contre un pourcentage quasi nul il y a quatre ans. Notre métier de base, l'imprimé publicitaire, est en perte de vitesse. Nous n'avons pas retrouvé les volumes de 2018 ou de 2019. Le courrier adressé est le moyen - le seul - de continuer à employer les 17 000 collaborateurs qui font la distribution dans les boîtes aux lettres chez Adrexo. Parallèlement, l'entreprise développe d'autres activités : la livraison de produits frais, de colis. L'année dernière, durant la crise sanitaire, Adrexo a recruté un peu moins de 1 000 personnes à temps plein.

Nous avons répondu à cet appel d'offres parce que nous estimons qu'il correspond à notre activité. Certes, il y a sans doute une part d'« apprentissage », mais nous étions bien conscients de l'importance du sujet. Oui, nous avons appris des choses, car nous n'avions jamais réalisé cette mission.

M. Alain Richard . - Vous n'aviez participé ni aux élections européennes ni aux élections municipales ? Tout était passé par La Poste ?

M. Éric Paumier . - En effet.

M. François-Noël Buffet , président . - Nous vous remercions. Nous vous enverrons peut-être un questionnaire écrit pour vous demander des compléments d'information.

M. Éric Paumier . - Nous sommes à votre disposition.

Audition de Mme Laure de La Raudière, présidente de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep)

(Mardi 6 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous recevons cet après-midi Mme Laure de La Raudière, présidente de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep).

Madame la présidente, nous vous remercions d'être présente devant la commission des lois dans le cadre de la mission d'information, dotée des pouvoirs de commission d'enquête, que nous avons créée sur les dysfonctionnements dans l'organisation des dernières élections départementales et régionales de juin 2021.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et retransmise sur Public Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Tous les sénateurs qui peuvent participer à cette réunion sont membres de la commission des lois, dont certains sont présents en visioconférence.

Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant nous est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Laure de La Raudière prête serment.

M. François-Noël Buffet , président . - Nous avons souhaité vous entendre à la suite de l'audition du ministère de l'intérieur qui a indiqué devant la commission des lois, lorsque nous l'avons reçu entre les deux tours des élections, qu'il avait dû choisir la société Adrexo. En effet, selon ses dires, cette société bénéficiant d'une licence postale délivrée par l'Arcep, ses capacités techniques ne pouvaient être mises en doute. De plus, le ministre a laissé entendre que, les deux sociétés ayant présenté une offre, le droit de la commande publique imposait à l'administration de répartir le marché impérativement entre ces deux entreprises.

N'y a-t-il effectivement que deux entreprises en France qui soient bénéficiaires de cette licence et donc capables de répondre à cet appel d'offres porté par le ministère de l'intérieur ? D'autres entreprises dotées de la même licence, mais d'une envergure plus locale, seraient-elles également capables de répondre à ce type de marché public ? Nous attendons de votre part un état des lieux de cette question. De plus, quels sont les critères retenus par l'Arcep dans le choix des entreprises et pour délivrer son autorisation ? Pensez-vous que les spécificités liées à la distribution de la propagande électorale justifient une autorisation spéciale pour cette activité ? Que pensez-vous de la situation que nous venons de vivre et des conditions dans lesquelles ce marché a été attribué ? Ceux de nos collègues qui le souhaitent vous poseront leurs questions à l'issue de votre exposé.

Mme Laure de la Raudière, présidente de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) . - En propos liminaire, je vous remercie d'avoir convié l'Arcep devant votre commission d'enquête chargée d'analyser les dysfonctionnements majeurs qui ont eu lieu dans la distribution de la propagande électorale. Cela va me permettre de préciser le cadre de l'intervention de l'Arcep dans les autorisations des opérateurs postaux.

L'Arcep est chargée de la régulation du secteur postal depuis 2005. Son action est encadrée au niveau européen par la directive postale de 1997, révisée en 2002 et en 2008, organisant l'ouverture progressive à la concurrence du marché du courrier, et à l'échelon national, par le code des postes et des communications électroniques (CPCE). À ce titre, l'Arcep est chargée de plusieurs missions : elle assure notamment le suivi du service universel postal confié à La Poste, et, dans ce cadre, contrôle le respect par La Poste des objectifs de qualité de service fixés par le ministre chargé des postes et définit l'encadrement tarifaire des prestations. De plus, dans le cadre de l'ouverture progressive du service à la concurrence et de la loi du 20 mai 2005 relative à la régulation des activités postales, l'Arcep est chargée du processus d'autorisation des opérateurs postaux uniquement pour les envois de correspondance intérieure et transfrontalière. Ce processus découle directement de la directive postale et est strictement encadré par le code des postes et des communications électroniques. Compte tenu de la définition des services postaux en vigueur au niveau national, le champ des autorisations délivrées par l'Arcep est limité par la loi aux envois de correspondance. Par conséquent, outre La Poste et ses filiales, sont autorisés une cinquantaine d'opérateurs, dont certains sont de très petite taille et opèrent à une maille locale, tels ceux qui assurent la collecte des plis des entreprises et s'appuient sur le réseau de La Poste pour une partie de leur distribution.

La part de marché de La Poste dans la distribution de courrier est extrêmement importante, les autres opérateurs se partageant une part infime du marché. Parmi ces concurrents de La Poste, Adrexo est l'opérateur qui a la plus grande taille. L'autorisation a été accordée à cette société par l'Arcep en 2006 pour une durée de dix ans, renouvelée en 2016 pour quinze ans, comme le prévoit le code des postes et des communications électroniques depuis le 1 er janvier 2011. Ce processus d'autorisation vise essentiellement à s'assurer que le demandeur est bien conscient des obligations qui seront les siennes en matière de distribution postale et qu'il pourra faire face de manière durable à ses obligations, lesquelles sont précisément listées aux articles L. 3-2 et R. 1-2-6 du code des postes et des communications électroniques : garantir la sécurité des usagers, des personnels et des installations du prestataire de service ; garantir la confidentialité des envois de correspondance et l'intégrité de leur contenu ; assurer la protection des données à caractère personnel et la protection de la vie privée des usagers ; garantir le secret des correspondances, ainsi que la neutralité du service, notamment au regard de l'identité de l'expéditeur et de la nature des envois postaux ; mettre en place des procédures simples, transparentes et gratuites pour le traitement des réclamations ; fournir les prestations dans des conditions techniques respectant l'objectif de préservation de l'environnement ; respecter les obligations légales en matière de droit du travail, l'ordre public et les obligations liées à la défense nationale.

En cas de manquement supposé à l'une de ces obligations, l'Arcep peut ouvrir une procédure au titre de l'article L. 5-3 du CPCE, et, le cas échéant, mettre en demeure l'opérateur de respecter ses obligations. Lorsque l'opérateur n'obtempère pas, des sanctions peuvent être prononcées. Ce processus d'autorisation confié à l'Arcep concerne donc uniquement ces obligations, et ne vise pas spécifiquement à attester de la capacité à réaliser des prestations précises, notamment s'agissant du délai - livraison en un jour - ou d'un type de courrier particulier - de fait, l'autorisation délivrée par l'Arcep ne l'atteste pas. En conséquence, l'Arcep a bien autorisé en 2006 Adrexo, et a renouvelé l'autorisation en 2016, à être opérateur postal. Mais elle n'a en aucun cas autorisé Adrexo à délivrer de la propagande électorale, les prestations fournies dans le cadre de l'autorisation délivrée relevant d'échanges contractuels entre le client et le prestataire agréé.

Vous me demandez, monsieur le président, s'il y a obligation de sélectionner deux prestataires. Cela n'incombe pas à l'Arcep, puisqu'il s'agit des règles de la commande publique. Je préfère donc ne pas répondre sur ce point. Vous me demandez également si d'autres entreprises ont été autorisées par l'Arcep à distribuer de la propagande électorale. L'Arcep n'atteste pas la capacité technique des opérateurs autorisés à délivrer ou non de la propagande électorale. Je ne peux pas répondre non plus sur ce point. On dénombre une cinquantaine d'opérateurs postaux autorisés en France, mais nous n'avons attesté personne, puisque nous n'examinons pas ce sujet.

M. François-Noël Buffet , président . - Les précisions que vous apportez nous intéressent.

Mme Laure de la Raudière . - Nous ne faisons qu'appliquer la loi, qui donne à l'Arcep le rôle d'autoriser des opérateurs postaux. Nous vérifions le respect d'opérations qui sont listées précisément dans le CPCE. Je suis à votre disposition pour répondre aux autres questions.

Mme Cécile Cukierman . - Merci de vos explications et précisions qui contribueront, lors de la catastrophe démocratique à laquelle nous avons assisté à travers ces élections départementales et régionales, à nous permettre d'identifier des dysfonctionnements, et, le cas échéant, un certain nombre de responsabilités des différents acteurs. Dans la mesure où il s'agit d'une chaîne entière, des difficultés sont aussi constatées en amont de la distribution - d'autres auditions devraient nous éclairer sur ce dossier.

Je souhaiterais réagir sur vos derniers propos. À vos yeux, est-il nécessaire que nous, législateur, modifiions cette situation en prévoyant la délivrance a priori de la capacité, pour des entreprises, à distribuer les plis électoraux ? Au moment des appels d'offres, et indépendamment de la nationalisation de ce service concurrentiel, cette forme de « certification conforme » sécuriserait ce marché, pour éviter des situations comme celle qui a été relatée hier lors des auditions. On peut effectivement douter que les dirigeants aient réellement conscience de ce que représentait une telle opération de distribution de plis à très grand échelle dans sept régions !

M. Alain Richard . - L'Arcep est un régulateur de marché appliquant une législation qui est elle-même très encadrée par les directives européennes. Le cadre communautaire vous semble-t-il autoriser, dans le cadre légal des missions postales, une subdivision parmi les activités postales permettant d'établir une catégorie de prestation postale spécifique, à savoir l'envoi à la totalité de la population dans un délai bref de documents nécessaires à l'exercice démocratique ? L'agrément et la possibilité d'être en concurrence pour un seul sous-marché spécifique peuvent-ils être organisés selon les mêmes critères légaux du marché postal général ?

M. François-Noël Buffet , président . - D'un point de vue organisationnel, et compte tenu de votre connaissance du marché de la distribution adressée, pensez-vous que des prestataires d'envergure locale auraient dû procéder à ce type de prestations ?

Mme Laure de la Raudière . - Plusieurs questions se rejoignent.

Madame Cécile Cukierman, est-il utile de prévoir des attestations pour les entreprises qui auraient la capacité à délivrer les plis électoraux ? Au-delà du périmètre législatif actuel qui ne le permet pas, cela entraînerait une modification de la loi. De plus, dans le cadre d'un marché public, la définition du cahier des charges avec les moyens qui doivent être mis en oeuvre par les entreprises pour remplir les prestations demandées par le donneur d'ordre doit permettre d'attester de cette capacité. On pourrait envisager une évolution de la loi en prévoyant des attestations pour autoriser des opérateurs postaux à délivrer les plis électoraux. Encore faut-il un mécanisme de suivi, année après année, pour que les moyens et les formations mis en oeuvre correspondent bien à la prestation attendue. Or, aujourd'hui, le cadre législatif d'attestation des opérateurs postaux n'est pas du tout bâti comme tel !

Monsieur Alain Richard, le cadre communautaire n'interdirait pas, selon moi, au Gouvernement de définir un cadre de mission de service public avec le législateur, afin d'y faire entrer la distribution de plis électoraux.

Monsieur le président, vous me demandez si nous aurions connaissance d'opérateurs d'envergure locale qui seraient capables de réaliser ce type de prestations. Je ne sais pas répondre à cette question, car nous contrôlons la qualité de service du seul service universel exercé par La Poste et non des opérateurs postaux. Nous n'assurons pas le suivi en tant que tel de la qualité de service des prestations réalisées par les opérateurs postaux autorisés. Cela relève en effet des relations entre le client et l'opérateur sélectionné dans le cadre d'un marché par exemple.

M. François-Noël Buffet , président . - Vous avez dit que l'Arcep ne vérifiait pas ou n'avait pas le pouvoir de vérifier si les opérateurs qui soumissionnaient un marché public avaient conscience de leurs obligations. Cette appréciation incomberait donc à celui qui lance le marché public et rédige le cahier des charges. C'est à ce moment qu'interviendrait ce contrôle. Pouvez-vous confirmer mes dires ?

Mme Laure de la Raudière . - Il faut distinguer deux éléments. S'agissant des capacités techniques à réaliser la prestation, c'est au client de s'assurer que l'entreprise à qui il va confier cette prestation a bien les capacités techniques de la réaliser dans le cadre d'un dialogue contractuel. Quant aux obligations légales que j'ai énumérées au début de mon intervention - par exemple le secret des correspondances, la protection des données personnelles, l'intégrité du contenu -, nous pouvons les contrôler, puisque c'est en vertu de ces règles que les autorisations sont délivrées. Nous avons évidemment écrit à Adrexo pour lui demander des précisions concernant le non-respect, non de leurs capacités techniques, mais de certaines de leurs obligations légales. Vu les remontées dans la presse de ce qui s'est produit sur le terrain - je pense aux poubelles accessibles à tous -, l'intégrité du contenu et le respect du secret des correspondances n'ont pas dû être respectés.

M. François-Noël Buffet , président . - Comment exercez-vous en pratique le contrôle des critères que vous imposez ? En l'occurrence, si l'on a su que des documents avaient été laissés dans la nature, et brûlés pour certains, c'est grâce à des photos ou des témoignages. C'est un élément de contrôle, mais ce cas demeure exceptionnel. Il y a peut-être d'autres façons d'aborder ces critères. Par ailleurs, votre autorisation est donnée pour quinze ans. Pouvez-vous la retirer durant cette période, et pour quels motifs ?

Mme Cécile Cukierman . - Je m'interroge sur votre appréciation de ces critères. Estimez-vous réellement qu'il s'agit du secret pour la distribution de plis électoraux qui n'ont rien de confidentiel et sont publiquement accessibles ? Et lors de l'évaluation du respect des différents critères définis dans le CPCE, une défaillance est-elle possible ?

Mme Laure de la Raudière . - Le secret des correspondances n'est peut-être pas l'obligation légale qui a été la plus atteinte en l'espèce, puisque les courriers sont identiques. Cela étant, lorsqu'un pli se retrouve dans une poubelle, cela soulève le problème du secret des correspondances, mais aussi de l'intégrité du contenu. Seules une instruction et une enquête de l'Arcep pourront qualifier les manquements de l'entreprise Adrexo.

Dans le cadre de notre mission, nous avons demandé des explications aux dirigeants du groupe Hopps et de la société Adrexo, et pourrons auditionner cette dernière. Par ailleurs, l'article L. 5-3 du CPCE encadre précisément le mécanisme de sanctions en cas de manquement d'un opérateur autorisé à l'une de ses obligations légales. Le collège de règlement des différends, de poursuite et d'instruction de l'Arcep (RDPI) instruit la procédure, qui débute par une instruction du dossier, se poursuit par une mise en demeure de l'entreprise à respecter ses obligations dans un délai d'un mois, puis par la notification des griefs si l'entreprise n'apporte pas les modifications attendues ; enfin, la formation restreinte peut prononcer une sanction en fonction de la gravité des fautes : l'avertissement, la réduction d'une année de la durée de l'autorisation, la suspension de l'autorisation pour un mois ou plus, ou le retrait de l'autorisation. Mais si l'entreprise respecte ses obligations après la mise en demeure, les sanctions deviennent impossibles.

Mme Nathalie Goulet . - Sur l'intégrité des contenus, nous sommes nombreux à pouvoir citer l'exemple d'enveloppes comprenant la propagande d'un seul candidat. Ces situations sont aisées à appréhender. Il en va différemment du contrôle des sous-traitants. Avez-vous la liste de ceux d'Adrexo ? Comment est organisée l'activité de distribution de plis avec eux ?

M. Stéphane Le Rudulier . - Je m'inscris dans le prolongement des propos de Nathalie Goulet. Hier, nous avons auditionné les représentants de la société Adrexo, qui nous ont indiqué que 60 % de la distribution était assurée par 8 sociétés sous-traitantes. Pensez-vous que la société était capable de répondre à ce marché de 16 lots, dont 7 ont été attribués à Adrexo, au vu des dysfonctionnements et de l'appel à la sous-traitance ? Les dirigeants de la société Adrexo nous ont bien informés que, dès janvier 2020, son modèle économique lui imposait le choix de la sous-traitance, faute de moyens internes pour assurer la prestation.

M. François-Noël Buffet , président . - Lorsqu'une entreprise reçoit l'autorisation de l'Arcep, mais qu'elle sous-traite, a-t-elle l'obligation de recourir à des sous-traitants eux-mêmes autorisés à la distribution ?

Mme Laure de la Raudière . - L'entreprise doit respecter des obligations légales. Nous avons rédigé un guide relatif à la demande d'autorisation pour délivrer un service postal ; l'entreprise doit expliquer les procédures qui sont mises en place pour s'y conformer. Je laisse à votre commission un certain nombre d'exemplaires du guide, ainsi que le formulaire de demande d'autorisation pour délivrer un service postal, qui ne comportent aucune information concernant les sous-traitants ou l'organisation en sous-traitance tant que l'entreprise assure qu'elle respectera ses obligations légales et qu'elle met en place les procédures correspondantes.

Avons-nous vérifié la capacité de l'entreprise Adrexo eu égard à son modèle économique et aux interrogations concernant la réalisation de la prestation de distribution des plis électoraux ? Non, car cela n'entre pas dans nos attributions légales. Nous intervenons non pas sur les prestations, mais sur l'autorisation d'un opérateur postal à distribuer du courrier en France selon tel ou tel délai.

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous avez dit que La Poste prend la plus grande part du marché de distribution des plis postaux, et la cinquantaine d'autres prestataires, une part infime. N'avez-vous pas été surprise que ce soit l'un de ces prestataires qui se voie attribuer le marché ?

Mme Laure de la Raudière . - Sur ce sujet, je n'ai pas d'avis personnel à avoir.

M. François-Noël Buffet , président . - Il ressort en tous cas de vos propos que l'argument du ministre de l'intérieur, qui indique qu'il ne pouvait pas faire autrement parce qu'on ne permettait pas à son administration de contrôler les capacités techniques des soumissionnaires, ne tient pas. Le fait d'avoir une autorisation de l'Arcep sur la base des critères qui sont les vôtres ne dispense pas l'acheteur public, qui lance le marché public, d'assurer lui-même le contrôle sur la capacité des soumissionnaires qu'il choisira pour remplir la mission qui est la sienne.

Le ministre indique qu'il faudrait soustraire la distribution de la propagande électorale aux règles de mise en concurrence prévues par le droit européen et national de la commande publique. Cela paraît compliqué. Avez-vous une opinion sur ce point ?

Mme Laure de la Raudière . - C'est au législateur de regarder si cela peut relever d'une mission de service public...

M. François-Noël Buffet , président . - Mais il y aura un problème de directive européenne.

M. Alain Richard . - Il faudra faire une exception dans la directive...

M. François-Noël Buffet , président . - C'est un point que nous allons approfondir. L'hypothèse a été évoquée par le ministre de l'intérieur. Sur le fond, pourquoi pas, si cela est possible juridiquement ?

Nous avons bien compris la part de responsabilité qui est la vôtre dans le processus d'autorisation, ainsi que les possibilités et les limites de ce processus. Nous avons été parfaitement informés, merci. Je garde le document que vous nous avez donné cet après-midi : il n'est pas impossible que, dans la période qui arrive, nous ayons à vous poser de nouveau des questions par écrit.

Mme Laure de la Raudière . - L'Arcep reste à votre entière disposition.

Audition de M. Jean-Denis Combrexelle, président du comité de suivi pour les élections départementales et régionales de juin 2021

(Mardi 6 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous entendons à présent Jean-Denis Combrexelle, président du comité de suivi pour les élections départementales et régionales de juin 2021. Notre commission des lois a constitué une mission composée de membres de chaque groupe politique et disposant des pouvoirs d'une commission d'enquête, à la suite des événements que nous avons connus à l'occasion des élections départementales et régionales, et notamment les difficultés de distribution de la propagande électorale. Nous avons ouvert nos auditions à l'ensemble des membres de la commission des lois. Celle-ci est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Un faux témoignage devant notre mission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Denis Combrexelle prête serment.

M. François-Noël Buffet , président . - Nous sommes réunis pour essayer de comprendre ce qui a pu se passer dans le processus de distribution de la propagande électorale à l'occasion des dernières élections. Comment avez-vous eu connaissance de ce qui se passait sur le terrain ? Avez-vous pu y apporter une réponse ? Nous avons déjà auditionné des représentants de la société Adrexo hier et, il y a quelques instants, la présidente de l'Arcep, qui nous a décrit les conditions dans lesquelles les licences sont données et, plus généralement, les compétences de cette autorité administrative indépendante. Nous aimerions connaître, monsieur le président, votre point de vue sur ce qui s'est passé.

M. Jean-Denis Combrexelle, président du comité de suivi pour les élections départementales et régionales de juin 2021 . - Merci de m'avoir invité : il est important que nous échangions sur le déroulement et l'organisation de ces élections. Je suis le président du comité de suivi, au sein duquel siégeaient certains sénateurs ici présents - je vois notamment Alain Richard, Cécile Cukierman et Éric Kerrouche.

Ce comité, présidé par une personnalité indépendante, a pour fonction de faire l'interface entre les associations d'élus - association des maires de France (AMF), des départements (ADF), des régions (Régions de France) - les partis politiques et les ministères en charge de l'organisation de ces élections, et plus particulièrement le ministère de l'intérieur, plus précisément la direction de la modernisation et de l'administration territoriale (DMAT) et le bureau des élections. L'objectif était d'assurer la bonne circulation de l'information et, éventuellement, de faire des propositions.

Le principe m'avait paru intéressant. C'est un dispositif assez habituel dans les ministères sociaux. Je préside, par exemple, le Haut Conseil du dialogue social et la réforme de la représentativité est faite par une sorte de comité réunissant le ministère du travail et les syndicats. C'est un peu moins habituel pour un ministère très régalien dans ses traditions et ses pratiques comme le ministère de l'intérieur. La création du comité a donc ouvert une sorte de période de surprise dans l'administration, mais les responsables de la direction et du bureau ont remarquablement joué le jeu, et ils ont été très actifs dans la préparation des séances de ce comité et dans la mise en oeuvre des mesures.

Le comité a été installé par les deux ministres le 23 avril dernier. Au début, certains partis politiques ont envoyé leurs chefs, avant que - comme il est normal - leur représentation s'établisse à un niveau plus technique. Les réunions étaient hebdomadaires, en principe le jeudi matin à 10 heures, sur la base d'un ordre du jour. Dix réunions se sont tenues, en visioconférence, en présence du cabinet du ministre de l'intérieur et des directions concernées, ainsi que du préfet en charge de l'interface avec le corps préfectoral. J'étais accompagné d'un collègue du Conseil d'État, Marc Pichon de Vendeuil, un grand spécialiste des élections.

Les ordres du jour comportaient trois parties principales. Il y avait d'abord les sujets évoqués à la demande des membres du comité de suivi. Beaucoup concernaient l'organisation des meetings politiques en période de crise ou des bureaux de vote. Il y avait ensuite des points d'information du ministère de l'intérieur sur les procurations, le régime des incompatibilités, la campagne de communication, etc. Enfin, nous avons profité de la participation des autorités administratives indépendantes directement concernées par les élections. Je pense notamment à la commission des comptes de campagne, dont nous avons entendu le président, à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, à la Commission nationale de l'informatique et des libertés, au Médiateur du crédit... Indépendamment de ces réunions, le comité fonctionnait en permanence, grâce à une adresse de messagerie dédiée.

Dans l'esprit du Premier ministre et du ministre de l'intérieur, l'institution de ce comité était, pour l'essentiel, justifiée par la situation très particulière créée par l'organisation de deux élections simultanées dans un contexte de crise sanitaire, qui imposait une bonne circulation de l'information entre les ministères concernés, les partis politiques et les élus. Il était hors de question que le comité devienne une structure parallèle de commandement et de décision, comme c'est parfois le cas. Chacun avait à jouer son rôle, et nous avons fait régner un esprit de confiance réciproque entre le cabinet du ministre, l'administration et moi-même.

Au départ, il y a eu beaucoup d'inquiétudes sur les questions liées à la Covid-19 : déplacements des militants en période de confinement, organisation des tests, vaccination des membres des bureaux de vote, mesures barrières concernant les électeurs... Ces questions, qui se sont estompées aujourd'hui, nous ont beaucoup occupés au début. L'organisation logistique elle-même était loin d'être évidente. Sur le plan sanitaire, nous avions assimilé les meetings politiques aux manifestations sur la voie publique pour les soumettre à la même réglementation. Mais certains ont fait valoir que la réalité de la campagne électorale passait souvent par des réunions informelles qui ne dépassaient pas 50 participants. Le comité a joué son rôle : j'ai informé le Premier ministre et la réglementation a changé, en apportant une souplesse supplémentaire pour les petites réunions informelles de moins de 50 personnes, par un décret du 21 mai 2021. Hormis un malentendu en Seine-Saint-Denis entre le préfet et Clémentine Autain, qui a abouti à un référé devant le Conseil d'État, tout à bien fonctionné de ce point de vue.

Le manque d'assesseurs a été beaucoup évoqué, y compris lors de notre dernière réunion avant le premier tour. Une instruction des services du ministère de l'intérieur a visé les cas où la situation serait catastrophique. Elle a été envoyée et, globalement, malgré des problèmes dans certaines régions, comme à Marseille, il y a eu moins de difficultés qu'on ne le craignait peut-être au départ.

Nos réunions hebdomadaires se sont déroulées dans un climat très positif et très responsable. Nous avons identifié des difficultés dans les questions de logistique et de recours aux prestataires privés. J'ai entendu ou lu les mots de sabotage ou de faillite du service public de l'élection. Comme directeur général du travail, je me suis beaucoup occupé de l'organisation d'élections. Il importe que quelqu'un dise aux parlementaires que vous êtes que les élections, intrinsèquement difficiles à organiser, le sont de plus en plus, alors même qu'au niveau central comme déconcentré, dans les communes, parmi les fonctionnaires territoriaux, compte tenu de la difficulté de la tâche, ce sont souvent les meilleurs des fonctionnaires qui en sont chargés. Ils n'ont qu'une obsession, c'est que les élections dont ils ont la charge se déroulent au mieux - sans compter leurs jours, leurs heures, leurs nuits. Ils sont dans des situations de stress, et parfois même injuriés par les candidats. Et ils sont les premiers à souffrir de la façon dont cela s'est passé, notamment avec les prestataires privés. Parler de sabotage, donc, est loin de correspondre à la réalité.

S'agissant des prestataires privés, il y a quatre phases, dont chacune a posé des difficultés : l'affichage, l'impression, la mise sous pli, c'est-à-dire le routage, et la distribution. Nous vivons encore dans un modèle qui repose sur la prédominance du papier sur le numérique, et qui se caractérise par la forte implication de l'État, couplée à un recours aux prestataires privés. En 2021, nous sommes au milieu du gué : ce modèle qui s'appuie sur le papier a vocation, sans doute, à disparaître progressivement au profit du numérique. Le ministère de l'intérieur, pour ces élections, avait généralisé un mécanisme de mise en place des professions de foi sur un site numérique. Plus de 330 000 professions de foi ont été inscrites sur ce site, qui a reçu 186 000 visites. C'est un succès, mais ce n'est pas suffisant, et l'on ne peut, pour l'instant, envisager de passer résolument à un système entièrement numérique.

Or le recours au papier place l'organisation en situation de dépendance et de fragilité par rapport aux prestataires privés. L'impression des professions de foi a suscité une première difficulté. Il y avait deux élections, pour une capacité limitée. Il a donc fallu prévoir un séquençage entre les professions de foi pour les élections départementales et les élections régionales. Cela a placé les candidats aux élections départementales dans des situations très inconfortables, avec des délais très courts. L'ADF a même déposé des référés et envisagé des poursuites pénales. Pourtant, ce séquençage n'était pas destiné à imposer des contraintes inutiles ! Il répondait au diagnostic selon lequel les forces et les capacités des prestataires privés étaient limitées.

La question du grammage du papier, ensuite, a suscité une opposition entre les imprimeurs, qui voulaient de la souplesse entre 60 et 80 grammes, en raison de problèmes d'alimentation en papier, et les routeurs, dont les machines de mise sous pli risquaient le bourrage en cas de variations de grammage trop importantes, et qui demandaient donc un grammage unique de 70 grammes. Finalement, à la suite des échanges qui ont eu lieu au sein du comité de suivi, un décret a été pris juste avant le premier tour, le 21 mai 2021, qui prévoyait cette souplesse. Du coup, il y a eu des difficultés au niveau du routage entre le premier et le second tour.

Il y a eu aussi des problèmes liés à l'affichage. À mon époque, les partis politiques envoyaient des afficheurs. C'est totalement révolu, et une société, France Affichage Plus est quasiment en situation monopolistique. Les pouvoirs publics, alertés par les candidats, disent que les prestations de cette société, qui consistent à poser les affiches sur les panneaux, ne sont pas satisfaisantes, et qu'il y a de la surfacturation. Le président de cette société, lui, explique que le niveau des tarifs réglementés ne correspond pas aux prestations qui lui sont demandées... Je ne sais pas exactement où est la vérité. La seule chose que je sens, c'est qu'il faut assainir les relations et constituer un dossier économique qui montre si, oui ou non, le niveau des tarifs réglementés est adéquat.

J'en viens à la question de la distribution par Adrexo et La Poste. Le sujet a été évoqué devant le comité, puisque l'administration faisait un point systématique sur les informations dont elle disposait, tant pour ce qui concerne les professions de foi sous forme numérique que sous forme papier. Il y a eu des alertes, mais le niveau d'alerte sur ce point-là a été très mesuré, par comparaison avec d'autres questions. Nous n'avions pas le sentiment d'une sorte de défaut systémique dans la distribution du courrier, mais plutôt qu'il y avait des difficultés dans telle ou telle région, qui pouvaient concerner d'ailleurs aussi bien Adrexo que La Poste. Nous avions pour méthode de demander aux services préfectoraux de régler les difficultés qui nous remontaient.

Sur le recours à Adrexo, le ministère de l'intérieur sera mieux placé pour vous informer, car le comité de suivi n'était pas en place lorsque la décision a été prise. C'était une première, en application du code de la commande publique. Je sais que les agents de la DMAT ont consacré beaucoup de soin à la conclusion des marchés, aussi bien avec La Poste qu'avec Adrexo. Leur sentiment était que les offres d'Adrexo présentaient des particularités intéressantes par rapport à celles de La Poste, notamment en matière de reporting et de remontée d'informations. En tous cas, ils ont été soucieux de bien appliquer le code des marchés publics tout en se montrant innovants.

Nous savions, de toute façon, que la période entre les deux tours était celle de tous les dangers. Ces huit jours étaient très redoutés, puisqu'il s'agit d'un délai très court au sein duquel convergent de multiples obligations, pour les candidats, pour les administrations et pour les prestataires. Or les candidats ont pris un peu de retard, les imprimeurs ont pris du retard, avec parfois du papier mal séché, ce qui a provoqué l'effondrement du routeur principal, et un retard irrattrapable par les distributeurs.

À mon sens, la question de la distribution des professions de foi dépasse Adrexo. Fils de facteur, je sais que la distribution du courrier, c'est un métier,  qui devient de plus en plus difficile : en zone urbaine, dans les copropriétés, arriver à la boîte aux lettres est parfois loin d'être évident ; et dans les zones périurbaines, il y a des problèmes d'adresses... Or les prestataires ont recours à des personnes qu'on qualifie, au ministère du travail, de « très éloignées du marché du travail », souvent peu rémunérées, et peu formées. Une chose est de distribuer des documents publicitaires, sans trop d'obligations autres que quantitatives ; autre chose est de distribuer des professions de foi, avec une obligation quantitative et qualitative. Le problème est donc plus sensible, sans doute, et plus large que le choix du contractant. Comment, en 2021, faire assurer dans des conditions satisfaisantes, avec des contraintes de délais énormes, la distribution de millions de professions de foi ? Je ne prétends pas avoir la réponse, mais je note que La Poste aussi a eu des difficultés, justement parce qu'elle a eu recours, elle aussi, à des intérimaires.

Que faire pour l'avenir ? Je n'ai pas de solution miracle. Nous réunirons de nouveau le comité de suivi pour que ses membres puissent faire des propositions. Je pense que nous avons été dans une situation de contrainte telle, avec ces deux élections et la covid-19, que cela a mis en évidence combien notre modèle avait atteint ses limites. On ne peut pas continuer à fonctionner comme cela.

Parmi les solutions structurelles, figure en bonne place la fin du papier, totale ou partielle. Par ailleurs, dans d'autres pays, on délègue complètement aux partis politiques la distribution de la propagande, dont on leur rembourse ensuite le coût.

Une mesure moins structurelle et plus correctrice serait le rapatriement de toutes les mesures matérielles concernant la propagande papier aux services de l'État, et notamment aux préfectures. Nous pourrions aussi revoir les marchés passés.

Le juge de l'élection s'exprime souvent en disant que, pour regrettable que soit telle ou telle circonstance, elle est restée sans incidence sur le scrutin. J'aurais tendance à reprendre ces termes : pour regrettables que soient les dysfonctionnements observés dans le recours aux prestataires privés dans l'organisation de ces élections départementales et régionales, je ne pense pas qu'ils aient eu une incidence notable sur le scrutin, ni sur le taux de participation, qui reflète des évolutions profondes.

M. François-Noël Buffet , président . - Sauf si ces difficultés de distribution ont atteint un niveau considérable dans certains secteurs ! Nous avons ouvert, sur la plateforme du Sénat, une consultation des maires, et nous avons déjà reçu un peu plus de 2 700 contributions décrivant les difficultés rencontrées. Si l'absence de distribution a eu une incidence sur la participation, n'y aurait-il pas une question à se poser, peut-être pas pour le résultat final de l'élection, mais pour les candidats qui auraient obtenu 4,88 % de voix au premier tour, ou 9,87 % au deuxième tour ? Ces seuils conditionnent le remboursement des dépenses électorales par l'État ou la possibilité d'être au deuxième tour...

M. Jean-Denis Combrexelle . - Je suis un ancien président de la section du contentieux du Conseil d'État, ce qui m'oblige à une très grande prudence dans ma réponse ! Vous connaissez les principes généraux de la jurisprudence électorale. Le juge électoral, d'abord, se caractérise par son extrême pragmatisme. Pour chaque élection, il regarde en fonction des circonstances de l'espèce. En l'occurrence, il y aurait l'importance de l'écart de voix. Souvent, toutefois, le juge considère qu'un manquement ou un dysfonctionnement n'est pas, à lui seul, de nature à remettre en cause la liberté et la sincérité du scrutin, ni ses résultats. Je n'imagine donc pas une grande décision de jurisprudence disant que toutes les élections sont remises en cause, sauf à juger au cas par cas, bureau de vote par bureau de vote.

Mme Cécile Cukierman . - Nul ne songe à imputer à la mauvaise distribution de la propagande électorale les forts taux d'abstention que nous avons observés. Pour autant, à de nombreux candidats qui ne figurent pas au deuxième tour, il n'a parfois manqué, dans les élections cantonales, que trois ou quatre voix ! Même dans une République laïque, l'élection a une dimension sacrée. Le rôle du comité de suivi que vous présidez était d'assurer que les différents temps du processus soient bien respectés, au vu des enjeux démocratiques, dans une situation sanitaire exceptionnelle. Or la distribution de la propagande officielle n'est pas anecdotique pour nos concitoyennes et nos concitoyens. Je ne sais pas si elle conditionne la décision de quitter son domicile pour aller dans le bureau de vote, mais elle crée les conditions collectives du temps électoral. En tous cas, nombre de nos concitoyennes et de nos concitoyens nous ont alertés dans les derniers jours, et même dans les dernières heures, sur le fait qu'ils n'avaient pas reçu le matériel électoral. Peut-être n'auraient-ils pas lu les documents, mais ils savaient qu'ils ne les avaient pas reçus.

Le comité de suivi a pris les problèmes dans un ordre chronologique, sans jamais dresser de rétroplanning. Or c'est la dernière séquence qui a été la plus difficile. Nous avons beaucoup débattu sur la question du grammage du papier, ou sur la problématique des assesseurs, parce que nous avons suivi le déroulé chronologique, et que nous avons été nombreux à faire remonter les problématiques d'affichage. D'ailleurs, cela a été efficace - prouvant d'ailleurs qu'un marché conclu avec un seul prestataire peut être satisfaisant - puisque rapidement, l'ensemble des candidats disposaient des résultats d'un pointage quotidien, circonscription par circonscription, des panneaux qui avaient fait l'objet d'affichages. Et ce n'est que dans la dernière semaine avant le scrutin que la problématique de la distribution est arrivée. Le jeudi après-midi, nous pensions toujours que les difficultés étaient circonscrites à quelques territoires et que, avant le samedi midi, tout allait rentrer dans l'ordre.

Cela pose la question du contrôle de ce qui est fait ou non. Dans toute entreprise, un contrôle qualité ou sécurité existe. En matière de propagande électorale, la question n'était pas de savoir combien de plis avaient été distribués, mais combien de personnes les avaient reçus. Certainement, une semaine de plus nous aurait permis de traiter la difficulté.

Je ne pense pas que la fin du papier soit une solution. D'ailleurs, le site du ministère de l'intérieur a peiné à afficher les sites des candidats, et son taux de consultation est resté faible. En tous cas, ce type de comité doit être pérennisé pour les prochaines élections. En démocratie, l'élection a un caractère sacré.

M. Éric Kerrouche . - Oui, nous avons eu de longues heures de discussion sur de nombreuses questions. Il est sans doute difficile d'organiser deux scrutins en même temps, mais nous ne sommes pas les seuls au monde à le faire ! Nous pourrions donc modifier notre façon de voter, ou la forme du vote. La communication autour de ces élections était tellement faible que, pour certains, la propagande électorale était la seule façon de savoir même qu'il y avait des élections ! De ce fait, ne pas recevoir de documents pouvait constituer une perte de capacité à y participer. Les chiffres que vous donnez sur la fréquentation de la plateforme en ligne sont dérisoires, comparés au nombre d'électeurs. Le bilan coût-avantages est donc très contestable, d'autant plus que ce service a dysfonctionné : je tiens à votre disposition des captures d'écran dans mon département des Landes où, au deuxième tour, s'affichait la profession de foi du premier tour... J'ajoute que l'illectronisme existe, ce qui doit nous empêcher d'abandonner le papier.

Que pensez-vous de l'idée de passer de huit à quinze jours pour l'entre-deux tours, sans changer les règles en ce qui concerne les fusions des listes ? Avez-vous anticipé un tel niveau de dysfonctionnement ? Vous l'avez dit : distribuer, c'est un métier. Hier, les responsables d'Adrexo nous ont royalement expliqué que leurs employés avaient visionné un petit film et reçu une heure de formation avant d'aller sur le terrain : cela m'a laissé songeur ! Ils nous ont dit que leur système de reporting avait affiché 10 000 signalements de dysfonctionnements. Quid du reporting au comité de suivi ? Qu'avez-vous su de ce qui se passait effectivement sur le terrain ? Faut-il un service public de la distribution électorale, confié à La Poste ?

Mme Nathalie Goulet . - Je voulais aussi souligner la perte de chance, et j'ai d'ailleurs posé la question au ministre de l'intérieur. Avez-vous une carte des incidents ? Il serait intéressant de faire un rapprochement avec le score de certains candidats...

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous soulignez que le modèle économique du prestataire est en question, du fait du recours massif à l'intérim. Or, la lecture du marché que le prestataire a passé avec le ministère de l'intérieur nous apprend que le critère des moyens humains entre pour à peine 3,2 % dans le choix du prestataire : comment l'expliquez-vous ?

M. Alain Richard . - L'appréciation que nous portons sur les dernières élections est fortement empreinte du constat que l'abstention y a été hors normes. Le comité de suivi a joué son rôle. Il me semble que le risque d'un échec dans l'acheminement des documents n'a pas été perçu, principalement parce qu'il n'était pas apparu dans les élections précédentes. Je crois également que ce défaut d'anticipation a été accru par le cumul des deux élections, qui a en réalité accru les risques. Nous avons notre part : je me souviens qu'après les élections européennes, où nous nous étions inquiétés de savoir si le nombre de panneaux électoraux suffirait au grand nombre de listes concurrentes, les professionnels du routage nous avaient alertés de ce que le cumul des deux élections de cette année et le report d'une semaine pour l'établissement des listes, risqueraient de leur poser des problèmes de logistique - peut-être n'avons-nous pas suffisamment relayé ce message auprès du ministère de l'intérieur.

Mme Cécile Cukierman. - J'entends ces arguments pour le deuxième tour, mais pour le premier, nous avons allongé le délai en demandant un dépôt plus précoce des professions de foi...

M. Jean-Denis Combrexelle. - C'est la première fois, effectivement, qu'il y a un dialogue préalable à l'organisation du scrutin, je crois que cela s'est avéré utile, même s'il y a des marges de progrès. L'élection est une organisation si complexe qu'aucun acteur n'est en position, seul, de détenir toutes les informations nécessaires, et mon expérience m'a montré que le dialogue est toujours un levier de progrès.

Le comité de suivi aurait dû anticiper davantage, mais l'information dont nous avons disposé relatait des incidents qui nous ont paru relever de ce qui est habituel dans la distribution des professions de foi, et ce n'est qu'à partir de jeudi après-midi, donc après la réunion du comité dans la matinée, que nous avons compris le caractère inhabituel des défauts d'acheminement. Nous avons alors pensé que les problèmes seraient encore plus importants pour le second tour, le délai entre les deux tours étant court. Je ne sais pas qui, du reste, a décidé que ce délai serait de huit jours, j'ai cru comprendre que la question a été sensible sur le plan politique - mais je peux vous assurer que la décision n'est pas venue de l'administration, qui se serait très bien accommodée d'un délai de 15 jours.

Je ne demande pas la fin du support papier, c'est encore d'usage plus que courant. Il y a sans doute des améliorations à faire pour numériser les professions de foi. En réalité, nous pensions que la numérisation donnerait moins de résultats pour ces élections ; nous avançons mais il reste beaucoup à faire. La numérisation donne aussi la possibilité de trouver de nouveaux formats, c'est intéressant.

Sur le reporting, j'entends vos propos, mais le paradoxe est que le prestataire choisi est reconnu pour sa compétence en la matière. Le facteur humain est essentiel, la distribution est un métier, il faut insister sur les questions de qualité. J'ai compris qu'entre les deux tours, le match France-Allemagne a pu démobiliser, alors que nous étions au moment où l'effort devait être le plus intense ; nous avons besoin de personnes impliquées, qui comprennent les enjeux de la distribution.

Sur la perte de chances liée aux défauts de la distribution, le ministère examine de près ce qui s'est passé. Une chose cependant est de circonscrire un problème, de le quantifier, une autre est d'établir son lien avec le résultat, en particulier du point de vue contentieux. Le ministère tente de comprendre ce qui s'est passé, pour l'avenir.

M. François-Noël Buffet , président . - À quel moment votre comité a-t-il été informé des difficultés ?

M. Jean-Denis Combrexelle . - Nous avons été tenus informés en continu des difficultés, mais nous avons pris conscience de leur ampleur inhabituelle le jeudi après-midi, quand les préfectures ont fait remonter qu'il y avait des problèmes plus importants.

Mme Nathalie Goulet . - Au Sénat, nous avions pourtant posé une question d'actualité sur ce sujet dès le mercredi après-midi, c'est donc qu'il y avait déjà de quoi s'alerter.

Mme Cécile Cukierman. - France urbaine nous parlait aussi des difficultés avec les assesseurs...

M. Jean-Denis Combrexelle. - C'est exact, et la dernière réunion du comité avant le premier tour a conclu par une inquiétude sur la question des assesseurs, un sujet en soi, sur lequel nous étions alors tenus plus en alerte que sur les problèmes de distribution.

M. Stéphane Le Rudulier . - Le ministère de l'intérieur a en partie expliqué les difficultés par la concomitance des deux scrutins, mais nos auditions nous montrent que certains dysfonctionnements n'ont rien à voir avec ce cumul : le confirmez-vous ?

M. Jean-Denis Combrexelle. - Nous sommes à la fin d'un modèle, il faut réfléchir à ce qui va suivre - des élections importantes arrivent, je crois que c'est l'occasion. La concomitance a accentué les problèmes, révélant la situation de faiblesse dans laquelle nous sommes. Les préfectures n'ont pas non plus pléthore d'effectifs, cela compte dans l'organisation pratique.

Mme Cécile Cukierman. - La question du suivi des élections est reposée. Nous avons vu la capacité de mobilisation pour corriger les manques entre les deux tours. Dans la Loire par exemple, nous avons vu des agents mobilisés bien plus qu'habituellement, jusqu'au samedi soir, pour contrôler la situation. Nous nous sommes trop focalisés sur la concomitance des deux scrutins, ce qui peut nous empêcher de voir le principal : il faut anticiper les difficultés. Il faut aussi retenir l'importance du facteur humain, qui nous a permis, avec un contrôle effectif, de corriger les défauts et les manques.

Il faut considérer aussi que l'entre-deux tours a ses règles. Si une liste ne se met pas d'accord, le bulletin de vote n'est pas dans les documents expédiés, c'est la règle du jeu. La difficulté n'a pas tenu au nombre de listes, mais à ce qui a pu être envoyé, et la défaillance est venue de ceux à qui l'on a confié la distribution.

M. Jean-Denis Combrexelle. - Imaginons qu'on ait pu connaître les dysfonctionnements plus tôt, il n'en resterait pas moins que les élections forment un tout, qu'elles sont comme un tanker difficile à manoeuvrer : 96 millions de plis à distribuer en urgence, ce n'est pas habituel. Les services centraux et les préfectures se sont beaucoup mobilisés, je vous remercie de le souligner, mais je crois que les défauts sont très difficiles à corriger juste avant l'élection, ce qui nous fait dire qu'il faut anticiper bien en amont, en particulier sur les missions confiées aux prestataires. Nous avons un problème quantitatif à gérer.

M. François-Noël Buffet , président . - Vous évoquez des problèmes de mise sous pli, de grammage, est-ce le seul problème ?

M. Jean-Denis Combrexelle. - Non c'en est l'un des aspects seulement. Les entreprises ont recours à des intérimaires en extra lors des pics d'activité, et ce que je peux dire, c'est qu'il y a une différence entre les services préfectoraux et les entreprises de routage - en particulier quand les agents préfectoraux découvrent un problème, ils le signalent et le corrigent, mais si un problème se pose à un intérimaire peu informé, l'alerte ne sera pas nécessairement donnée, le problème pourra prendre plus de proportions. Je peux dire qu'il y a eu des erreurs qui auraient pu être évitées par les agents préfectoraux.

M. Stéphane Le Rudulier . - Le comité de suivi a été installé le 23 avril dernier, pensez-vous qu'un délai de plus de deux mois se justifierait ?

M. Jean-Denis Combrexelle. - Il faut d'abord examiner si le comité de suivi se justifie, puis dans quel délai il faut le constituer. Je crois que dans la conduite opérationnelle, on surestime souvent l'information dont l'administration centrale dispose. Je l'ai constaté au sein du Haut conseil du dialogue social, où la réussite supposait que les syndicats réunis autour de la table soient en phase avec les syndicats territoriaux et les branches, l'information que nous avons dépend de notre articulation avec le terrain ; aussi, pour bien fonctionner, le comité de suivi doit être correctement composé mais il faut également que les associations d'élus disposent des informations et qu'elles les fassent remonter, sinon un comité de suivi ne suffira pas.

M. François-Noël Buffet , président . - Merci pour toutes ces précisions.

Audition de M. Pascal Lorne, président de Gojob

(Mardi 6 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous auditionnons Pascal Lorne, président de Gojob, une société de travail à laquelle a recouru la société Adrexo, dont nous avons parlé dans les auditions précédentes.

Je vous rappelle, Monsieur, que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et retransmise sur Public Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Tous les sénateurs qui peuvent participer à cette réunion sont membres de la commission des lois, dont certains sont présents en visioconférence.

Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pascal Lorne prête serment.

M. François-Noël Buffet , président . - Nous examinons, à notre propre initiative, les conditions dans lesquelles la propagande électorale a été - ou pas - distribuée à l'occasion des dernières élections départementales et régionales, avant le premier tour et entre les deux tours. Le marché public a été attribué à deux entreprises, La Poste et la société Adrexo - laquelle a eu recours à vos services pour recruter des intérimaires.

Votre entreprise fonctionne essentiellement grâce à une plateforme en ligne, un algorithme destiné à regrouper les profils des candidats intérimaires et les demandes des entreprises, donc de corréler les deux critères pour une réponse la plus opérationnelle possible.

Merci de nous présenter votre entreprise et de nous dire dans quelles conditions Gojob est intervenue pour le compte de la société Adrexo, en particulier comment vous avez formé votre personnel dans les délais qui étaient les vôtres, pour remplir la mission qui a été confiée par l'État à Adrexo, à l'occasion de ces élections.

M. Pascal Lorne, président de la société Gojob. - J'ai fondé l'entreprise Gojob il y a six ans. C'est une place de marché qui met en relation des demandeurs et des pourvoyeurs d'emplois, avec l'objectif d'optimiser la fluidité sur le marché du travail. Gojob est une entreprise sociale et solidaire, dont le principal objectif est de réduire le chômage en France en proposant des missions à toute personne qui cherche du travail, quels que soient son âge, son sexe, son diplôme - j'insiste parce que c'est ce qui a été à l'origine de l'entreprise ; notre objectif, c'est de s'assurer que tout le monde ait la meilleure chance de trouver du travail, même quand on est un petit peu trop ci ou un peu trop cela, trop ou pas assez diplômé, trop jeune ou trop vieux, ou encore « trop » basané.

Créer une place de marché ex nihilo , c'est difficile ; il nous a fallu neuf mois pour trouver un premier accès à l'emploi, encore neuf mois pour parvenir à 25 accès à l'emploi et nous avons désormais 15 000 salariés qui ont tous droit à la retraite, à une mutuelle et au chômage - j'insiste également sur notre modèle qui nous a fait choisir le contrat d'intérim, qui est un contrat de travail conforme à notre modèle républicain ; loin de l'uberisation du marché du travail, c'est un principe fondamental qui nous paraît indissociable de la dignité humaine.

Nous avons quelque 900 clients, dans l'industrie et dans la distribution, la logistique, avec de grands noms du CAC 40 aussi bien que des PME. Nous travaillons avec Adrexo depuis trois ans ; cette société fait régulièrement appel à nous pour la mise en colis et la distribution ; nous avons appris les gestes et les méthodes de leur métier avec eux. Notre entreprise réalise cette année un chiffre d'affaires de 100 millions d'euros, notre siège est à Aix-en-Provence et nous avons une filiale à Paris comptant 20 personnes ; nous sommes en forte croissance.

Pour nous, cette opération de distribution de la propagande électorale est exceptionnelle par son volume, mais pas par son contenu. Notre mission principale consiste à aller chercher des personnes peu qualifiées partout en France, c'est l'une de nos forces, en particulier pour ce métier de la distribution. Dans cette mobilisation, nous appliquons trois critères.

D'abord, la qualification des personnes, qui peut être très problématique dans certains territoires - trouver un boucher-charcutier à Paris, par exemple, c'est très difficile -, et ce premier critère ne posait guère de difficulté en l'espèce. Ensuite, la temporalité de l'opération, c'est-à-dire le fait qu'il y a des périodes où il est ardu de mobiliser des salariés, c'est le cas par exemple pendant les fêtes de fin d'année, où vous ne trouvez plus personne pour de la logistique supplémentaire ; ici non plus, ce critère ne posait pas de grandes difficultés, il y avait certes la fin de l'année scolaire et l'Euro de football - je dirais que la difficulté était de 3 à 4 sur une échelle de 10. Enfin, il y a le critère la tension locale du marché du travail : il n'y en avait guère ici étant donné les qualifications requises.

Nous avons évalué la mission au crible de ces trois critères avant de l'accepter, c'est notre procédure pour ne pas décevoir les clients, puis nous avons mis en place toutes les procédures afférant à cette mission : le recrutement, nous l'avons fait à travers nos campagnes publicitaires, dans la rue, sur Leboncoin ou avec Pôle emploi ; ensuite la qualification des candidats, avec de petits tests en ligne, dont certains ont été définis spécifiquement, pour s'assurer que les candidats étaient capables de se servir de leur smartphone et de Google Maps, car les compétences géospatiales sont très diverses et elles sont fondamentales pour repérer les boîtes aux lettres. Nous avons fait des tests de français, pour s'assurer que les candidats sauraient bien lire les enveloppes et demander leur chemin si nécessaire.

À l'issue de cette phase, nous avons retenu les candidats que nous avons estimés qualifiés et nous les avons formés, comme les 15 000 salariés de Gojob. Cette formation passe par un corpus simple, avec des modules visant le savoir-être et le savoir-faire de base, comme arriver à l'heure et dire bonjour à son chef - cela peut paraître acquis, mais ce n'est pas toujours le cas, alors que les cinq premières minutes d'un contact professionnel comptent bien sûr considérablement. La formation comprenait également une dimension technique, en particulier sur le boitier qui avait été distribué par Adrexo pour accomplir la mission, à quoi s'ajoutait bien entendu une formation sur la mission elle-même, la récupération des colis, les gestes de la distribution, les remboursements kilométriques. Nous nous sommes assurés que chacun de la cinquantaine des responsables opérationnels de centres (ROC) d'Adrexo avait bien mis en place une formation in situ , nous l'avons vérifié par SMS auprès de nos salariés. Légalement, nous nous engageons sur des moyens et pas sur des résultats, nous fournissons de la main-d'oeuvre et nous ne sommes pas garants de la qualité du travail qu'elle délivre ; cependant, pour maintenir une bonne relation avec nos clients, il est normal que nous nous assurions que cela se passe bien et que les salariés reçoivent la formation prévue, afin que nos intérimaires effectuent leur mission dans les meilleures conditions et avec succès ; le taux de satisfaction de nos clients qui en résulte est ce qui nous permet de continuer à travailler.

Voilà comment s'est passé le recrutement des quelque 3 700 intérimaires que nous avons mis à disposition du groupe Adrexo pendant cette opération. Tous ont suivi nos cinq modules de formation en ligne, qui durent chacun entre une demi-heure et une heure et demie, voire deux heures - notre objectif n'est pas de stresser les salariés, mais de leur faire acquérir les compétences ; la durée globale de ces cinq modules varie donc entre deux heures et demie et une dizaine d'heures, soit jusqu'à deux jours de formation. Il y a eu ensuite la formation in situ par Adrexo, qui a été équivalente à celle des formations que l'entreprise dispense à son propre personnel, sachant qu'en tant qu'entreprise spécialisée dans le courrier non adressé, elle a d'abord fait appel à ses propres salariés et que nous sommes intervenus en support. Je ne sais pas le nombre précis d'heures de formation qu'a dispensé Adrexo, je pense qu'il y en a eu une partie en binôme entre un salarié d'Adrexo et l'un de nos intérimaires tout au long de la première journée, sachant que cette formation - qui n'est pas forcément enregistrée comme telle dans la nomenclature - comprend des éléments très variés, depuis le maniement de la badgeuse jusqu'aux gestes qui évitent de se faire mal au dos quand on sort le colis du coffre de la voiture.

M. François-Noël Buffet , président . - Si je comprends bien, vous recrutez des personnes sur la base de critères que vous estimez adaptés, vous les formez sur ce que vous attendez de la qualité de la prestation qu'ils vont délivrer, mais dans tous les cas, pour la spécialisation de la mission qui va être la leur, ce n'est pas vous qui assurez la formation, mais votre client. En l'occurrence, c'est Adrexo qui a formé les intérimaires pour réaliser un service postal adressé, c'est-à-dire, distribuer un courrier à une personne à une adresse précise, dans une commune précise - les qualités requises pour une telle mission n'entrent pas, en réalité, dans les critères de sélection des personnes que vous recrutez ?

M. Pascal Lorne. - Dans les tests de qualification, donc avant la phase de formation, nous nous assurons que les candidats savent gérer une problématique d'adressage et de repères géospatiaux, c'est l'essentiel pour le métier - et c'est une compétence très difficile à acquérir quand on ne l'a pas, on le voit à tous les âges. Les métiers dont nous parlons ne demandent pas des compétences très élevées, mais celle-ci est nécessaire - et pour le reste, il faut surtout être débrouillard.

Je peux citer l'exemple de mon fils qui a été embauché pour faire le recensement dans mon petit village. Il s'agit d'un travail d'adressage très précis. Il n'avait jamais travaillé, mais il a su se débrouiller. C'était sa première mission et il s'en est très bien sorti. Il a eu une heure de formation par la mairie. Il m'expliquait que le plus dur était de se repérer dans Google Maps et de savoir quoi faire lorsque des chemins sont mal indiqués. Bref, l'essentiel n'est pas la formation, mais la capacité de la personne.

M. François-Noël Buffet , président . - Quel est le profil des intérimaires ? Aviez-vous des critères de sélection particuliers ?

M. Pascal Lorne. - Nous ne recherchions pas de profil spécifique et n'avions pas de critères particuliers, sinon être capable de se débrouiller, savoir poser des questions lorsque l'on est perdu, être titulaire du permis B et posséder un véhicule, ou encore être en bonne condition physique.

Mme Cécile Cukierman . - À partir de quel moment Adrexo a-t-il fait appel à vous ? Avez-vous pris le temps d'expliquer aux intérimaires l'importance de la mission au regard des enjeux démocratiques et républicains ? On ne distribue pas la propagande électorale comme on distribue un catalogue de la Redoute...

Vous mettez l'accent sur l'agilité des personnes. Mais il est parfois difficile d'accéder à certaines copropriétés. Comment font-elles pour y entrer ?

Mme Nathalie Goulet . - Je suis admirative en voyant le concept de votre entreprise. Comment l'idée vous est-elle venue ? Vous dites qu'il ne s'agit pas d'uberisation, mais cela y ressemble beaucoup !

Vous avez recruté les 3 700 intérimaires par internet. Vous ne les avez donc jamais rencontrés. Comment avez-vous pu vérifier leur localisation et leur connaissance du terrain, car Google Maps n'est pas toujours accessible dans les zones rurales, faute de réseau ! Il faut donc connaître les lieux. Comment avez-vous vérifié qu'ils avaient bien assimilé la formation que vous leur avez dispensée ?

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous avez recruté 3 700 intérimaires. S'agissait-il pour votre entreprise d'une mission d'une ampleur exceptionnelle au regard de la taille ou était-elle assez classique ?

M. Jean-Yves Roux . - Les zones blanches sont fréquentes dans les zones de montagne et certains territoires ruraux. Votre recrutement s'est-il effectué par zones géographiques ? Comment avez-vous recruté dans ces zones ?

Avez-vous eu des remontées à propos de documents qui n'auraient pas été distribués par vos intérimaires ? Dans les zones de montagne, les problèmes ont été nombreux. Les intérimaires ont parfois déposé les documents en bloc à la mairie, car ils n'arrivaient pas à les distribuer dans la zone très vaste qu'ils avaient à couvrir.

M. Pascal Lorne. - Gojob est accessible sur internet et sur les smartphones. Cela signifie que tous nos intérimaires ont une connexion à internet.

À ma connaissance, aucun intérimaire ni aucun responsable opérationnel d'Adrexo ne nous a fait part de tracts brûlés ou déposés en vrac devant des portes. J'ai demandé à Adrexo si ces incidents, rapportés par les médias, étaient le fait de nos intérimaires. Mais, on ne nous a jamais fait de reproche à ce sujet.

J'ai immédiatement pensé, lorsque j'ai accepté cette mission, à sa dimension républicaine et que nous avions un devoir civique à accomplir. Nous avons donc mis en place une formation en ligne à destination des intérimaires. Nous leur avons régulièrement rappelé par SMS et par mails que leur mission avait une dimension civique, qu'elle relevait du code électoral, et que tout manquement était passible de sanctions pénales. Nous leur demandions notamment de signaler les éventuels problèmes de distribution plutôt que de jeter les documents à la poubelle.

M. Guy Benarroche . - En tant que fournisseur d'Adrexo, vous avez rappelé que vous n'aviez qu'une obligation de moyens, pas de résultats, même si vous venez de mettre l'accent sur les résultats. Adrexo ne vous a fait aucun grief ?

M. Pascal Lorne. - En effet, Adrexo ne nous a fait aucun grief, ni sur la qualité de nos intérimaires, ni sur leur formation. Je n'ai jamais eu de remontée quant à des problèmes de retours de documents ou à des difficultés pour accéder à des immeubles, etc.

La mission était exceptionnelle si l'on considère les volumes, puisque nous avons fourni 3 700 intérimaires pour cette mission, alors que notre société comptait 15 000 salariés l'an dernier. Cela représentait donc 20 % de nos effectifs. Nous avions tout à fait la capacité de gérer cette mission, et nous l'avons bien fait. Nous avons envoyé des personnes à temps, au bon endroit, sans avoir à changer nos procédures, même si nous avons modifié un peu nos formations pour mettre l'accent sur l'orientation géospatiale et sensibiliser à l'enjeu républicain. Certes la mission avait un caractère exceptionnel au regard des effectifs et de la durée, mais notre entreprise avait déjà eu à gérer des pics d'activité similaires.

Je n'ai pas le souvenir de la date exacte à laquelle Adrexo nous a sollicités. De mémoire, c'était en mars. Je vérifierai.

Mme Nathalie Goulet . - Vous n'avez pas répondu à ma question : comment avez-vous eu l'idée de cette entreprise ? Je voudrais aussi savoir si les intérimaires utilisent leur propre téléphone ou bien si ceux-ci sont fournis par Adrexo ?

M. Éric Kerrouche . - Cette mission a-t-elle entraîné un turnover particulier ? Si je comprends bien vos propos, aucune difficulté ne vous a été remontée. J'en déduis que si des problèmes ont eu lieu, ils sont le fait des salariés d'Adrexo. Pourrez-vous nous transmettre les modules de formation que vous avez réalisés ?

M. Pascal Lorne. - Nous vous transmettrons évidemment tous les documents que vous souhaitez.

La question sur le turnover est une question piège ! Si je réponds qu'il n'y en a pas eu, vous incriminerez Adrexo pour les difficultés rencontrées ! Simplement, sans vouloir défendre l'État, les préfectures, les prestataires, les routeurs, etc., je peux témoigner que cela fut compliqué pour toute la chaîne : les délais n'étaient pas les mêmes pour le premier et le second tour ; des plis qui devaient être imprimés n'étaient pas prêts à temps : tantôt tous les documents manquaient, tantôt seulement ceux relatifs à l'une des élections, et les intérimaires ne savaient quoi faire. Que fallait-il faire ? La chaîne de responsabilités est longue. Il ne faut pas incriminer uniquement les salariés et intérimaires qui interviennent en bout de chaîne.

M. Éric Kerrouche . - Vous nous avez dit que vous n'aviez pas constaté de dysfonctionnement s'agissant de vos intérimaires...

M. Pascal Lorne. - En effet.

M. Éric Kerrouche . - Mais, pour apprécier la chaîne des responsabilités, nous avons besoin de données précises. Quel a été le turnover ? Dans quelle mesure est-il supérieur à celui constaté habituellement ? Ce n'est pas une question piège, nous voulons juste apprécier la difficulté de la mission.

M. Pascal Lorne. - Le turnover moyen dans l'intérim varie selon les secteurs. Lorsqu'il s'agit d'un placement de plusieurs mois dans l'industrie, le turnover est quasiment nul ; mais pour de petites missions de logistique, comme celle-là, le turnover s'élève en général à 15 % ou 20 % - c'est pour cela que nous avions dit à Adrexo qu'il fallait prévoir un volet d'intérimaires un petit peu plus élevé que le quota initialement demandé. Le turnover a donc été dans la moyenne des missions de logistique pour de courtes durées. Il aurait été identique si le client avait été différent. Adrexo n'a pas été moins-disant.

M. Stéphane Le Rudulier . - Avez-vous réagi sur les réseaux sociaux à l'annonce de la commande d'Adrexo ? Quelle est la nature de vos relations commerciales avec Adrexo ?

Mme Cécile Cukierman . - Il n'y a pas de piège dans nos questions, on essaie simplement de comprendre. Il est évident que personne ne vous a avoué avoir bâclé le travail ou laissé les documents en vrac par terre... J'ai présidé une mission locale, travaillé avec des jeunes et connais bien les difficultés du retour à l'emploi. Je vous repose donc la question : vous n'avez pas eu de retours d'intérimaires choisissant de tout arrêter au motif que la mission était trop compliquée ? Ce ne serait donc pas étonnant. On sait tous que ces distributions sont exigeantes et compliquées.

M. Pascal Lorne. - J'ai eu des retours, évidemment, mais pas plus que pour une autre mission du même ordre. Nous sommes habitués à les gérer : nous avons une ligne directe, un canal de communication par chat ou SMS, etc. C'est notre lot commun d'être confrontés à des personnes qui sont perdues, stressées, qui ne trouvent pas le lieu de la mission, qui renoncent à cause de la rémunération, de la difficulté de la tâche, etc. Encore une fois, le taux de turnover était élevé, mais classique pour ce type de mission.

Je communique beaucoup sur les réseaux sociaux. Lorsque nous avons eu ce contrat, je m'en suis réjoui sur les réseaux sociaux, sans citer le client.

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous avez quand même dit que ce serait « chaud »...

M. Pascal Lorne. - Oui, nous nous attendions à un pic d'activité. Mais nous n'aurions pas accepté la mission si nous n'avions pas été capables de la remplir ! Adrexo est notre plus gros client. Nous travaillons avec eux depuis trois ans. Lorsqu'ils nous ont proposé cette mission, ils nous ont clairement dit que nous étions libres de ne pas l'accepter. Nous avons donc été prudents et tout fait pour qu'ils soient satisfaits de la prestation.

M. Éric Kerrouche . - Les salaires n'étaient peut-être pas adaptés à l'enjeu et à la complexité de la mission. Il faudra peut-être revoir cet aspect à l'avenir. Pourrez-vous nous donner la quantification exacte du turnover sur cette mission et l'écart-type avec les missions comparables ?

M. Pascal Lorne. - Bien sûr.

Mme Nathalie Goulet . - Les intérimaires ont-ils leur propre téléphone ou celui-ci est-il fourni ?

M. Pascal Lorne. - Les intérimaires ont leur propre téléphone, comme tous les intérimaires de notre entreprise et de nos concurrents.

M. François-Noël Buffet , président . - Avez-vous donné des instructions précises pour le cas où les plis n'auraient pas pu être distribués ?

M. Pascal Lorne. - Cela faisait partie de la formation. Nous avons insisté sur l'exigence républicaine de cette mission, sur les pénalités et sanctions encourues en cas de non-distribution ou de destruction de documents, ainsi que sur la nécessité de signaler tout problème de distribution et de rapporter systématiquement les plis non distribués au centre opérationnel, plutôt que de cacher l'incident. C'était d'ailleurs une recommandation d'Adrexo.

M. François-Noël Buffet , président . - Je vous remercie. Nous vous adresserons sans doute d'autres questions par écrit.

M. Pascal Lorne. - Je vous remercie. La mission n'était pas simple. Tous les intervenants l'ont prise très au sérieux, des préfectures jusqu'aux intérimaires, en passant par Adrexo. Nous avions mis en place un PC de sécurité pour nous assurer de la bonne exécution de la mission.

Audition de M. Philippe Wahl,
président-directeur général du Groupe La Poste

(Lundi 12 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président. - Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d'information, dotée des pouvoirs de commission d'enquête, sur les dysfonctionnements constatés lors des élections départementales et régionales de juin 2021 et résultant en particulier de la distribution de la propagande électorale. Nous recevons cet après-midi Philippe Wahl, président-directeur général du Groupe La Poste.

Monsieur le président, vous le savez, le Sénat a créé cette mission d'information afin d'appréhender le mieux possible la ou les raisons ayant entraîné une mauvaise distribution - je mesure mes mots ! - de la propagande électorale durant les élections régionales et départementales. Le groupe La Poste étant, comme avec la société Adrexo, attributaire du marché public, nous avons souhaité vous entendre pour connaître votre point de vue et savoir comment vous avez vécu la situation.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse ; elle sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et retransmise sur la chaîne Public Sénat.

Je vous rappelle également, pour la forme, qu'un faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Wahl prête serment.

M. François-Noël Buffet , président . - Vous êtes attributaire d'un marché public qui vous a permis de distribuer la propagande électorale, notamment celle des élections départementales et régionales. Sachant que, jusqu'en 2021, La Poste était le seul organisme chargé de distribuer les plis de propagande électorale, pourriez-vous nous rappeler la date du marché public et les prix pratiqués à l'époque ?

Dans le cadre de la passation du marché lancé par l'État mi- 2020 pour une attribution en fin d'année, comment les choses se sont-elles réellement passées ? Quels engagements avez-vous dû prendre à l'égard de l'État ? Pour ne rien vous cacher, nous avons eu accès aux notes techniques sur les offres soumises dans le code de la procédure, nous avons constaté que la note attribuée au groupe La Poste était inférieure à celle du groupe Adrexo. Quelles en sont les raisons, selon vous ?

La distribution de la propagande électorale était-elle pour vous une activité économique rentable ?

Des dysfonctionnements importants sont apparus depuis quelques années dans la distribution de cette propagande. Certains disent ne pas avoir reçu les plis à temps, d'autres déplorent de ne pas les avoir reçus du tout. Si les réponses sont variables, il est une constante : cette situation a alimenté du contentieux, en particulier lors des élections législatives de 2017. Quelles raisons le groupe La Poste invoque-t-il pour expliquer ces difficultés ?

Enfin, lors de ces élections, de nombreux documents ont été retrouvés éparpillés dans des forêts, brûlés, abandonnés dans des halls d'immeubles, et jamais distribués, comme s'il fallait s'en débarrasser d'une manière ou d'une autre ? Avez-vous eu de tels retours au sein du groupe La Poste ?

M. Philippe Wahl, président-directeur général du groupe La Poste . Je suis accompagné de Philippe Dorge, directeur général de la branche services-courrier-colis, patron des facteurs et membre du comité exécutif de La Poste. Nous sommes là pour répondre à vos questions.

Je commencerai par la dernière, à savoir la question des documents « abandonnés », dans toutes les formes qu'a pu prendre cet abandon. La réalisation de la distribution de la propagande électorale qui nous a été traditionnellement confiée fait partie de notre savoir-faire et a toujours constitué une tâche particulièrement complexe. D'abord, elle donne lieu à des tournées « toutes-boîtes », durant lesquelles le facteur s'arrête partout sur le territoire, ce qui n'est pas le cas en temps ordinaire. Ensuite, la mission de service public liée à l'information électorale nous impose un niveau d'excellence. Enfin, les délais de réalisation sont souvent comprimés, plus encore au deuxième tour de ces dernières élections.

Cette mission de proximité est donc complexe, tout le monde l'a constaté au cours des deux tours des élections. Elle n'aurait pas réussi - c'est bien une réussite pour nous - sans la mobilisation, le professionnalisme et le sens du service public des factrices et des facteurs, à qui je veux rendre hommage, et à leurs capacités de communiquer et de faire des comptes rendus permanents durant toute cette période auprès des préfectures et des élus. C'est grâce à ce travail conjoint de nos équipes, des mairies et des préfectures que nous avons été capables de faire face aux engagements que nous avions pris.

Je n'ai pas d'exemple - pas un seul ! - de document abandonné sous quelque forme que ce soit dans les zones desservies par La Poste. J'illustrerai mon propos en prenant plusieurs exemples et en rappelant les éléments de contexte.

Le 17 juin dernier, soit trois jours avant le premier tour, s'est tenue la réunion de l'Observatoire national de la présence postale (ONPP), qui est, d'une certaine façon, la structure chapeau de nos 100 commissions départementales de présence postale territoriale (CDPPT). Lors de cette réunion, ce sujet de la distribution de la propagande n'était pas à l'ordre du jour, et aucun élu représenté ce jour-là n'a demandé qu'il y soit inscrit. De surcroît, aucun élu n'a, le jeudi, soulevé le moindre problème micro-électoral. Vous le savez, le lien entre vous, élus, et nous, La Poste, est assez direct ; il concerne des points stratégiques et des éléments essentiels à la vie de nos concitoyens. Quand on modifie les horaires d'un bureau de poste, j'en entends généralement parler assez vite. À aucun moment n'a été signalé un seul problème sur un endroit quelconque du territoire !

Comme je l'ai indiqué devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, deux élus m'ont appelé, un sénateur du Grand Est et un président de conseil départemental de la région Auvergne-Rhône-Alpes, me signalant des problèmes, avant que de constater que nous n'étions pas l'attributaire du marché dans ces deux grandes régions. Certaines distributions ont pu être tardives, mais elles étaient liées à ce qui s'est passé au deuxième tour, qui a été très différent du premier.

Lors du premier tour, la phase amont s'est déroulée sans anicroche. Nous avons ainsi reçu 100 % des matériels que nous attendions. De notre point de vue, nous avons distribué la totalité de ce qui était distribuable, avec un taux de documents non distribuables de 8,85 %, en légère croissance par rapport aux dernières élections européennes et municipales. Mais cela reste très peu important et résulte sans doute des mouvements de population qui ont eu lieu au moment de la crise de la covid.

Lors de la réunion au ministère de l'intérieur où j'ai été convoqué au lendemain du premier tour avec l'autre opérateur, M. Darmanin nous a signalé des problèmes dans 64 communes sur les 15 000 que nous avions desservies. Il avait remarqué que les difficultés étaient corrélées à des taux de documents non distribuables supérieurs à la moyenne. Nous avons appelé tous les maires concernés : deux problèmes de distribution, en particulier d'adressage, ont été identifiés, l'un à Biarritz et l'autre à Modène dans le Vaucluse - c'est tout ! J'ai d'ailleurs en ma possession un mail du maire de Royan, qui faisait partie des villes à risque du fait des bases adresses, qui n'a pas mis en avant des problèmes de distribution.

Le deuxième tour a été beaucoup plus compliqué, car la phase amont ne nous a pas permis d'avoir la totalité des plis à temps et en bon ordre. Pour nous, la date ultime de distribution, c'est le jeudi précédent le dimanche du scrutin à 23 h 59. Dans une élection ordinaire, nous recevons en général 100 % du matériel à temps, et nous nous organisons pour assurer la distribution.

En l'occurrence, au deuxième tour, la situation a été différente pour les régionales, qui ont parfois donné lieu à des quadrangulaires, plus compliquées à préparer : jeudi à 23 h 59, nous avions récupéré 44 % des plis attendus, dont nous avons ensuite distribué l'intégralité ; vendredi à 23 h 59, alors que nous ne recevons en principe plus de plis, nous en avons reçu 29 % de plus, et avons distribué 100 % de ce qui était distribuable ; enfin, le samedi après minuit et avant 3 heures, nous avons reçu 7 % des plis, ce qui fait un total de 79 % à 80 %, dont nous avons distribué la quasi-totalité. Les élections départementales ont été moins touchées, car les élections triangulaires ou quadrangulaires sont beaucoup plus rares : jeudi à 23 h 59, nous avions reçu 88 % des documents attendus ; vendredi à 23 h 59, nous en avons récupéré 5 %, soit un total de 93 % des flux.

De notre point de vue, des perturbations ont été constatées lors du deuxième tour des élections : si la livraison a été totale jusqu'au vendredi à 23 h 59, elle s'est révélée plus compliquée dans la nuit. Philippe Dorge et ses équipes ont réalisé une mobilisation maximale le samedi, puisqu'à 18 heures, des factrices et des facteurs distribuaient encore les plis - certains ont fait des double-tournées -, sachant qu'après 14 heures ou 15 heures, la distribution ordinaire s'arrête.

Cette mobilisation était sous-tendue par l'intérêt supérieur de la propagande électorale et de ces élections. Elle était nécessaire en raison de la situation, et aussi parce qu'au deuxième tour l'autre opérateur a souhaité nous confier 5,4 millions de plis - nous n'en avons finalement reçu que  3,8 millions.

Cette distribution est-elle rentable économiquement ? Oui, et pour une raison simple : nous pensons que la représentation nationale et nos deux actionnaires, la Caisse des dépôts et consignations (CDC) en premier lieu, et l'État au travers de l'Agence des participations de l'État (APE) en second lieu, s'attendent à ce que, sur un marché de centaines de millions d'euros, nous soyons rentables. C'est bien sûr notre volonté d'être rentables, tout en étant capables de faire des efforts sur les marges. C'est ce que nous avons fait lors de ce marché de 2021 pour lequel nous avons proposé un prix inférieur de 4 % à celui du précédent marché.

M. Philippe Dorge, directeur-général adjoint du groupe La Poste, en charge de la branche services-courrier-colis . Lors de cette attribution de marché, dont le prix était le critère essentiel, nous avons effectivement consenti un effort de 4 % par rapport au marché précédent, qui affichait déjà une baisse de prix de 1 % par rapport au marché antérieur.

M. Philippe Wahl . - Dans un contexte global où les volumes du courrier diminuent, et pour répondre à votre deuxième question, monsieur le président, il est très difficile de jouer sur la productivité pour son client. En effet, moins il y a de courrier en général dans le réseau et dans les tournées, plus il est difficile de répercuter des effets d'économie sur des flux nouveaux de courriers liés aux élections. Nous avons donc fait des efforts au fur et à mesure, mais moins que par le passé...

M. François-Noël Buffet , président . - À combien se situe le taux de rentabilité ?

M. Philippe Dorge . - Nous cherchons à couvrir l'ensemble des coûts variables attribuables, mais il est aujourd'hui difficile de l'établir, car ce marché est régi par un critère de poids et de délai. Dans les jours qui viennent, nous allons tenter de dresser ce bilan avec le ministère de l'intérieur. Pour un marché estimé au départ à près de 40 millions d'euros selon une estimation des poids et des délais entre les deux tours, les chiffres se rapprocheraient maintenant plus de 30 millions d'euros en volume.

M. Philippe Wahl . - Et en marges ?

M. Philippe Dorge . - Nous essayons d'avoir un taux de 10 % à 15 % supérieur aux coûts attribuables, sachant que cette base ne comprend pas certains coûts complets opérationnels.

M. Philippe Wahl . - L'une des raisons qui justifient que nous ne sacrifiions pas les coûts, c'est que nous avons des salaires à verser et que cette tâche de qualité est complexe à réaliser. Il est normal de rétribuer normalement nos agents pour cette tâche. Voilà pourquoi nous avons ajusté les prix, de manière raisonnable de notre point de vue. Comme l'a fort bien dit Philippe Dorge, le fait que le critère prix soit à 60 % nous a visiblement défavorisés. Mais c'est le jeu de la concurrence !

S'agissant des contentieux liés à la distribution des plis, nous pouvons citer le cas d'Annecy.

M. Philippe Dorge . - Ce contentieux résulte d'une contestation pour quelques dizaines de plis qui n'ont pas été bien adressés en 2017. À ma connaissance, la plainte a été déboutée par le juge administratif, au motif que ce critère ne serait pas de nature à permettre l'annulation de l'élection.

M. Philippe Wahl . - Il est important de savoir ce que les postiers font du matériel qui n'a pu être distribué. Les bulletins sont rapportés à la préfecture ou à la mairie, et il est fréquent qu'au moment du vote les mairies donnent une carte électorale à un électeur qui n'aurait pas procédé à son changement de domiciliation. En tout état de cause, aucun équipement n'est abandonné ! En la matière, la coordination fonctionne très bien.

M. François-Noël Buffet , président . - En l'espèce, le contrat de marché de l'État prévoyait que l'ensemble de ces plis non distribués devait être rassemblé dans un lieu unique par département.

M. Philippe Dorge . - Absolument, les plis non distribuables sont restitués aux mairies, qui corrigent ensuite la base adresses électorales. Donc, 100 % des plis non distribuables, et par conséquent non distribués, sont restitués - sous le contrôle des préfectures. Nous pouvons clairement établir que les 8,70 % à 8,85 % de plis non distribuables au deuxième tour ne pouvaient pas être distribués. Dans le contentieux d'Annecy, par exemple, La Poste a apporté tous les éléments probants. Il existe en effet deux principaux motifs de « non-distribuabilité » : « N'habite pas - ou plus - à l'adresse indiquée », ce qui inclut les contrats de réexpédition, et les adresses incomplètes, telles qu'on les a connues dans des habitats collectifs, rendant la distribution très complexe.

Mme Cécile Cukierman . - Dans le cas d'une reprise en main d'un seul marché, dans le cadre d'une délégation de service public totale de la distribution de la propagande électorale, La Poste serait-elle en capacité de procéder à cette distribution dans l'ensemble des régions ? J'ai bien entendu les exigences induites pour les agents. Avec une baisse régulière de la distribution du courrier, disposez-vous d'un nombre d'agents suffisant lors des périodes électorales, ou avez-vous recours à des contractuels ou à des vacataires ?

Mme Brigitte Lherbier . Je remercie M. Wahl pour sa présence parmi nous. Souvenez-vous, monsieur le président, nous nous sommes rencontrés voilà quelques années à Lille, à l'Hermitage Gantois, où vous étiez venu proposer aux élus locaux les services d'aide et de surveillance effectués par les facteurs, eu égard à leur connaissance des quartiers. J'étais à l'époque adjointe à la prévention et à la sécurité du maire, et cet élargissement des compétences de La Poste intéressait beaucoup les élus.

La distribution de la propagande électorale est une autre mission de service public confiée à La Poste. Cette mission de proximité est particulièrement complexe pour les raisons que vous avez rappelées, par exemple les difficultés à réceptionner les documents de propagande, les contraintes liées aux délais, etc. Cette mission nécessite-t-elle un recrutement exceptionnel de vacataires ? Pensez-vous que la livraison tardive des documents puisse être organisée différemment ?

M. Alain Richard . - J'ai la même question que Cécile Cukierman et Brigitte Lherbier sur le nombre de personnels face à une opération aussi importante, mais aussi, plus largement, sur la viabilité du système de concurrence organisée : alors que le volume du courrier adressé baisse continûment, est-il opérationnel qu'un autre opérateur que La Poste s'organise et investisse dans cette branche avec les coûts fixes que cela implique ?

Enfin, quid de la mise à jour des adresses, sachant que le nombre de non-distributions pour le motif « n'habite pas à l'adresse indiquée » (NPAI) ne cesse de progresser - chaque année, 8 à 9 % des Français déménagent ? Nous avons déjà travaillé sur le sujet, j'avais déposé un amendement prévoyant que la liste des adresses puisse être mise à jour avec des données venues de La Poste et des entreprises qui délivrent l'eau, le gaz et l'électricité, ou encore de l'Insee ; on m'avait alors répondu que le moment n'était pas encore venu : qu'en pensez-vous ?

M. Philippe Bas . - Comment se peut-il que La Poste soit plus efficace que les autres prestataires : sur quels facteurs repose cette réussite ?

Mme Nathalie Goulet . - Quand avez-vous connu précisément les lieux à couvrir et comment s'est organisée la distribution ? En d'autres termes, quel est le rétro-calendrier de la catastrophe annoncée ?

M. Stéphane Le Rudulier . - Le ministère a argué des difficultés liées au fait qu'il y a eu deux scrutins concomitants, qu'en pensez-vous ?

M. François-Noël Buffet , président . - Dans le marché alloti attribué par l'État, il y a une note sur le prix et une note technique ; La Poste s'est vue attribuer une note technique inférieure à celle de son concurrent, Adrexo, ce qui corrobore l'appréciation du Conseil constitutionnel estimant que la distribution du courrier perd en efficacité à La Poste depuis quelques années : pourquoi ? Enfin, pensez-vous que la concomitance de deux élections importantes le même jour compromette l'efficacité de la distribution ?

M. Philippe Dorge. - Nous avons été notifiés de l'acceptation partielle du marché le 16 décembre 2020, au terme d'un processus qui avait commencé l'été précédent. Le critère du prix comptait pour 60 % et la note technique pour 40 %, sachant que cette dernière avait trois composantes ou sous-notes ; je précise que, quand bien même nous aurions été meilleurs sur le plan technique, nous n'aurions pas été retenus, l'écart de prix étant trop important.

Voici les trois notes composant la note technique d'ensemble : sur la qualité des moyens techniques et humains affectés au pilotage, nous avons obtenu 102,4 points sur 160 - représentant donc 16 % de la note technique -, contre 140,8 pour Adrexo ; sur la qualité des moyens techniques et humains affectés à l'exécution de l'accord-cadre, nous avons obtenu 121,6 points sur 160 contre 131,4 à Adrexo ; enfin, sur la qualité des moyens et d'organisation pour la gestion des incidents éventuels, nous avons reçu l'intégralité des 80 points - comptant donc pour 8 % de la note globale -, contre 72 points à Adrexo.

Je peux vous répondre sur nos moyens, mais pas sur ceux d'Adrexo. Nous avons commencé l'exécution très rapidement, conformément à la demande du client, qui a choisi, entre plusieurs délais, celui de quatre jours à compter de la réception des documents ; nous avons commencé le 14 mai pour La Réunion, puis le 21 mai en Lozère, dans les Côtes-d'Armor, le Tarn-et-Garonne, et le Val-de-Marne.

M. Philippe Wahl. - Pour le second tour, une partie des plis est arrivée en dehors des délais contractuels, mais cela ne nous a pas empêchés d'en livrer la plus grande partie, grâce à la mobilisation des factrices et des facteurs.

La Poste est prête à reprendre la distribution dans la totalité des régions, si l'État le lui demande. Nous considérons que nous avons assez de factrices et de facteurs, le second tour des dernières élections régionales et départementales plaide dans ce sens : nous avons appris le mercredi matin seulement que 5,4 millions de plis supplémentaires étaient à distribuer, nous avons distribué les 3,8 millions qui nous ont été adressés - nous l'avons fait en mobilisant nos ressources habituelles, sachant que les intérimaires et contractuels à durée déterminée représentent ordinairement 12 % de notre force de travail, et nous y avons ajouté un volet supplémentaire d'intérimaires, représentant 5 % de notre force de travail.

M. François-Noël Buffet , président . - Tous les personnels avec qui vous travaillez ordinairement, y compris les intérimaires, sont des professionnels qui connaissent les métiers de la distribution ?

M. Philippe Wahl. - Effectivement, et les intérimaires supplémentaires mobilisés au dernier moment, pour l'immense majorité, avaient déjà travaillé avec nous.

M. Philippe Dorge. - Je précise que nous les avons formés nous-mêmes, nous ne recourons pas à des prestataires sous-traitants. Nous nous arrangeons pour accueillir les personnels une semaine avant le début du travail effectif, la formation dure deux jours, avec une journée consacrée aux gestes du métier en doublure avec un autre postier.

M. Philippe Wahl. Pourrions-nous reprendre la distribution sur la totalité du territoire ? Oui, nous l'avions toujours fait, nous le pouvons encore, même si le nombre de facteurs diminue, dans une proportion moindre que la baisse du courrier. Nous pourrions tout à fait, également, participer à la mise à jour des bases d'adresses, avec les préfectures et les mairies, sachant que 10 % des Français changent d'adresse tous les ans, ce qui est considérable. Nous pourrions aussi prendre le routage et la préparation des plis, nous l'avons fait dans cinq départements. Tout cela, bien entendu, à condition d'en être avertis assez tôt.

La concomitance de deux élections rend les choses plus compliquées, mais l'opération reste possible, nous l'avions fait en 2008. Au second tour, la complexité tient à la phase amont, qui a importé des problèmes. Nous nous sommes mobilisés, nous avons doublé les heures supplémentaires, ce qui nous a permis de passer l'obstacle.

Il m'est très difficile de dire pourquoi nous sommes plus efficaces, nous ne regardons pas ce que font les autres. Les facteurs savent faire de la distribution adressée toutes boites, ils ont une connaissance moléculaire du territoire, et le sens du service public, ils sont habitués aux interactions avec les mairies et préfectures. Si une nouvelle prestation globale nous était confiée, nous pourrions faire face, à condition qu'elle soit bien préparée.

M. François-Noël Buffet , président . - Avez-vous constaté des difficultés avec le routage au premier tour ?

M. Philippe Wahl. - Non.

M. Éric Kerrouche . - Vous parlez de difficultés de transmission entre Adrexo et La Poste : on serait passé de 5,4 à 3,8 millions de plis à distribuer. Comment les choses se sont-elles passées ? Ensuite, rencontrez-vous des problèmes de distribution des cartes électorales et quel est leur taux de retour ?

Mme Nathalie Goulet . - En vous entendant, nous n'avons guère de doute sur la qualité des professionnels de La Poste. Quel service du ministère de l'intérieur a-t-il noté votre proposition ?

M. Philippe Bas . - Naguère, les postiers recevaient un supplément de rémunération pour la distribution des professions de foi : est-ce toujours le cas ?

Mme Cécile Cukierman . - Vous aviez postulé pour tout le territoire national, on a vu dans l'entre-deux-tours le soulagement de voir La Poste à la rescousse de son concurrent, cela a représenté 200 000 plis dans mon département, la Loire, et ce malgré les retards dans la remise des documents. Quels coûts supplémentaires la distribution sur tout le territoire représenterait-elle pour votre groupe ? Il y avait une prime pour cette distribution, qui donnait lieu à des conflits sociaux, qu'est-elle devenue ?

M. Stéphane Le Rudulier . - Avez-vous un cursus de formation spécifique sur la distribution : en quoi consiste-t-il ? Vos offres initiales étaient de 30 à 50 % moins chères que celles de vos concurrents : pourquoi ?

M. Philippe Dorge. - Dans cinq départements - l'Aude, le Gers, les Hautes-Pyrénées, le Lot et le Tarn-et-Garonne -, nous avons préparé l'intégralité des plis pour le second tour. Nous savons donc le faire, et nous avons aussi un très bon suivi des adresses, via le service national de l'adresse, situé à Libourne.

Nous avons fait suivre aux intérimaires ponctuels le cursus que suivent habituellement tous nos intérimaires, alors que nous avions moins de temps.

Enfin, j'ai été informé le mercredi matin qu'il faudrait reprendre la distribution de 5,4 millions de plis, dont 3,8 millions nous ont été adressés par Adrexo - nous les avons intégralement redistribués.

M. Philippe Wahl. - Nous les avons distribués sans rupture de chaîne dans la distribution.

Mme Cécile Cukierman . - Quelle formation avez-vous dispensée aux intérimaires ?

M. Philippe Dorge. - Le cursus habituel, qui s'étend sur deux jours : le premier jour consacré à des enseignements théoriques, en particulier 3,5 heures pour l'accueil, la sécurité, les risques métiers, les équipements de protection, et le deuxième jour consacré à la pratique, en doublure avec un professionnel, un enseignement pratique qui se prolonge parfois un jour supplémentaire.

M. Philippe Wahl. - L'intérimaire voit alors la tournée, c'est un ensemble complexe qu'il est très utile de suivre.

M. Philippe Dorge. - Lorsque je suis arrivé à La Poste en 2015, la prime « élections » avait déjà été retirée, mais nous rémunérons les dépassements horaires. Nous voulions distribuer tous les plis, y compris à 3 heures du matin, ce qui nous a fait décider de doubler les heures supplémentaires.

M. Philippe Wahl. - C'est le surcroît d'activité qui est à l'origine du surcroît de salaire, c'est la raison pour laquelle nous sommes arrivés aux montants dépensés, d'autant que les rémunérations sont plus fortes le samedi.

M. Philippe Dorge. - Pour les remises des cartes électorales, nous n'avons pas rencontré de difficultés particulières, le taux de retour est conforme à celui des changements d'adresse.

La notation des dossiers pour le marché public était entre les mains du secrétariat général du ministère, qui comporte une cellule achat et un bureau des élections, nous étions en relation avec le service « performance achat et organisation des élections ».

M. Stéphane Le Rudulier . - Pourquoi votre offre initiale était-elle 30 à 50 % moins chère ?

M. Philippe Dorge. - En réalité, l'évaluation du prix dépend d'un grand nombre de facteurs, en particulier du poids estimé des plis et du délai de la distribution, nous n'avons pas tous la même vision du poids - il n'est pas toujours prévisible, étant donné qu'il varie avec le nombre de candidats - et le mix de délai peut changer, nous avions estimé celui de 4 jours raisonnable, mais le ministère nous en a ensuite demandé une partie sur deux jours, tout cela change le prix unitaire final. Nous pensions que la mission représenterait 40 millions d'euros, nous sommes plus proches de 30 millions d'euros.

M. François-Noël Buffet , président . - J'ai le tableau de reporting national, vous y distinguez les plis « réalisés », « traités » et « distribués » : quelles sont les différences ?

M. Philippe Dorge. - Le nombre de plis attendus, correspondant au nombre d'électeurs, varie du premier au second tour, du fait que des candidats sont élus au premier tour - l'écart a été d'environ 1 million de plis cette fois-ci. Ensuite, nous prenons en charge ces plis, nous regardons la quote-part des plis non distribuables, et le rapport entre les plis distribuables et les plis attendus. Les plis « traités » correspondent aux plis « distribués » plus les plis non distribuables, 100 % des plis distribuables ont été distribués.

M. François-Noël Buffet , président . - Au regard de l'expérience, quelle serait pour vous la façon la plus efficace de remédier aux dysfonctionnements constatés ?

M. Philippe Wahl. - Cette question ne nous concerne pas nous, mais plutôt l'État, dont nous sommes prestataires. Nous sommes prêts à reprendre l'intégralité du marché, nous sommes pour coopérer avec les mairies et les préfectures, mais la décision revient à l'État. Nous avons essayé de faire au mieux, toujours en coordination avec les maires et les préfets, très sensibles aux difficultés. Notre entreprise n'est pas parfaite, sur des millions d'adresses en jeu, des erreurs sont inévitables, mais dans les 64 communes où des incidents ont été constatés, nous avons appelé le maire aussitôt. Nous saurons nous adapter au choix que l'État fera.

M. François-Noël Buffet , président . - Merci pour vos informations.

Audition de M. Jean Benoît Albertini,
secrétaire général du ministère de l'intérieur

(Lundi 12 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous poursuivons nos auditions avec Jean-Benoît Albertini, secrétaire général du ministère de l'intérieur.

Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage lors de cette audition, dans le cadre de notre mission d'information dotée de pouvoirs d'enquête, est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Benoît Albertini prête serment.

M. François-Noël Buffet , président . -Nous souhaitons comprendre ce qui s'est passé lors des dernières élections départementales et régionales pour la distribution de la propagande électorale, dont les difficultés n'ont échappé à personne. Je commencerai par deux questions générales : vous est-il possible de faire un bilan complet des dysfonctionnements dans l'acheminement de la propagande électorale avant le premier et avant le second tour ? quelle mesure ces dysfonctionnements diffèrent-ils par leur nature et leur ampleur de ceux qui ont été constatés avant 2017 - nous savons qu'il y avait des difficultés, mais pas dans la même proportion ? Nous parlerons ensuite de la chaîne de décisions, du choix des opérateurs et de l'organisation, des opérations de la mise sous plis et de la distribution des plis. M. Jean-Benoît Albertini, secrétaire général du ministère de l'intérieur. - Merci de nous permettre de nous exprimer sur ces dysfonctionnements. Un bilan complet serait prématuré, la phase de restitution des opérateurs n'est pas achevée ; elle est définie contractuellement : les opérateurs ont trois semaines pour restituer les données sur ce qui était attendu, puis l'administration dispose d'un délai d'un mois pour répondre dans un cadre contradictoire - il y a visiblement matière à réponse, en particulier à Adrexo. Ce processus n'est pas fini, mais nous avons des éléments sur les volumes de plis non distribués. Ils reposent sur les déclarations des opérateurs, mais nous avons interrogé les préfectures et nous allons le faire une seconde fois pour évaluer ce que nous disent les opérateurs. C'était l'un des enjeux du nouveau marché passé, qui explique la pondération spécifique que nous avons donnée au critère de production des données : nous avions voulu que l'information remonte quotidiennement, c'était une première, car, sur les marchés précédents, La Poste disposait de plusieurs semaines pour produire le récapitulatif des volumes distribués ; ce délai était apparu comme un défaut, nous l'avons corrigé dans la définition du nouveau marché. Je relève que La Poste a eu plus de mal à s'adapter à cette demande, nous renvoyant à 2022 pour un dispositif complet de restitution au quotidien, alors qu'Adrexo - c'est ce qui explique sa note plus élevée - nous a d'emblée fait une proposition idoine, liée à son suivi de distribution via les codes-barres des liasses de plis et les lignes de chiffres sur les enveloppes.

Nous disposons des données estimées, elles font apparaître des difficultés sur les deux tours ; même si Adrexo a subi, selon ses dires - je ne les remets pas en cause - une cyberattaque, cela n'a pas obéré sa capacité à faire le reporting dès avant le premier tour. On constate les premiers incidents dès le début de la distribution par Adrexo, en particulier des distributions erratiques de paquets de plis laissés en tas dans des halls d'immeubles. Un incident plus grave nous a été signalé le 25 mai par la préfecture du Territoire de Belfort, la gendarmerie venant de retrouver dans une commune du Doubs 336 plis abandonnés, dont 50 incendiés ; le bureau des élections du ministère de l'intérieur a aussitôt demandé à Adrexo de prendre des sanctions contre le personnel mis en cause, elles sont actuellement suivies et comprennent des mises à pied et des suites judiciaires ; nous avons également demandé à Adrexo de mettre immédiatement en oeuvre des mesures correctives, ce que l'entreprise a fait puisque 265 plis ont été redistribués, le reste étant malheureusement inexploitable.

Ce même 25 mai, nous avons demandé à Adrexo de ne plus déposer au-dessus des boîtes à lettres les plis qui avaient la bonne adresse, mais un nom qui ne correspondait pas à l'une des boîtes à lettres ; cette mesure avait été prévue dans le marché pour laisser une chance aux personnes qui n'avaient pas inscrit leur nom sur les boîtes à lettres, de disposer quand même de la propagande électorale. Or, cette consigne n'a pas été comprise, ou en tout cas pas correctement comprise et appliquée, ce qui nous a conduits à y renoncer. D'autres défaillances, y compris sur la législative partielle d'Indre-et-Loire, nous ont conduits à convoquer Adrexo le 3 juin pour une réunion, puis j'ai adressé le 10 juin un courrier à ses dirigeants, faisant référence à ces incidents et leur demandant d'être pleinement impliqués dans les mesures de remédiation.

Nous prenons acte du niveau d'exécution tel que déclaré par les opérateurs. Nous le comparons aux années antérieures, où La Poste était seul opérateur. Pour le premier tour, le taux de restitution déclaré par Adrexo s'établit à 5 % pour les départementales, soit environ 1 million de plis non distribués, et 7 % pour les régionales, soit 1,6 million de plis ; il est respectivement de 8 % et 9 % pour La Poste. Ces taux sont proches de ceux des scrutins précédents, avec 8 à 9 % pour les élections municipales de 2020, 8 % pour les européennes de 2019, 6 % pour les présidentielles et législatives de 2017. Et pour les dernières élections départementales et régionales de 2015, le taux avait atteint 7 et 6 %.

Ces évaluations vont être confrontées aux observations des préfectures. Nous avons des doutes sur certaines données d'Adrexo, des préfectures nous disent que les états déclaratifs ne correspondent pas au ressenti de terrain ni à des observations ponctuelles qu'elles ont effectuées.

Pour le deuxième tour, nous relevons des dysfonctionnements liés à des défaillances de Koba Global Services et d'Adrexo, qui se sont cumulées sur le terrain. Les incidents constatés au premier tour nous avaient fait resserrer les communications entre les préfectures et Adrexo. Nous avons constaté alors que la liste des correspondants locaux qu'Adrexo nous avait communiquée conformément à ses obligations contractuelles n'était guère à jour, de nombreux correspondants étant injoignables ou inopérants. Nous avons vivement réagi auprès de la direction d'Adrexo, qui nous a communiqué alors une nouvelle liste où nous avons eu la surprise de constater que plusieurs des correspondants locaux avaient été renouvelés. La réaction de l'échelon local d'Adrexo n'a pas été à la hauteur de l'enjeu, alors que la direction de l'entreprise avait pris conscience du besoin de réagir, en particulier après le rendez-vous que le ministre lui avait fixé au lundi, donc le lendemain du premier tour, pour dire à ces dirigeants que la relation opérationnelle de terrain était insuffisante.

Le dispositif que nous avions mis en place pour signaler et traiter l'information nous a permis d'établir un lien plus rapide et précis avec les élus. Dès le 19 juin, donc la veille du premier tour, j'avais envoyé une instruction - évidemment en étroite relation avec le cabinet du ministre - à chacun des préfets pour mettre en place un dispositif qui reposait sur quatre points : une supervision effective et systématique que la mise sous pli se faisait dans des conditions correctes, nous avons pour cela demandé que soit détaché un agent de la préfecture sur les lieux de la mise sous pli ; l'ouverture d'une cellule opérationnelle de suivi de la distribution de la propagande, associant les élus et le prestataire afin de garantir que tout incident nous remonte bien et que la réponse soit traitée avec la diligence appropriée ; la mise en place, pour les élus et les candidats, d'une boîte fonctionnelle dédiée et d'un numéro de téléphone qui leur permettait, quand ils ne souhaitaient pas appeler directement le préfet ou le sous-préfet, de pouvoir obtenir une réponse et une prise en charge ; enfin, l'information systématique du bureau des élections au ministère, pour recenser tous les événements et les agréger.

Le 24 juin, plusieurs difficultés nous étaient signalées, cette fois pour la mise sous pli, sur la qualité du papier, le séchage insuffisant des documents remis par l'imprimeur avant la mise sous pli. J'adresse alors, le jour même, un courrier à Koba Global Services lui demandant de renforcer ses moyens - nous connaissions bien cet opérateur, qui avait du reste signalé auparavant, si j'en crois les propos que son représentant a tenus devant votre assemblée, les tensions qui pourraient naître du court délai entre les deux tours, et il a manifestement été débordé par l'enchaînement des événements. J'ai appelé par exemple le préfet de l'Isère, parce qu'on signalait des difficultés pour la mise sous pli dans ce département, mais aussi que Koba Global Services avait cessé matériellement de mettre sous pli, alors que l'opération n'était pas terminée ; j'ai appelé le préfet pour vérifier les informations, mais aussi m'assurer que la préfecture mette bien en place un dispositif de remplacement ; j'ai ensuite appelé le directeur général de Koba Global Services, qui m'a assuré que le travail se poursuivait sans changement ; j'ai rappelé la préfecture, qui m'a confirmé que le prestataire avait même commencé à déménager le matériel de mise sous pli, installé dans une salle de spectacle. Il a donc fallu plusieurs allers-retours pour que la direction de Koba Global Services prenne conscience qu'un problème grave se produisait dans l'Isère, qui est pourtant un centre important, et qu'il fallait communiquer avec la préfecture pour trouver une solution.

Pour le deuxième tour, on estime à 22 % le taux global de non-distribution des plis enlevés, soit 3,3 millions de plis pour La Poste et 14 millions de plis pour Adrexo, ce qui s'explique pour partie par le fait que 8 % des plis, soit 7 millions, n'ont pas été produits par les routeurs malgré l'accroissement des horaires, jusqu'au vendredi 21 heures, voire davantage localement, ce qui permettait encore - surtout à La Poste - de distribuer.

Parmi les problèmes rencontrés par les routeurs, figure le séchage de la propagande, notamment pour les listes conduites par MM. Fesneau et Bonneau en Centre-Val de Loire, et pour d'autres cas signalés en Normandie. Cela a pu pénaliser fortement les routeurs RDSL et, pour partie, les distributeurs. Manifestement, les moyens de Koba Global Services étaient sous-dimensionnés, alors que ce dernier s'était engagé auprès de 36 départements. Ce chiffre devait rester stable, mais, pour ce scrutin, de très gros départements comme les Alpes-Maritimes ou les Bouches-du-Rhône qui, jusqu'à présent, réalisaient par eux-mêmes une part significative de la mise sous pli, ont souscrit à des offres attractives qu'il leur avait proposées. L'un des enseignements que nous tirons de cette séquence est que le dispositif mis en oeuvre par les prestataires, sous leur responsabilité et dans le cadre des conventions passées avec les préfectures, est un dispositif industriel qui a poussé ses limites. Ainsi, une grande partie de la propagande des Bouches-du-Rhône était mise sous pli à Saint-Priest dans le Rhône. De ce fait, on ne pouvait pas renforcer Koba Global Services ou le suppléer en cas de problème, car les agents de la préfecture des Bouches-du-Rhône auraient eu beaucoup de mal à se rendre sur place dans des délais aussi courts. Inversement, à Lille, en quelques heures, ce sont 500 agents de l'État - préfectures et directions départementales - qui ont été mobilisés par la préfecture pour mettre sous pli 500 000 documents de propagande. Beaucoup d'autres départements ont réagi de la même manière : je citerai le Finistère, les Côtes-d'Armor, ou la Sarthe, par exemple.

Notre sentiment est que les délais, pour tendus qu'ils aient pu être, étaient tenables, y compris avec une seule semaine dans l'entre-deux-tours, à condition de différencier l'organisation selon les scrutins. C'est notamment l'objet du déphasage entre le dépôt des candidatures, celui des documents et la mise sous pli. Ainsi, pour les départementales, nous avions la main pour aménager le délai et gagner 24 heures : cela relève de chaque préfet, et le bureau des élections a piloté le libre arbitre de chaque préfet en imposant de gagner 24 heures sur la mise sous pli. Je salue à cet égard le travail de dentelle qui a été réalisé par les préfectures, même s'il n'a pas permis de pallier les difficultés rencontrées dans tous les endroits.

À ces défaillances de routage s'ajoutent celles d'Adrexo, qui n'a pas été en mesure d'accomplir sa mission dans le cadre des dispositions contractuelles. Nous faisons droit à l'argument des retards en amont de la distribution, mais, à l'article 2.5 du cahier des clauses techniques particulières (CCTP), il est écrit que « tous les moyens doivent être mis en oeuvre par le titulaire afin que les plis soient déposés dans les boîtes à lettres des électeurs » et que « le titulaire doit prévoir les mesures palliatives nécessaires pour assurer la distribution des enveloppes en cas de panne ou d'indisponibilité d'une partie des moyens techniques ». On peut donc considérer que cette obligation de résultat n'a été que modérément mise à exécution par les opérateurs, malgré les élargissements des délais, certes décidés parfois avec un préavis très court, comme lorsque nous avons accordé le droit de prendre en charge les plis au-delà du jeudi à minuit.

Mme Nathalie Goulet . - La méthodologie utilisée pour noter les différentes offres en concurrence a fait ressortir un différentiel très défavorable pour La Poste, dont c'est pourtant le métier. Pourriez-vous nous la détailler ?

M. Éric Kerrouche . - Une certaine tolérance a été accordée pour le grammage du papier. Les difficultés en la matière découlent-elles de la fixation tardive des dates du scrutin, qui aurait posé un problème d'approvisionnement en papier ? Cette tolérance a-t-elle eu un impact sur la mise sous pli, et donc sur les délais d'acheminement ? Sur les moyens techniques et humains nécessaires chez les opérateurs, vous avez déjà pointé certaines difficultés, notamment chez Koba Global Services. Nous aurions besoin d'éclaircissements sur les critères de choix, et en particulier sur les moyens déployés sur le territoire, qui semblent assez faibles chez Adrexo, ou sur la capacité de ce dernier à réduire son prix de 30 à 50 % pour chacun des lots entre l'offre initiale et l'offre définitive.

M. François-Noël Buffet , président . - Pour vérifier la capacité économique et financière des candidats au marché de distribution, le ministère a imposé, comme condition de participation à la procédure de passation, la transmission d'une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires concernant les services objet de l'accord-cadre, réalisés au cours des trois derniers exercices disponibles. Est-il habituel que le ministère se contente de telles informations et ne demande pas, par exemple, communication des comptes annuels des derniers exercices, voire de l'état d'endettement ? Le ministère avait-il connaissance, lors de la passation du marché, de la procédure de conciliation récemment ouverte au bénéfice des sociétés Hopps Group, Distri'Hopps et Adrexo, qui avait abouti à la conclusion d'un accord de conciliation homologué le 25 février 2020 ? La société Adrexo a déclaré que les activités objet du marché représentaient 87,5 % de son chiffre d'affaires en 2019. Ce chiffre correspond en fait à l'addition du chiffre d'affaires réalisé grâce aux activités de distribution d'imprimés publicitaires - environ 84 % - et de courriers adressés - environ 3,5 %. Le ministère a-t-il cherché à en savoir plus sur la répartition des activités d'Adrexo ?

M. Jean-Benoît Albertini . - Sur les attributions de notes, je tiens à votre disposition le rapport de présentation et le rapport d'analyse des offres, qui détaillent précisément les critères et sous-critères qui ont été utilisés, en particulier sur l'analyse technique des offres : 60 % de l'appréciation repose sur le critère prix et 40 %, sur l'analyse technique, qui se décompose elle-même en trois sous-catégories, elles-mêmes constituées de deux ou trois rubriques.

Parmi les huit items, l'un de ceux qui ont la pondération la plus forte est l'item 1.1, relatif à la qualité des moyens et de l'organisation déployés pour assurer les relations avec l'administration centrale du ministère de l'intérieur, ce qui prend en compte la capacité de l'opérateur à restituer de manière fiable un certain nombre de données pour piloter l'organisation et, le cas échéant, l'adaptation du dispositif en cours de route. L'item 1.2, également affecté de 64 points, soit le niveau le plus élevé, traite de la pertinence des moyens mis en oeuvre pour réaliser le reporting . Pour nous, c'est peut-être la préoccupation la plus importante. Elle nous a conduits, au moment du renouvellement du marché, à rechercher quels étaient les opérateurs capables d'aller au-delà de ce que proposait l'opérateur historique.

Ces documents sont à votre disposition, en tous cas. Ils ont été élaborés de concert par la direction métier, en charge des opérations électorales et de l'organisation du scrutin, à savoir la direction de la modernisation et de l'administration territoriale, et par la direction support, c'est-à-dire celle prend en charge les achats, l'immobilier, les finances et l'évaluation, dirigée par Vincent Roberti, qui m'accompagne. Une commission a été constituée, composée à parité de représentants des deux directions, y compris la chef du bureau des élections et son chef de service direct, ainsi que le sous-directeur compétent pour toute l'organisation des marchés. Elle a eu à élaborer cette grille d'analyse et à évaluer les offres qui nous avaient été transmises.

Sur le grammage, nous avons souhaité être à l'écoute. Six mois avant chaque scrutin, nous effectuons une revue des fournisseurs, qu'on appelle la revue stratégique : fabricants d'enveloppes, routeurs, opérateurs de mise sous plis, imprimeurs... La question de la disponibilité de la ressource papier était incontournable, et le débat sur le grammage s'est posé à ce propos, en fonction de la disponibilité et de la capacité des machines à absorber un grammage de 80 ou de 70 grammes au mètre carré, et en fonction du prix aussi, qui change beaucoup entre les deux grammages. Je n'étais pas personnellement présent au cours de ces phases techniques - j'ai d'ailleurs pris mes fonctions au début du mois de septembre 2020, soit dans la dernière partie du processus de passation du marché, de même qu'Olivier Jacob et Vincent Roberti. À ma connaissance, ce point ne semble pas être une explication particulière du retard et de l'enchaînement difficile des phases d'impression, de mise sous pli et de distribution. Les questions de mauvais séchage, en certains endroits, étaient davantage liées à la plus ou moins grande humidité de l'air ambiant, notamment en Centre - Val de Loire, qu'à des difficultés liées au grammage du papier.

Ce qui nous a intéressés dans l'offre d'Adrexo, par rapport à celle de La Poste, c'est qu'elle mettait en avant des tournées dédiées à la distribution de la propagande électorale, alors que La Poste prévoyait de l'effectuer dans le cadre des tournées classiques de facteurs, selon son modèle traditionnel, qui est incontestablement robuste, comme la suite l'a montré, mais qui n'est pas souple. Nous avons donc choisi la procédure de marché négocié pour pouvoir interpeller La Poste non pas sur son insuffisance - sa capacité à faire a été éprouvée lors des scrutins précédents -, mais sur sa capacité, pour ne pas dire sa volonté, à être un tout petit peu plus agile dans la restitution de l'information et l'adaptation éventuelle de son système de couverture.

Les marchés antérieurs découpaient le territoire national en sept zones, qui étaient celles à partir desquelles La Poste organise son propre service. Nous avons voulu ouvrir le jeu, y compris à des acteurs de surface régionale, à des PME, en allotissant à la région. Et nous sommes entrés dans deux séquences de discussions à partir de l'été 2020. Nous avons retenu La Poste sur la moitié des lots, mais celle-ci est restée assez proche, malgré les phases de négociation, de son offre initiale, à la fois en prix et en modalités de distribution.

Vous m'avez interrogé, Monsieur le président, sur notre capacité à solliciter d'autres éléments d'information. Mais le code de la commande publique dresse une liste limitative d'éléments qu'il est possible de demander. La presse s'est interrogée sur la connaissance que nous aurions pu avoir de tel ou tel rapport d'expertise comptable, notamment sur la situation financière supposée d'Adrexo, alors que nous n'étions aucunement fondés à demander ces documents. Nous nous en sommes tenus au strict respect de ce que le code prévoit qu'un client puisse demander à des candidats prestataires. Nous avons même, d'ailleurs, exploité, au-delà de la liste de la première liste, la liste des éléments complémentaires qui peuvent être demandés depuis le décret de 2019, pour disposer du maximum d'informations.

Les éléments liés à l'analyse du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) étaient connus sur la place publique, et la presse s'en est fait l'écho. Dans deux publications différentes, connues pour leur sérieux en termes d'analyse économique - Les Échos et Challenges -, ces éléments étaient mis en perspective de manière assez différente : l'une insistait sur la difficulté dans laquelle étaient Adrexo et son groupe de rattachement, l'autre, sur les perspectives qui s'ouvraient après la restructuration provoquée par l'intervention du CIRI. Quoi qu'il en soit, il ne nous était pas possible juridiquement de demander davantage de documents. Vous pouvez croire que nos services techniques spécialisés savent de quoi ils parlent : le ministère de l'intérieur est le premier acheteur civil de l'État, et ce sont des procédures que nous fréquentons de manière quasi quotidienne. Tout le savoir-faire de la direction compétente et de l'équipe en charge a été mobilisé pour ce marché, qui fait partie des marchés très importants que passe le ministère. Je peux donc affirmer que nous sommes allés au maximum des possibilités que reconnaît le code de la commande publique à un client de solliciter des éléments d'information à un candidat prestataire.

Vous avez évoqué la politique de prix d'Adrexo. C'est vrai qu'Adrexo a diminué ses prix au cours de la négociation, mais de manière différenciée. D'après les éléments en notre possession, la marge bénéficiaire d'Adrexo restait de l'ordre de 10 %. Il ne m'appartient pas d'apprécier ce niveau, qui résulte de son calcul économique. En fait, Adrexo était plus cher que La Poste pour la distribution à J+2, et moins cher pour la distribution à J+4. C'est ce qui fait que La Poste a accepté assez facilement la proposition d'Adrexo de sous-traiter une partie des plis - environ 3,5 millions, je crois. En effet, la tarification était supérieure à celle qu'elle avait elle-même souscrite dans le cadre de son propre contrat.

Vous avez évoqué, enfin, le rapport entre le chiffre d'affaires total d'Adrexo et l'objet du marché. Nos documents indiquent pour les autres marchés représentent 87 %. Cela nous a laissé penser qu'il n'y avait pas de déséquilibre économique manifeste, loin de là. Adrexo compte EDF parmi ses clients, par exemple, pour un marché de 3,6 millions de plis : EDF n'est pas réputée pour être peu attentive à la qualité et au suivi de la distribution... Nous avons donc considéré que cet opérateur avait la capacité de faire. D'ailleurs, il bénéficiait de l'agrément de l'Arcep, qui attestait de la capacité juridique d'Adrexo à assurer de la distribution postale.

M. François-Noël Buffet , président . - Cette autorisation n'a qu'un caractère administratif... L'administration avait tout de même un doute sur la capacité d'Adrexo à mettre en place les moyens humains nécessaires à l'exécution du marché. On lit en effet dans le rapport d'analyse des offres : « La taille des effectifs conduit l'administration à s'interroger sur l'adéquation des moyens que le candidat mettra en oeuvre pour la réalisation de la prestation, et ce en dépit du fait que la société affirme dans son offre être capable de mobiliser des ressources exceptionnelles en cas de besoin. » Or quelques semaines plus tard, au moment des opérations, Adrexo déclare ne pas avoir trouvé assez de main-d'oeuvre. Avez-vous été averti par Adrexo de la difficulté rencontrée pour distribuer ?

M. Jean-Benoît Albertini . - Pas avant le deuxième tour. C'est à partir du mercredi soir et du jeudi qu'est formulée la demande de sous-traitance en direction de La Poste, pour laquelle celle-ci nous demande notre aval, que nous donnons évidemment, et que nous notifions à Adrexo. Mais nous n'avions reçu aucune espèce de signalement de difficultés. Parmi les éléments qui ont été demandés au moment de la production de la candidature d'Adrexo, sur les capacités techniques et professionnelles, figurait la situation des ressources humaines pour 2019, 2018 et 2017. La dernière référence produite au dossier attestait de 16 000 personnels de distribution - 15 898 pour être précis - auxquels s'ajoutaient 1 088 personnels fixes, dont 409 cadres. Avec ces 17 000 agents, le ratio avec la population desservie était comparable à celui de La Poste. En tous cas, avant le premier tour, aucune espèce de difficulté anticipée sur ce point ne nous avait été signalée. Si cela avait été le cas, nous serions intervenus de manière très opérationnelle pour demander des garanties supplémentaires à Adrexo.

M. François-Noël Buffet , président . - La différence avec La Poste est sans doute moins quantitative que qualitative. Distribuer du courrier adressé relève d'un certain savoir-faire professionnel.

Mme Cécile Cukierman . - Je vais raccourcir ma question au vu des nombreuses explications que vous venez de donner. Ne manquait-il pas dans l'évaluation une donnée initiale : l'appréciation de la connaissance du métier ? N'importe qui ne s'improvise pas n'importe quoi... Même une entreprise de très grande qualité, avec les meilleures recommandations, si elle change de secteurs d'activité, peut se heurter à des difficultés. Et, pour Adrexo, le pourcentage du pli adressé est assez minime en régime normal. Il aurait sans doute fallu se demander comment seraient formées toutes les personnes qui allaient être recrutées temporairement pour exercer cette mission. Vous dites n'avoir reçu aucune alerte avant le premier tour. Ne faudrait-il pas, par conséquent, renforcer les contrôles par les préfectures dans le temps effectif de la distribution ? Cela permettrait de mieux s'assurer de la bonne réception du matériel électoral.

Mme Brigitte Lherbier . - Vous nous avez dit que la gendarmerie avait trouvé des plis, et que cela allait déclencher des sanctions, des dépôts de plainte, mais par qui ? Les candidats ont-ils réagi ? Ou est-ce une simple procédure administrative ? Vous avez dit que La Poste ne vous a pas semblé suffisamment souple. Qu'entendez-vous exactement par le mot « souplesse » en l'espèce ?

M. Éric Kerrouche . - Vous dites qu'il n'y a pas eu de difficultés avant le deuxième tour : étonnant ! Nous en avons parlé dans le cadre des questions au Gouvernement avant le premier tour... Pour rebondir sur ce que vient de dire ma collègue Cécile Cukierman, dans la façon dont vous vous êtes exprimé tout à l'heure, on pouvait avoir l'impression - mais peut-être vais-je trop loin dans mes conclusions - que vous avez utilisé Adrexo pour aiguillonner La Poste, dont le modèle vous a semblé robuste, mais pas assez souple. Vous avez pensé que c'était l'occasion de faire quelque chose avec Adrexo, ce qui s'est avéré une vraie réussite... Allez-vous revoir les critères d'attribution du marché pour les scrutins de 2022 ? Comment appréciez-vous l'efficacité de la propagande dématérialisée, au regard de son coût ?

M. Stéphane Le Rudulier . - La lecture du cahier des charges initial révèle qu'une faible importance est accordée aux moyens humains déployés par l'opérateur s'agissant de la distribution : 32 points sur 1 000 ! Le président de la société Adrexo nous a dit qu'il avait eu recours à de la sous-traitance, ou en tout cas à des sociétés d'intérim, à hauteur de plus de 60 % par rapport aux effectifs initiaux. Aviez-vous connaissance avant l'attribution du marché de ce modèle économique ? Pour les scrutins ultérieurs, pensez-vous, comme le ministre de l'intérieur, que la distribution de la propagande officielle étant un service public essentiel pour la vitalité de notre démocratie, il faut impérativement changer de modèle pour un service public de distribution, à savoir La Poste ?

M. Alain Richard . - Je comprends de l'intervention de la société Adrexo que le marché, pluriannuel, reste en vigueur. Je comprends aussi que ce marché permet de répartir autrement la charge de travail entre ses deux bénéficiaires. Compte tenu des défaillances d'Adrexo, qui sont maintenant avérées, envisagez-vous de le résilier ? Y a-t-il une base légale pour cela ? L'expérience de cette élection, avec un double scrutin complet, dans les conditions actuelles, notamment de préparation des envois, ne suggère-t-elle pas qu'il serait opportun de prévoir un délai de quinze jours entre les deux tours des élections législatives ?

Mme Nathalie Goulet . - Ex post , avez-vous le sentiment d'avoir fait le bon choix ? J'ai le sentiment, en vous écoutant, que vous avez priorisé le reporting sur l'exécution. Quelles seront les sanctions ?

Mme Valérie Boyer . - On sait parfaitement que les sociétés comme Adrexo ou d'autres utilisent énormément de sous-traitance. Je suis très surprise que, pour un marché de cette ampleur, avec une mission de cette importance, il n'y ait pas d'éléments qui permettent d'endiguer cette sous-traitance, ou en tout cas de prendre des garanties. Quelles mesures prendre pour en avoir à l'avenir, notamment sur la nature de la sous-traitance et la réalité des personnels embauchés ?

M. Jean-Benoît Albertini . - Certes, le métier de distribution de correspondance non adressée est fondamentalement différent de celui de distribution de la correspondance adressée. Le sourcing , qui a commencé au début de l'année 2020, a débouché sur l'identification des deux seuls opérateurs susceptibles de concourir à la phase de négociation. Nous avons été convaincus que les deux dimensions de ce métier de distribution postale avaient suffisamment à voir ensemble pour que nous n'ayons pas d'inquiétude particulière sur la proposition d'Adrexo. Cette appréciation a été documentée tout au long du processus de discussion, par les personnes qui, notamment au ministère de l'intérieur, sont des spécialistes de l'ensemble des fonctions logistiques, y compris pour satisfaire aux besoins des forces de sécurité intérieure. Du reste, nous n'avons pas la possibilité d'extrapoler des motifs de non-recevabilité de l'offre qui ne seraient pas formellement adossés à une disposition du code de la commande publique.

Je n'ai pas dit que le premier tour s'était déroulé sans incident, mais que, sous réserve de contradictions dans le cadre de la procédure que nous sommes en train d'instrumenter pour vérifier les déclarations des opérateurs, et particulièrement d'Adrexo, les taux de plis non distribués étaient globalement comparables à ceux des consultations antérieures. Je n'ai aucunement minimisé la portée et la gravité des incidents survenus. J'ai parlé d'ailleurs de celui de Belfort, où la plainte a été déposée par Adrexo à notre demande - et je n'ai aucune raison de penser que cela n'aurait pas été fait. Comme j'ai été préfet du Territoire de Belfort, j'ai été contacté directement par votre collègue Cédric Perrin, qui de surcroît accompagnait le ministre de l'intérieur en Tunisie... Le sujet était donc sur la table, et nous nous en sommes saisis - comme nous l'aurions fait, dans les mêmes conditions, si ce n'avait pas été le Territoire de Belfort. La plainte a été déposée et, d'après mes dernières informations, l'audience est déjà prévue. En tous cas, les conditions globales du premier tour ne traduisaient pas un défaut systémique de l'ampleur de celui que nous déplorons pour le deuxième tour. Il ne s'agit pas d'un satisfecit, mais d'un élément de comparaison.

Dans la comparaison des offres de La Poste et d'Adrexo, l'idée n'était pas de mettre en défaut La Poste, qui est un opérateur que j'ai qualifié de robuste : il a fait ses preuves et on peut compter sur lui. Mais nous voulions aller plus loin, notamment dans la capacité de reporting . Nous aurions été heureux de disposer d'une instrumentation partagée qui nous permette de disposer en temps réel, ou en très léger différé, quotidiennement, à la fois en local et au plan national, d'une agrégation des données que, jusqu'alors, nous ne recevions que plusieurs semaines après.

Oui, les difficultés de premier tour ont donné lieu à deux questions au Gouvernement. Je tiens à votre disposition la liste des réactions, des réponses, des initiatives que nous avons prises, y compris par lettres, et par rendez-vous au niveau du ministre, pour donner suite à ces difficultés au premier tour. Le ministre a reçu dès le lundi matin M. Wahl et les dirigeants d'Adrexo : ce n'était pas pour les féliciter, mais pour qu'ils aient bien conscience de l'exigence qualitative qui se portait sur le deuxième tour. Tous deux l'ont bien compris, et ont réitéré par écrit, dès la sortie du rendez-vous avec le ministre, leur engagement à consacrer tous leurs efforts à l'amélioration du processus.

Vous m'interrogez sur une révision des critères d'attribution pour 2022. Nous sommes tendus vers la préparation des scrutins de 2022, sans exclure d'autres consultations éventuelles - élections partielles, référendum - d'ici là. Nous réfléchissons, comme le ministre l'a dit devant votre assemblée, à une probable résiliation du marché avec Adrexo, au terme du contradictoire que nous engageons avec lui. Nous sommes en phase d'examen. Adrexo reconnaît un certain nombre de manquements, et nous en avons une évaluation provisoire, en nombre de communes où la distribution a été gravement atteinte, près de dix fois supérieure... Le but de la procédure est d'objectiver le plus possible et d'en tirer les conséquences, notamment en termes de pénalités, afin de nous remettre en capacité de pouvoir porter de manière fiable les scrutins à venir. Mais le marché court tant qu'il n'est pas dénoncé. C'est un marché quadriennal et Adrexo est tenu d'assurer une prestation, pour des élections partielles comme pour des élections générales. Nous serons d'autant plus vigilants, pendant cette phase intermédiaire, pour prévenir et traiter le cas échéant des difficultés qui pourraient apparaître. Et nous nous mettons en situation, si la résiliation venait à son terme, d'avoir un relais, qui serait pris très probablement par La Poste, puisque c'est le seul opérateur qui soit en situation de le faire. Quelles que soient les marges de progrès qui peuvent exister, nous savons pouvoir compter sur La Poste. Les services compétents sont en train de lancer un appel aux marchés, qui évidemment ne produira ses effets que s'il y avait résiliation, pour que le relais puisse être pris, probablement à partir du début du mois de décembre, pour les lots attribués actuellement à Adrexo.

Vous m'interrogez sur la qualité de l'information dont nous disposions concernant la sous-traitance. Nous ne recevions pas, de la part d'Adrexo, de précisions sur le taux de sous-traitance. Il nous a toujours dit qu'il recruterait des renforts, et qu'il mettrait surtout en place des équipes renforcées à partir des régions où il n'avait pas été retenu - et où il n'était d'ailleurs pas candidat - pour renforcer ses équipes par des effectifs en CDI, en temps partiel ou intérimaires mais déjà connus.

Je souligne toutefois que, pour la mise sous pli par exemple, que les préfectures exercent en régie, celles-ci le font assez souvent en lien avec des collectivités territoriales - ce qui n'appelle pas de remarque particulière - et que certaines de ces collectivités ont parfois elles-mêmes recours à de la sous-traitance. Je pense notamment à plusieurs intercommunalités importantes. Nous avons maints exemples de situations dans lesquelles la régie de la préfecture, qui délègue, sous son contrôle, à une collectivité, peut conduire cette dernière à recourir à la sous-traitance, sans que nous le sachions. Nous nous sommes aperçus, en fait, que ce système de sous-traitance en cascade, de la part d'Adrexo comme de toutes les autres catégories d'acteurs, était un phénomène qui avait pris beaucoup d'ampleur et qui s'était quasiment généralisé.

Vous évoquez l'avenir du service public postal. Je ne puis m'exprimer que d'un point de vue technique et administratif, et non politique : il faudrait une initiative législative, que le ministre de l'intérieur n'a pas exclue d'ailleurs. L'option est sur la table. Pour nous, nous allons inciter le plus possible les préfectures à réinternaliser et à reprendre le contrôle à vue de ces dispositifs. Le rapport de confiance traditionnel avec les collectivités territoriales peut perdre en réactivité lorsque le recours à la sous-traitance est trop développé. Actuellement, près des trois quarts des préfectures ont externalisé ses prestations, contre la moitié il y a dix ans. Nous avons insisté pour que, à l'approche de ce scrutin, que nous savions à enjeu, ce mouvement d'externalisation ne soit pas renforcé. Il a été suspendu, même si deux départements importants, les Bouches-du-Rhône et les Alpes-Maritimes, ont délibérément choisi l'externalisation. Nous nous consacrons également à la mise en cause d'Adrexo en vue de pénalités pour carence. Nous préparons les scrutins de 2022 et les éventuelles échéances intermédiaires.

Vous m'interrogez, enfin, sur la propagande dématérialisée. Nous avons beaucoup communiqué sur ce point. Je peux vous confirmer que 86 % de tous les documents de propagande pour les élections régionales ont été mis en ligne. Il faut l'accord des candidats pour le faire. Nous l'avons sollicité, mais nous ne l'avons pas toujours obtenu. Cette proportion s'établit à 75 % pour la propagande départementale. Je sais que la question est débattue depuis longtemps, mais, d'un point de vue technique, nous sommes depuis longtemps partisans que la solution soit proposée à celles et ceux qui le souhaiteraient, d'un accès en ligne à la propagande dès lors qu'ils en feraient la demande explicite. Techniquement et civiquement, c'est une solution qui est viable, et d'avenir.

M. François-Noël Buffet , président . - Une précision : nous avons parlé de sous-traitance, mais il ne s'agit pas en réalité de sous-traitance sur le plan juridique. Les entreprises attributaires des marchés ont eu recours à des intérimaires, mais elles sont restées dans la maîtrise - si l'on peut dire - de l'opération. Le marché que vous avez passé est national. Pourquoi ne pas avoir choisi des marchés régionaux ou départementaux ?

M. Jean-Benoît Albertini . - Oui, c'est un marché national, piloté nationalement et négocié nationalement, mais par lots, de tailles correspondant à une échelle régionale, ce qui aurait pu permettre à certains opérateurs de distribution qui sont reconnus à cette échelle de soumissionner. Nous constatons qu'ils ne l'ont pas fait. Nous avons pris acte de ce qu'Adrexo l'avait fait, sur sept lots seulement. C'est un marché piloté nationalement, mais avec une déclinaison locale, à travers un allotissement à mailles plus fines que ce qui était pratiqué antérieurement, car on aurait pu considérer que le ministère ne remplissait pas son devoir d'équité par rapport aux soumissionnaires potentiels en gardant une maille qui était celle, en gros, des zones de découpage propres à La Poste.

M. François-Noël Buffet , président . - Et pourquoi pas une maille départementale ?

M. Jean-Benoît Albertini . - Cela aurait engendré des difficultés de suivi particulièrement lourdes, si l'on voulait le piloter nationalement.

M. François-Noël Buffet , président . - Merci de votre participation.

Audition de MM. Philippe Grenier, président, et Édouard Martin, directeur général, de Koba Global Services, Benjamin Chevallard, chargé de la propagande électorale, et Loïc Lefebvre, directeur du développement, du Groupe Diffusion Plus

(Mardi 13 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d'information, dotée des pouvoirs de commission d'enquête, sur les dysfonctionnements constatés lors des élections départementales et régionales de juin 2021 et résultant en particulier de la distribution de la propagande électorale.

Nous recevons ce matin  Philippe Grenier, président, et M. Édouard Martin, directeur général, de Koba Global Services ainsi que  Benjamin Chevallard, chargé de la propagande électorale, et M. Loïc Lefebvre, directeur de développement, de la société Groupe Diffusion Plus.

Cette audition est ouverte à la presse et est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et sur la chaîne parlementaire Public Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Enfin, je le rappelle, pour la forme et par obligation légale, un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Philippe Grenier, Édouard Martin, Benjamin Chevallard et Loïc Lefebvre prêtent serment.

M. François-Noël Buffet , président . - Nous souhaiterions éclaircir avec vous un certain nombre de points. Les personnes que nous avons auditionnées font état certes de problèmes de distribution de la propagande électorale, mais également de difficultés en termes de routage, à savoir la capacité à préparer dans les temps voulus les plis en vue de leur distribution. La société Koba Global Services avait environ un tiers des départements à gérer, contre 7 % pour la société Groupe Diffusion Plus.

Pourriez-vous nous présenter vos sociétés respectives, ainsi que le nombre et le volume des marchés publics dont elles sont titulaires pour la mise sous pli des documents de propagande électorale et le colisage des bulletins de vote ? Par ailleurs, de quels moyens humains et matériels disposiez-vous pour remplir cette mission ? À cet égard, je rappelle que la distribution de la propagande électorale est une activité très particulière en ce qu'elle est l'aboutissement de notre système démocratique, permettant d'informer nos concitoyens de leur devoir d'aller voter et de porter à leur connaissance les différentes candidatures, en l'espèce, aux élections départementales et régionales. De surcroît, la distribution de plis adressés est très spécifique.

Enfin, nous aimerions savoir si vous avez eu recours à l'intérim.

Nous vous remercions de bien vouloir répondre à cette première série de questions.

M. Loïc Lefebvre, directeur du développement de la société Groupe Diffusion Plus . - La société Groupe Diffusion Plus, qui est une entreprise de taille intermédiaire (ETI) familiale française, oeuvre dans la mise sous pli des documents de propagande électorale depuis six ans. Ce n'était donc pas un coup d'essai ! Cette activité représente cette année un chiffre d'affaires de 3,5 millions d'euros environ sur un total de 120 millions.

Nous avons opéré, pour la région Normandie, dans les départements de la Seine-Maritime, de l'Eure et de l'Orne à hauteur respectivement de 870 000 plis, 430 000 plis et 205 000 plis ; pour la région Île-de-France, dans les départements de la Seine-et-Marne et du Val-d'Oise ; et, pour la région Bourgogne-Franche-Comté, dans les départements de la Nièvre et de la Saône-et-Loire. Le volume de plis était à peu près équivalent à celui que nous avions accepté lors des élections précédentes. Je précise que nous avons refusé des demandes émanant de plusieurs préfectures : la configuration des élections ne nous permettait pas de prendre des volumes supplémentaires.

Nous déposons chaque année 1 milliard de plis dans nos usines. Avec 3,7 millions d'électeurs, cette activité a représenté environ 15 millions de plis pour les deux élections, soit une faible proportion par rapport au volume global. Toutefois, l'activité était concentrée sur une période extrêmement courte, d'où la criticité de l'opération.

Permettez-moi de souligner en préambule que les problèmes concernent le deuxième tour. La mise sous pli pour le premier tour a été terminée avec plusieurs jours d'avance : 5 à 6 jours d'avance pour les départementales et 3 jours d'avance pour les régionales. Les problèmes se sont cristallisés lors du deuxième tour. Mais, grâce à l'ensemble des soupapes de sécurité que nous avions prévues, nous avons produit et déposé en temps et en heure 98 % des volumes qui nous étaient confiés au deuxième tour à cause d'un problème de transport imprévu entre deux sites, puis 100 %.

Néanmoins, nous avons constaté, comme l'ensemble de la profession, des difficultés liées au double scrutin, que nous avions d'ailleurs évoquées lors de notre audition devant votre commission en décembre dernier - nous avions demandé un délai supplémentaire. À cette difficulté se sont ajoutées des complexités dues au temps de séchage des documents, à l'hygrométrie de la période de production, à la crise sanitaire, mais nous y reviendrons ultérieurement si vous le voulez.

M. Philippe Grenier, président de Koba Global Services . - L'entreprise existe depuis quarante ans, et nous gérons l'activité liée aux élections depuis plus de vingt-cinq ans : celle-ci a démarré en 1995 avec 200 000 plis pour la Seine-Maritime et nous traitons aujourd'hui les documents à destination de 15 à 25 millions d'électeurs par tour d'élection, avec un process 100 % industriel. Nous sommes dimensionnés industriellement pour répondre aux marchés qui nous ont été notifiés et, à l'inverse de Groupe Diffusion Plus, nous n'avons pas de machines complémentaires pour doubler notre capacité.

Pour vous donner un ordre de grandeur des volumes, pour le premier tour, nous avions 32 116 529 plis à traiter. Nous avons produit 100 % des plis sans incidence aucune. La répartition était la suivante : un peu plus de 14 millions de plis pour les départementales et 17 millions pour les régionales : 35 préfectures sont clientes, avec une ville en sous-traitance. Nous avons alimenté 642 cantons - 698 au premier tour - ; nous sommes titulaires de marchés dans 5 régions - Île-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), Nouvelle-Aquitaine et une partie de l'Occitanie - et nous produisons aussi les colis des bulletins de vote qui vont dans les mairies, ce qui a représenté 9 445 communes, pour les départementales et les régionales.

Au niveau des moyens de production, Koba Global Services a deux sites de production historiques, basés à Creil et à Bordeaux. Et, lors de chaque élection, un site éphémère est prévu à Lyon. Pour répondre au double scrutin dans des temps très contraints, nous avons mis en place vingt-sept cellules sur l'ensemble du territoire dans des lieux assez inhabituels - des salles de spectacle, l'aéroport de Nice, des parcs des expositions. Trois cellules ont été installées dans l'Oise, sept en région Auvergne-Rhône-Alpes, six en région PACA, neuf en Nouvelle-Aquitaine et deux en Occitanie.

Concernant les moyens techniques et humains, nous disposons de 52 assembleuses, 41 matériels de mise sous pli ou de mise sous film et 2 540 tables dans les vingt-sept cellules pour une mise sous pli manuelle ; 8 500 personnes ont été mobilisées pour le deuxième tour.

M. Éric Kerrouche . - J'ai bien entendu votre exposé, mais que s'est-il passé ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

M. Stéphane Le Rudulier . - On parle de millions de plis non distribués. Dans la chaîne de responsabilités - il n'y a certes pas qu'un seul responsable -, selon vous, quelle proportion de manquements peut-on vous imputer ?

M. François-Noël Buffet , président . - Avez-vous pu remplir à la date prévue l'ensemble de votre mission de remise de plis aux distributeurs ? La mise sous pli a-t-elle été faite, à quelques heures près, dans les délais ? Si non, quel a été le délai supplémentaire nécessaire, voire pour quelles raisons n'avez-vous pas pu la faire ?

Mme Valérie Boyer . - Avez-vous eu recours à la sous-traitance, dans quelles proportions et pour quel type de tâches ? Si oui, combien de temps avez-vous consacré à la formation des sous-traitants ? Avez-vous l'habitude de travailler avec eux ? Comment vérifiez-vous la qualité de leur travail ?

M. Loïc Lefebvre . - Groupe Diffusion Plus a géré la demande de délai supplémentaire avec les préfectures et le ministère de l'intérieur. Dans le cadre qui a été autorisé, 98 % de la production a été terminée le vendredi midi et 100 % à 14 heures - une navette a dû traverser Paris. M. Albertini a indiqué hier que l'accord a été implicitement repoussé le vendredi à 21 heures. Il a d'abord été différé le vendredi matin, puis à 21 heures.

La question de la chaîne de responsabilité, c'est la vraie question. Les routeurs sont au milieu de la chaîne. Nous sommes alimentés par les imprimeurs, le premier maillon de la chaîne - encore que les candidats, avec la validation de leur profession de foi, constituent le premier maillon. Nous donnons les plis aux opérateurs postaux - le deuxième maillon. J'ajoute que, lorsque nous avons accepté les marchés, nous ne savions pas qu'il y aurait un second opérateur postal ; nous pourrons revenir sur la conséquence de cette nouvelle contrainte dans nos usines.

M. François-Noël Buffet , président . - Vous pouvez l'évoquer maintenant.

M. Loïc Lefebvre . - Vous doublez la complexité du travail : il faut faire deux ordres de fabrication sur machine, un pour La Poste et un pour Adrexo ; il y a deux interlocuteurs, deux administrations des ventes ; il faut remplir deux contenants différents. En fait, la multiplication du nombre d'opérateurs de distribution complexifie le travail dans les usines.

Mme Valérie Boyer . - Je ne comprends pas.

M. Loïc Lefebvre . - Vous devez gérer deux typologies de prestataires différentes, des développements informatiques différents.

Mme Valérie Boyer . - La mise sous pli est identique. Les professions de foi sont les mêmes, qu'elles soient distribuées par La Poste ou par un autre opérateur. En quoi est-ce différent ? C'est l'étiquetage sur les plis qui est différent à gérer ? Les plis sont distribués par bureau de vote, et non pas par ordre alphabétique.

M. Benjamin Chevallard, chargé de la propagande électorale de la société Groupe Diffusion Plus . - Le cahier des charges est différent pour ce qui concerne la logistique postale entre Adrexo et La Poste. Nous sommes obligés de mettre les plis dans des contenants différents ; l'ordre de tri est différent - l'organisation de production est donc très différente d'une chaîne à l'autre.

Mme Valérie Boyer . - Pourquoi ?

M. Benjamin Chevallard . - C'est lié à la finesse du tri : l'opérateur postal nous demande d'aller plus loin dans la préparation physique des plis pour gagner du temps dans la distribution.

M. Loïc Lefebvre . - Quand le ministère a choisi d'intégrer un deuxième opérateur, il s'est ensuivi un certain nombre de réunions avec ce dernier entre le moment où il a défini son cahier des charges lors de la soumission de son appel d'offres et le moment où nous sommes passés en production. Nous avions alors expliqué que nous ne pouvions pas tenir les délais avec le cahier des charges tel qu'il nous avait été présenté. Adrexo a fait évoluer son cahier des charges, il faut le reconnaître, pour coller au plus proche de nos usines de production. Chaque opérateur a ses spécificités.

Mme Valérie Boyer . - Je n'arrive pas à comprendre. L'appel d'offres est unique, quel que soit le distributeur...

M. Édouard Martin, directeur général de Koba Global Services . - Nous avons tous répondu à un appel d'offres en 2019-2020. Les marchés avec les préfectures étaient basés sur une distribution faite à 100 % par La Poste. Nous n'avons pas eu d'avenant avec l'arrivée du second opérateur. Nous avons dû prendre en compte les nouvelles contraintes d'Adrexo, avec une double production et une double gestion. Nous avons donc subi l'arrivée d'un nouvel entrant sur un marché pluriannuel.

Mme Valérie Boyer . - Votre cahier des charges a été modifié en cours d'exécution du marché ?

M. Édouard Martin . - Oui.

M. Stéphane Le Rudulier . - À quelle date avez-vous eu connaissance du second opérateur ? Combien de temps vous a-t-il fallu pour réviser l'ensemble de vos process ? La concomitance des deux scrutins a-t-elle eu un impact sur votre mission première ?

M. Guy Benarroche . - Je suppose que vous aviez déjà travaillé avec Adrexo. Vous connaissiez donc leurs méthodes de travail.

M. Philippe Grenier . - Nous avons eu connaissance du marché d'Adrexo en septembre ou en octobre 2020.

M. François-Noël Buffet , président . - Le marché a été attribué en décembre 2020.

M. Philippe Grenier . - J'avais un doute sur la date. De décembre 2020 jusqu'au premier tour, tous les routeurs ont travaillé sur le mode opératoire. Nous avons affiné notre process pour les bacs, les contenants, les étiquetages afin de trouver le juste équilibre entre les besoins d'Adrexo, qui sont tout à fait compréhensibles, et nos outils de production, que nous avons dû adapter.

Pour ce qui concerne Koba Global Services, le cahier des charges d'Adrexo a été modifié la veille du deuxième tour.

M. François-Noël Buffet , président . - Pour quelle raison ?

M. Philippe Grenier . - Adrexo devait nous livrer dans les vingt-sept cellules les mêmes types de contenants que La Poste avait l'habitude de nous livrer, à savoir des bacs, des rolls.

Il y a une approche purement industrielle, avec des gros bacs à la sortie de la machine ; et une approche manuelle, avec des petits bacs contenant 200 ou 300 plis, qui sont ensuite installés sur des rolls. C'est cette manipulation manuelle qui aurait dû être mise en oeuvre dans les cellules. Mais la veille du démarrage de nos opérations, ou deux jours avant, Adrexo nous a informés par mail qu'il ne nous livrerait pas de bacs, ni de rolls.

M. François-Noël Buffet , président . - Comment avez-vous fait ?

M. Philippe Grenier . - Ils devaient nous livrer des grands kubs, des cartons, quelques rolls. À deux jours du démarrage, la chaîne de travail dans les cellules a été complètement bouleversée. Je ne vous le cache, nos relations se sont légèrement tendues, pour ne pas dire plus...

M. Loïc Lefebvre . - Groupe Diffusion Plus avait uniquement un processus industriel. Nous avons discuté ensemble du cahier des charges. L'ensemble des maillons de la chaîne, des imprimeurs aux distributeurs, en passant par les routeurs, a vraiment intérêt à travailler main dans la main. C'est cette coconstruction que nous avons privilégiée, y compris avec La Poste, qui a également fait évoluer son système d'information : elle a demandé sur les e-bordereaux un certain nombre de nouvelles informations.

Concernant la sous-traitance, nous n'y recourons pas, sauf si vous considérez que l'intérim en fait partie. Nous avons opéré directement dans nos usines les marchés que nous avons signés.

M. François-Noël Buffet , président . - Quelle est la proportion de l'intérim ?

M. Loïc Lefebvre . - Pour le deuxième tour, sur un total de 15 000 heures de travail, la proportion est de 8 000 contrats à durée indéterminée et 6 500 intérimaires.

Vous nous demandez si le double scrutin a été un problème. Il a clairement été le problème du deuxième tour, d'autant que les élections départementales ont été complexes.

Avant de lancer la production des documents de propagande pour les régionales, nous avions trois bons à rouler parce que nous nous opérions dans trois régions. Les productions sont communes aux départements de la même région. Pour les départementales, nous avions 183 bons à rouler. Le cumul des élections n'est pas un problème en soi s'il s'agit de scrutins simples, industrialisables. Mais si l'un est complexe, il en va différemment.

M. François-Noël Buffet , président . - Monsieur Grenier, quelle est la proportion de l'intérim chez Koba Global Services ?

M. Philippe Grenier . - La proportion est très variable selon qu'il s'agit de sites industriels ou de cellules : 50 % d'intérim pour les premiers - des habitués pour les trois quarts d'entre eux -, des personnels expérimentés et d'encadrement chez Koba Global Services ; et 8 000 intérimaires dans une cellule, à savoir quasiment 100 %, car ces emplois ne demandent pas de compétences particulières ; Koba Global Services assure l'encadrement et la formation. Nous avons toujours fonctionné de la sorte, y compris sur le site éphémère.

M. Stéphane Le Rudulier . - Monsieur Grenier, avez-vous fait part de vos difficultés avec Adrexo aux services préfectoraux ? Quelle a été leur réponse ?

Monsieur Lefebvre, qu'entendez-vous pas scrutin simple ? Est-ce par rapport au nombre de candidats ?

M. Éric Kerrouche . - Si je vous ai bien compris, il est plus simple de ne travailler qu'avec un seul distributeur. Pouvez-vous nous le confirmer ?

Un entre-deux-tours de quinze jours serait-il de nature à résoudre les problèmes que vous avez rencontrés ? Doit-on l'envisager dans le cas d'une double élection ou faut-il le généraliser ?

Mme Valérie Boyer . - Je reste perplexe. On a l'impression que c'était la première fois qu'était organisé un double scrutin. Or, il n'en est rien, et c'est la première fois que nous avons connaissance de difficultés de cette ampleur. Le cas de figure était pourtant strictement identique, avec des élections départementales et régionales. Quels problèmes avez-vous rencontrés cette année ?

M. François-Noël Buffet , président . - Certes, deux élections ont eu lieu en 2015, mais l'une a été organisée en mars et l'autre en décembre. C'est précédemment encore qu'avait été organisé un double scrutin.

Mme Cécile Cukierman . - Chaque élection a évidemment ses particularités, mais on ne découvre pas les difficultés d'un entre-deux-tours en une semaine... On savait de manière anticipée que ces deux scrutins allaient avoir lieu, et donc qu'il convenait de renforcer les moyens humains et matériels pour satisfaire cette exigence démocratique.

Nous avons connu par le passé des élections concomitantes, des élections municipales et des élections départementales. La difficulté ne tient pas, me semble-t-il, à l'impression de quatre noms ou de deux noms sur un bulletin de vote... Les problèmes sont-ils dus à la situation sanitaire ? Faut-il anticiper de nouvelles contraintes ? Sont-ce les résultats du premier tour, avec des triangulaires, voire des quadrangulaires, dans nombre de régions, qui ont posé problème ? Ces contraintes matérielles nous imposent-elles de revoir notre système démocratique ? Il serait préoccupant que la démocratie doive s'adapter à des problématiques matérielles.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les spécificités de ce scrutin ? Dans certaines régions, des candidats sortants auraient pu être élus dès le premier tour... Le débat aurait été tout autre si deux présidents de région sortants avaient été élus dès le premier tour.

J'entends les difficultés matérielles qui sont les vôtres en tant que professionnels, mais on ne préjugera jamais des résultats du premier tour. Comment, collectivement, pouvons-nous anticiper les problèmes ?

M. Guy Benarroche . - Vous avez défini quatre causes aux anomalies que vous avez connues : les doubles scrutins, le laps de temps rapproché entre les deux tours, les doubles opérateurs de distribution, et, enfin, le changement inopiné de processus imposé par l'un des deux opérateurs quarante-huit heures avant le second tour. Certaines de ces causes ont dû être décisives en vous empêchant de remplir totalement votre mission, entraînant nombre d'incidents lors de la distribution. Toutefois, je ne parviens pas, à l'instar de mes collègues Éric Kerrouche et Cécile Cukierman, à identifier ce qui nécessite une correction impérative pour éviter que la situation ne se reproduise.

M. Philippe Grenier . - Qu'a-t-on réussi et qu'a-t-on raté dans le traitement des volumes ? Il faut le reconnaître, tout n'a pas été parfait. Néanmoins, lors des élections départementales, nous avons réussi à atteindre 90,71 % de notre objectif, soit 12, 948 millions de documents sur 14, 274 millions, pour un total de 54 heures - 36 heures plus 18 heures -, et pas 60 heures comme cela a été dit hier. Ces élections sont les plus complexes à organiser, compte tenu du nombre de candidats par canton, mais nous n'avons pas connu de problèmes majeurs lors du premier tour. À l'inverse, pour les régionales, qui sont beaucoup plus simples, nous n'avons pas été très bons, avec un taux de réussite de 62 %, très variable en fonction des départements - 100 % à certains endroits et 27 % à d'autres.

Oui, nous sommes évidemment en relation permanente avec le ministère de l'intérieur, la société Adrexo et La Poste, qui a dû s'adapter aux vingt-sept cellules et à une organisation qui n'était pas prévue au départ. Ce ne fut pas facile, on peut même parler d'un véritable casse-tête, notamment pour les contenants, l'organisation et les transports. Mais globalement, les choses se sont très bien passées. Avec Adrexo, nous avons eu des échanges de mail, mais le problème est que l'on ne savait pas à qui s'adresser. Avec La Poste, on ne s'adresse pas au président ; nous avons des relais régionaux, locaux, voire sur site, et on essaie de trouver des équilibres justes entre leurs besoins et nos problématiques. Notre relation avec Adrexo était plutôt commerciale, puis technique et locale, et nous avons connu de vraies difficultés pour avancer. J'en veux pour preuve que nos relations se sont tellement dégradées qu'une préfète a pris son téléphone le 24 juin pour jouer le rôle de médiateur - je l'en remercie !

M. François-Noël Buffet , président . - Où cela s'est-il passé ?

M. Philippe Grenier . - Je vous le dirai en aparté, car la situation a été très difficile...

Adrexo a-t-elle été la cause de tous nos problèmes ? Clairement non, sinon nous aurions été uniquement pénalisés en région Auvergne-Rhône-Alpes. Nous avons eu des difficultés en région PACA, en Nouvelle-Aquitaine, en Occitanie - mais un peu moins -, et en Île-de-France pour des raisons très différentes. Pour ce qui est de la région Nouvelle-Aquitaine, que nous traitons historiquement depuis plus de dix ans, quand vous avez 5 candidats, donc 10 documents à mettre sous plis en 36 heures pour les élections régionales, cela coince ! On pourrait le transposer dans une moindre mesure en Île-de-France : 4 candidats, 8 documents...

Donc, au-delà du double scrutin, les 36 heures restent un véritable sujet dans les élections des cinq ou dix dernières années.

M. François-Noël Buffet , président . - Si je comprends bien, et pour reprendre un peu différemment les propos de Mme Cukierman, le cumul du deuxième tour d'une élection, où il peut y avoir trois ou quatre candidats, avec une autre élection pose incontestablement problème dans le délai qui vous est imparti.

M. Philippe Grenier . - Sauf si l'on divise par deux nos volumes ou si l'on refuse des marchés comme ceux que nous avons signés entre 2014 et 2018, nous aurons un problème en 2022. Pour les législatives, si l'on maintient les 36 heures, nous aurons un problème. Je l'ai dit en 2020 pour le double scrutin, et je l'ai redit en début d'année. Mais ces 36 heures ont été maintenues.

M. François-Noël Buffet , président . - Pour les législatives, le maintien au deuxième tour est un peu plus compliqué, car les candidats doivent obtenir un nombre de voix égal à 12,5 % des inscrits sur les listes électorales. Mais cela peut se produire pour les triangulaires.

M. Loïc Lefebvre . - Je voudrais apporter un complément d'information, qui tiendra lieu de réponse à plusieurs questions, notamment sur les raisons qui expliquent les difficultés rencontrées. Chez Groupe Diffusion Plus, nous sommes solidaires au sein de la filière que nous représentons, mais le premier problème qui a entraîné des dysfonctionnements en chaîne a donné lieu à des communications à l'ensemble des préfectures, voire à un procès-verbal de constat sur site concernant la qualité de séchage des documents. Les bourrages ont eu un impact direct sur la cadence des machines, à tel point que nous avons décidé de faire des photos et de les envoyer aux préfectures. Nous avons même sollicité de l'une d'elles un constat sur le site.

La gestion d'un double opérateur est notre quotidien, puisque, en dehors des élections, nous remettons des plis à de multiples opérateurs de distribution. D'ailleurs, cela fait trois ans que nous travaillons sans problème avec Adrexo pour des clients privés - EDF, Engie, BNP. Les difficultés proviennent du mode de travail spécifique lié à une opération coup de poing lors des élections qui nous a été imposé pour déposer les plis Adrexo.

Mme Valérie Boyer . - Cela figure dans le cahier des charges.

M. Loïc Lefebvre . - Quand Adrexo a répondu à l'appel d'offres, il a fixé une règle, mais indépendamment des discussions en amont. Tout le travail a été d'adapter cette chaîne, ce qui a été fait, au moins pour la filière industrielle.

Les triangulaires et les quadrangulaires, c'est notre métier, et nous avons prévu des soupapes de sécurité ! Nous avons fini le vendredi à midi la plupart des productions qui nous incombaient, parce que nous avons utilisé tout le back up à notre disposition, dont la constitution de plis plus importante que celle qui était initialement prévue. L'hypothèse la pire était une triangulaire. Les plannings, sans engagement, devaient reposer sur cet étalon, comme celui de 2015. Malheureusement, nous n'avons eu que des quadrangulaires... Cela étant, nous devons nous adapter. Mais nous ne pouvons pas influer sur le temps de séchage des documents qui nous sont livrés. Même si l'on maintenait un délai de 36 heures, un laps de temps entre les deux tours d'une ou deux semaines, ce n'est pas la même chose : les documents peuvent sécher moins longtemps quand l'imprimeur doit démarrer l'impression le lundi et livrer les routeurs dès le mardi.

Enfin, les cahiers des charges signés avec les préfectures avant les scrutins sur une période de trois ou quatre ans prévoient, par élection, 1,5 jour pour le deuxième tour. C'est ce que nous contractualisons. On pourrait se dire que, pour deux scrutins, on passe à 3 jours, soit 72 heures. Or nous avons eu seulement 60 heures.

M. Philippe Grenier . - Non, 54 heures.

M. Loïc Lefebvre . - Oui ; cela peut paraître insignifiant à l'échelle du Groupe Diffusion Plus, mais une heure de production, c'est 120 000 plis. Nous avons fini à midi le vendredi, au lieu du jeudi à 23h59. Alors, 1,5 jour multiplié par deux ou 1,5 jour en 54 heures, voilà tout le débat que nous devrons avoir dans le retour d'expérience de ce scrutin pour préparer l'avenir.

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous nous avez dit que, pour le second tour des élections régionales, 60 % de la prestation avait été exécutée, ce qui signifie que 40 % des plis n'ont pu être fournis aux deux opérateurs de distribution. Quelles en sont les raisons principales ?

Certains scrutins ne sont pas simples, je le reconnais. Avez-vous déjà dû gérer des élections municipales, organisées sur 36 000 communes, dans lesquelles plusieurs listes se sont qualifiées au second tour ? Les dysfonctionnements ont-ils été de la même ampleur ?

M. François-Noël Buffet , président . - Pour information, la propagande électorale n'est obligatoire que pour les communes de plus de 2 500 habitants.

M. Guy Benarroche . - J'ai bien compris que vous aviez reçu des documents qui n'étaient pas assez secs pour pouvoir être mis sous pli. Les avez-vous tout de même mis sous pli, et si tel est le cas, dans quels délais ?

Vous parliez d'un taux de réussite de 90 % pour le premier tour. Est-ce le taux normal pour l'ensemble des scrutins, et s'approche-t-il des 100 % ? Sinon, cela voudrait dire qu'il reste 10 % de dysfonctionnements.

Comme mon collègue Stéphane Le Rudulier, je n'ai pas très bien compris vos explications sur les 60 % de propagande distribuée au second tour, avec des endroits à 100 % et d'autres à 25 %. Pourriez-vous nous apporter quelques éclaircissements à ce sujet ?

Mme Cécile Cukierman . - Nous avons opéré une petite modification législative qui peut être importante pour ces élections, car, parfois, c'est une question d'heure. Vu de l'extérieur, quelques heures de plus ou de moins, c'est peu, mais ces inconvénients sont cumulatifs dans la cascade de la chaîne. Initialement, la date limite du dépôt des listes aux élections régionales était fixée en temps normal au mardi à midi. En l'espèce, le délai a été allongé au mardi à 18 heures, dans un contexte sanitaire inédit et une situation politique « nouvelle » - je ne porte aucun jugement de valeur. Il me semble que les retours concernant les listes fusionnées ont été plus tardifs que pour une élection régionale ordinaire, indépendamment du nombre de listes en présence au second tour. Cela s'explique aussi par l'exigence de qualité qui pèse sur les candidats. Qui prendrait aujourd'hui le risque, pour une liste de 200 noms, de lancer un bon à tirer sans validation de la préfecture sur l'enregistrement des noms et prénoms ? Ce temps supplémentaire de quelques heures qui visait à permettre un meilleur accueil en préfecture n'a-t-il pas eu lui aussi un impact ? Il faudrait en tirer les enseignements pour les prochains scrutins : faut-il maintenir les élections départementales et régionales le même jour ? Faut-il faire passer l'entre-deux-tours à 15 jours ? Faut-il limiter le nombre de listes susceptibles de pouvoir se maintenir au second tour ? L'important est de maintenir les exigences démocratiques qui seront celles du choix majoritaire.

Mme Valérie Boyer . - Je n'ai toujours pas compris la différence entre le scrutin de 2021 et les scrutins précédents. En effet, les élections municipales étaient couplées aux élections départementales, ce qui rendait les choses encore plus compliquées. Et nous avions eu l'expérience identique des élections régionales organisées selon le nouveau scrutin binominal, puisque, pour les élections départementales, deux candidats se retrouvent au deuxième tour dans 90 % des cas. En l'occurrence, le scrutin a donné lieu à des quadrangulaires et des quinquangulaires, ce qui n'avait pas été anticipé.

Madame Cukierman, je ne vois pas pourquoi l'enregistrement des noms serait plus compliqué pour le deuxième tour, car toutes les vérifications d'identité ou de statut ont déjà été effectuées. En revanche, nous voyons l'appauvrissement de notre tissu industriel, notamment celui des imprimeurs, qui a un impact direct sur le fonctionnement démocratique, en ce qu'ils ne sont pas en capacité de livrer en temps et en heure des documents de qualité. Nous connaissons tous la course à l'imprimeur pour les bulletins de vote ou les affiches entre les deux tours, etc.

Ces failles dans notre tissu industriel justifient-elles les difficultés lors d'un scrutin à 8 jours d'intervalle ? Quid des heures manquantes pour que les papiers soient suffisamment secs pour pouvoir être mis sous pli ? Toutes ces problématiques, nous les avons connues dans nos campagnes, mais elles prennent aujourd'hui une ampleur inédite. Or ce n'est pas notre première expérience en la matière. Pour les deux précédentes, nous n'avons pas connu les mêmes difficultés. Je reformule donc ma question : quelles spécificités liées à ces dernières élections ont pu entraîner de tels manquements massifs dans la distribution de la propagande électorale ?

M. Édouard Martin . - Nous sommes sur des systèmes d'accords-cadres pour nos marchés. Les préfectures déclenchent ou non l'externalisation par rapport aux différentes solutions. Pour les dernières municipales, la contractualisation portait sur 17 millions d'électeurs, pour ne concerner en définitive que 7,5 millions d'entre eux. Toutes les autres productions sont restées en régie, les préfectures donnant pouvoir aux communes pour le réaliser. La régie touche beaucoup moins les élections nationales.

M. Benjamin Chevallard . - Sur la qualité des documents et le temps de séchage, toute heure perdue est dramatique. Cela a dégradé nos cadences, qui sont passées de 100 % à 60 %.

M. François-Noël Buffet , président . - Il convient de distinguer, d'une part, la capacité des imprimeurs à imprimer le volume de documents, et, d'autre part, le temps suffisant pour assurer la qualité du produit, c'est-à-dire le temps de séchage. Quel volume représente ce dernier, sachant que les imprimeurs ont tous produit ?

Mme Valérie Boyer . - Il faut aussi tenir compte d'une différence technique.

M. Benjamin Chevallard . - Chez Diffusion Plus, la quasi-totalité des départements ont reçu des produits insuffisamment secs.

M. Loïc Lefebvre . - La situation est profondément injuste, car il suffit d'un seul document défectueux pour que l'ensemble de la chaîne soit pénalisée. Cela est moins problématique dans un mode de production manuel. Face aux contraintes de temps, renforcées par la pression médiatique et une hygrométrie exceptionnellement humide cette année, les professionnels ont privilégié le délai d'acheminement par rapport au temps de séchage. Je citerai le cas, exceptionnel, de cet imprimeur qui m'a appelé à 14 h 30 pour livrer les plis non plus à midi, mais à 18 heures. À 120 000 plis à l'heure, c'était impossible, d'autant qu'une commission électorale a entériné la poursuite du processus quoi qu'il arrive.

La question du tissu industriel mériterait une réflexion approfondie. Si le secteur voit le nombre de ses entreprises diminuer, l'externalisation de la propagande électorale depuis une dizaine d'années a nécessité des investissements massifs. Pour notre entreprise, les élections représentent un investissement de 2 millions d'euros dans des assembleuses toujours plus élaborées pour traiter plus de documents, même humides. Cela est valable pour la plupart de nos confrères.

Nous ne voudrions pas vous donner l'impression que nous sommes irréprochables et qu'il n'y a eu aucun problème. Mais quand on nous a convoqués en audition au Sénat voilà six mois,...

M. François-Noël Buffet , président . - Je m'en souviens parfaitement !

M. Loïc Lefebvre . - ... nous n'avons pas demandé l'absence de quadrangulaire ou autre, nous avons juste sollicité de l'aide.

M. Philippe Grenier . - Au premier tour, un travail sur le double scrutin a été réalisé en lien avec le ministère de l'intérieur, les préfectures, les élus et les candidats. En revanche, une chape de plomb a entaché le deuxième tour.

S'agissant de notre production, le seul chiffre acceptable est 100 % ; 90 %, c'est une catastrophe pour une entreprise comme Koba, et je ne parle pas des 60 %... Au cours des dix dernières années, nous avons massivement investi, de l'ordre de 5 à 6 millions d'euros. Rien que pour monter les cellules, il a fallu employer 8 500 intérimaires ; l'encadrement et les transports ont requis chacun 3 millions d'euros, et seulement pour le deuxième tour. Quand je vois le résultat, je suis un peu déçu...

Puisqu'il faut toujours s'appuyer sur le passé pour construire l'avenir, il convient de revenir sur les causes de cette situation. On s'est beaucoup focalisé sur Adrexo, certainement à juste titre, mais les problématiques de Koba ne résultent pas seulement de cette société. De manière générale, ce double scrutin sur le premier tour a épuisé nos équipes, qui ont travaillé non-stop durant six semaines pour produire le double de leur production normale. Il convient d'ajouter à cela les difficultés liées au papier.

Après avoir créé vingt-sept cellules et employé 8 500 intérimaires, sans aucune sous-traitance, après avoir organisé d'importantes sessions de formation pour la mise sous pli, les tests de cadence réalisés par Adecco, Crit et Axxis, nous avons connu lors du déconfinement une énorme déperdition d'intérimaires formés. Nous avons eu beaucoup de mal à retrouver du personnel qualifié, et durant ces quelques jours de production, notre masse salariale intérimaire a même baissé. En région Rhône-Alpes par exemple, Koba emploie 8 500 intérimaires, Adrexo en recrute des milliers, et La Poste fait de même. Résultat : avec ce double scrutin, on a asséché le marché des intérimaires et des transports - les camions finissaient par être introuvables !

Mme Valérie Boyer . - Même les candidats !

M. Philippe Grenier . - Chacun voit les choses par le petit bout de la lorgnette, et personne n'a pris la hauteur nécessaire pour envisager les conséquences logistiques du double scrutin. On a tous les mêmes besoins au même moment. Et je comprends mieux pourquoi nous avons eu autant de difficultés à trouver des intérimaires le vendredi : quand La Poste paie les siens à 200 %, pourquoi viendraient-ils chez Koba ? Je ne dis pas que c'est bien ou mal, mais face à cet arbitrage, la lutte était inégale !

On se focalise sur ces élections, mais nous avons pu nous faire une idée avec toutes les élections précédentes, des départementales, des régionales, les élections présidentielles de 2012 et de 2017. Lors des élections européennes, nous avons pris en charge 25 millions de plis. Il en a été de même lors des municipales pour les 8 millions de plis à distribuer en plein covid. Tout s'est très bien passé. Des anomalies ponctuelles peuvent se produire, mais là on parle de problèmes concernant toutes les régions de manière globale.

Mme Valérie Boyer . - Si je vous comprends bien, la distorsion de concurrence d'Adrexo a eu un impact sur l'exécution de votre cahier des charges ?

M. Philippe Grenier . - Non, cela n'a rien à voir.

M. François-Noël Buffet , président . - Il n'y a pas eu de concurrence. C'est le marché de l'intérim qui s'est trouvé à un moment saturé.

Mme Valérie Boyer . - Et cela n'avait pas été le cas lors des doubles scrutins précédents ?

M. Philippe Grenier . - Absolument.

M. Loïc Lefebvre . - En ce qui nous concerne, nous n'avions jamais été confrontés à un double scrutin. Nous avons commencé à traiter la propagande électorale en 2015, ce qui explique notre extrême prudence à ne pas avoir répondu aux demandes de certaines préfectures. C'était une première pour nous, et nous n'avons voulu prendre aucun risque. Nous avons prévu des soupapes de sécurité pour le deuxième tour, et c'est un miracle qu'elles aient tenu.

Nous rendons hommage à tous nos salariés qui ont été à l'oeuvre durant cette période. Avec Benjamin Chevallard, nous avons passé la fameuse nuit du jeudi au vendredi dans l'usine : j'ai négocié avec les transporteurs qui repartaient sans la marchandise ; j'ai appelé à quatre heures du matin les patrons des sociétés de logistique pour leur demander d'accepter de payer une heure supplémentaire pour que le chauffeur attende le dernier kub. Certains salariés de bureau, que l'on appelle chez nous les « improductifs », ont badgé à 18 heures le mercredi soir pour prêter main-forte à leurs camarades dans la mise sous pli, faisant quasiment une double journée. Voilà la réalité des usines !

Nous avons besoin de l'aide du législateur et des préfectures pour sécuriser le processus d'envoi des propagandes électorales. Certes, il y a eu des problèmes au deuxième tour, mais, globalement, depuis une dizaine d'années, les scrutins externalisés fonctionnent - les préfectures nous ont félicités pour les derniers scrutins. La réponse du législateur doit être appropriée. Plutôt que de sanctionner une filière qui a failli sur une partie des plis, il conviendrait de sécuriser le scrutin en prévoyant, par exemple, deux semaines entre les deux tours ou en portant le délai à 54 heures ou 60 heures, au lieu de 36.

M. François-Noël Buffet , président . - Vous avez raison, mais nous avons besoin de comprendre exactement ce qui s'est passé pour essayer d'apporter la réponse réglementaire ou législative la plus adaptée possible. Il faut savoir s'il s'agit d'un problème unique ou multifactoriel.

Je rappelle que nous sommes dans le cadre d'un marché public national valable quatre ans. Les décisions que nous prendrons ne seront pas neutres.

M. Philippe Grenier . - Les personnes auditionnées ont rapporté que Koba Global Services avait « failli » concernant la remontée d'informations. C'est tout à fait inexact.

Les routeurs se retrouvent dans une situation tripartite, voire quadripartite. À l'inverse de La Poste ou d'Adrexo, dont le marché est géré par le ministère de l'intérieur, les prestataires que nous sommes ont plusieurs interlocuteurs : nous contractualisons avec des régions ; les bons de commande émanent des préfectures, qui sont indirectement nos donneurs d'ordres ; nous sommes sous la tutelle théorique du ministère de l'intérieur - le travail en amont se fait avant tout avec le ministère de l'intérieur ; nous avons des contacts avec La Poste et Adrexo sur le terrain. En temps normal, il est déjà très compliqué de transmettre les informations à ces quatre interlocuteurs ; c'est encore plus l'enfer - je pèse mes mots - en trente-six heures !

Nous avons fait le choix de communiquer principalement avec le ministère de l'intérieur, ce qui n'est pas ressorti de vos auditions. Nous avons également communiqué avec les préfectures de région. Tout le monde a été informé, à tous les instants, de ce qui se passait.

M. François-Noël Buffet , président . - Permettez-moi de résumer ce que j'ai compris de l'organisation des marchés. Il y a un marché national de distribution de la propagande électorale ; deux opérateurs ont été choisis. Les routeurs sont sur des marchés locaux de nature départementale ou régionale, pilotés par les préfectures. Le cahier des charges auquel ont répondu les distributeurs a un caractère général, mais ceux-ci, sur le plan local, vous ont fait part de leurs propres demandes en matière de préparation des plis - je simplifie volontairement les choses pour comprendre. Ce cahier des charges a été bouleversé le lendemain du premier tour, notamment par la société Adrexo, ce qui a provoqué des difficultés. Qui plus est, il ne vous est pas interdit de produire ailleurs que dans le département où vous produisez les documents et vous devez adapter vos chaînes de production en fonction de ce que demande le distributeur.

M. Benjamin Chevallard . - Je tiens à préciser qu'Adrexo n'a pas modifié son cahier des charges pour Groupe Diffusion Plus.

M. Loïc Lefebvre . - Je souligne que l'ensemble de cette coordination a donné lieu à un certain nombre de réunions avec le ministère du travail. Dès le 19 décembre 2019, nous avons fait un retour d'expérience sur le scrutin des élections européennes ; le 29 septembre 2020, une réunion préparatoire a été organisée au cours de laquelle le principe des deux élections a été évoqué ; le 3 décembre 2020, nous étions auditionnés par votre commission pour évoquer les problématiques qui y étaient liées ; nous avons eu une réunion le 9 janvier 2021, puis le 16 janvier.

Les auditions précédentes ont mis l'accent sur les plis non distribués (PND). Nous avons produit 100 % des plis, mais nous pourrions nous affranchir d'en produire entre 8 et 10 %, car ils ne parviendront jamais à destination.

Le 11 janvier 2021, au cours d'une réunion appelée « Big Data » avec le ministère de l'intérieur, nous avions réfléchi à l'idée de mettre en place un dispositif permettant d'évincer les plis dont on sait qu'ils n'arriveront jamais à destination. Ce serait une avancée importante. Nous revendiquons le fait d'être un intermédiaire capable d'apporter cette solution de façon privée et non partisane ; comme nous ne distribuons pas les documents de propagande électorale, nous ne sommes pas juge et partie.

M. François-Noël Buffet , président . - Cela signifie que l'on ne produit pas 100 % de ce qui est demandé !

Mme Cécile Cukierman . - J'entends vos contraintes, une partie des plis non distribués peut être identifiée, mais d'un point de vue politique, l'objectif est de distribuer le plus de plis possible plutôt que de vous permettre d'en distribuer moins.

Mme Valérie Boyer . - Cela veut dire que la liste électorale est mal faite. Or il ne revient pas aux sociétés de la corriger.

M. François-Noël Buffet , président . - C'est une compétence du ministère de l'intérieur.

Mme Valérie Boyer . - Il appartient plutôt au ministère de l'intérieur de vérifier la qualité des adresses figurant sur les listes électorales de façon que les documents de propagande soient correctement distribués.

M. Benjamin Chevallard . - Nous sommes capables d'identifier les adresses qui ne seront pas acheminées et de les restituer aux préfectures pour qu'elles puissent les corriger.

M. François-Noël Buffet , président . - Cette précision est importante, voire essentielle à nos yeux.

Je vous remercie de votre participation et nous vous enverrons certainement un questionnaire pour vous demander des pièces complémentaires.

Audition de MM. Philippe Viroulet, délégué syndical central, et Alain Gueguen, secrétaire général, du syndicat Confédération autonome du travail des personnels Adrexo (CAT-Adrexo)

(Mardi 13 juillet 2021)

M. François-Noël Buffet , président . - Notre commission des lois a constitué une mission d'information disposant des pouvoirs d'une commission d'enquête pour éclaircir la situation liée aux événements des dernières élections départementales et régionales, et en particulier à la distribution de la propagande électorale.

Cette audition est ouverte à la presse. Elle sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et retransmise sur la chaîne Public Sénat.

Je vous rappelle également, pour la forme, qu'un faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Philippe Viroulet et Alain Gueguen prêtent serment.

Nous sommes heureux de vous recevoir. Vous êtes les représentants du syndicat Confédération autonome du travail (CAT) des personnels Adrexo, et nous aimerions avoir votre avis sur la situation que nous avons connue dans la distribution des documents de propagande qui ont été confiés à votre entreprise, et dont on a pu établir, par témoignage ou par constat, qu'un certain nombre n'ont pas été distribués et ont parfois même été abandonnés en plein milieu de forêts, brûlés ou déposés dans des halls d'immeubles...

Nous avons auditionné les dirigeants d'Adrexo. Il nous a paru important de recueillir votre point de vue, car il nous a été indiqué qu'un préavis de grève a été déposé au sein de l'entreprise. Nous aimerions en connaître les raisons, les conditions, et avoir votre regard sur la manière dont les choses se sont passées.

M. Philippe Viroulet, délégué syndical central du syndicat Confédération autonome du travail des personnels Adrexo (CAT-Adrexo) . - Merci d'écouter les salariés d'Adrexo, qui sont une partie importante de l'entreprise, puisque la distribution des documents se fait grâce à eux, chaque semaine, que ce soit pour les imprimés publicitaires ou pour le courrier. Ils font en général un travail remarquable et de qualité, dans des conditions difficiles. Nous sommes des représentants syndicaux, et nous représentons aujourd'hui l'ensemble des salariés d'Adrexo. Nous faisons partie de la Confédération autonome du travail (CAT), qui est une confédération créée en 1953. Le syndicat d'entreprise existe depuis 2010 et il est le premier syndicat de l'entreprise depuis 2020.

Les salariés d'Adrexo étaient un peu plus de 15 000 fin 2020 ; 58 % de ces distributeurs ont plus de 50 ans, et 25 %, plus de 64 ans. Ce sont majoritairement des retraités et des actifs, avec un tout petit peu d'étudiants. Les retraités cherchent un complément d'activité et un complément de revenu et les actifs, un complément de revenu. Les 15 000 distributeurs d'Adrexo sont pratiquement tous à temps partiel. Ils représentent environ 6 200 équivalents temps plein (ETP) ; 46 % d'entre eux disposent d'un contrat compris entre 7 et 12 heures par semaine, 16 % ont un contrat inférieur à 7 heures et 38 %, un contrat supérieur à 12 heures. Il s'agit donc vraiment de compléments de revenus et d'activité. La moyenne nationale des contrats pour Adrexo est de 14 heures par semaine.

Sur la zone qui concernait la diffusion de la propagande électorale et qui a été confiée à Adrexo, environ 8 000 distributeurs à temps partiel étaient présents, ce qui correspond à 2 600 ETP. Ceux-ci, en CDI chez Adrexo, sont très déçus, voire honteux, du traitement qui a été fait du travail qu'ils ont rendu. Ils sont habitués à distribuer chaque semaine des secteurs, des communes. Ils connaissent bien leur secteur et ont généralement très bien effectué leur mission. Les incidents que vous avez pu noter, comme des jets de documents, sont anecdotiques en ce qui concerne les salariés d'Adrexo.

Ceux-ci distribuent chaque semaine de la publicité. C'est un métier qui n'est pas facile : il nécessite de marcher et de porter des poids, et n'est pas très bien rémunéré. Malheureusement, pour cette opération de distribution de la propagande électorale, au premier tour, il n'y avait que 2 200 salariés en capacité de travailler pour cette mission. Il s'agissait de personnes en CDI, formées, habituées au secteur, qui ont travaillé pour le premier tour des élections départementales et régionales. Pour le deuxième tour, ils étaient 4 000.

Un préavis de grève a été déposé par notre syndicat pour des raisons simples. Adrexo est une entreprise où le climat social est extrêmement tendu. Il y a très peu de place pour la négociation. En 2020, par exemple, la direction n'a convoqué les organisations syndicales à des négociations qu'à quatre reprises, contre huit en 2018 et douze en 2019. Il y a très peu de respect des organisations syndicales en général, et notre syndicat a été victime d'un véritable tir de barrage quand il est devenu le premier syndicat de l'entreprise, avec plusieurs manoeuvres auprès de notre confédération, en proposant un don, et en contestant en justice l'ensemble des mandats syndicaux. Le groupe Hopps se refuse depuis 2017 à créer un comité de groupe, et nous n'avons eu aucune négociation sur ce point. Adrexo n'a signé qu'une seule fois un accord concernant les négociations annuelles obligatoires, en 2017, qui a octroyé 9 euros par mois à une centaine de salariés de l'entreprise. On a dénombré 83 nouveaux dossiers prud'homaux en 2020, 135 en 2019, et 139 en 2018.

Nous avons voulu attirer l'attention en déposant ce préavis de grève, qui permettait aux distributeurs qui n'auraient pas souhaité faire ces travaux de ne pas les faire. Il a été assez peu suivi car ceux qui étaient en capacité de faire ce travail ont besoin de ces heures supplémentaires et de ces revenus supplémentaires pour améliorer leur salaire, qui avoisine les 450 euros par mois en moyenne.

Dans la gestion du courrier, les salariés ne sont pas rémunérés du temps de tri de ces courriers, qui se fait à domicile : ils reçoivent des courriers, ils doivent les trier par rue, par ordre dans la rue, et ce temps n'est pas pris en charge par l'entreprise. C'est la revendication principale qui nous avait conduits à déposer ce préavis de grève. Je précise qu'elle ne concerne pas la propagande électorale, pour laquelle le travail avait été fait en amont par les routeurs et par les régies.

Le turn-over observé dans cette entreprise est important : sur quelque 15 000 distributeurs, 793 en moyenne quittent l'entreprise chaque mois. Dans 79 % des cas, c'est pour une démission ou une fin de période d'essai : de nouveaux entrants ne restent jamais longtemps dans l'entreprise, et il faut énormément de candidats avant de stabiliser quelqu'un sur un poste de distributeur. Principalement, ces départs sont dus au fait qu'une partie du temps de travail n'est pas rémunérée - temps de tri du courrier, temps de trajet, parfois certains temps de distribution - ou que l'utilisation d'un véhicule personnel n'est que partiellement prise en charge, ou encore aux conditions de travail difficiles, avec une rémunération au salaire minimum.

Mme Cécile Cukierman . - Merci pour cette présentation d'une situation sociale particulière... Sur la situation plus spécifique de la distribution de la propagande électorale, avez-vous été alertés par des salariés qui, finalement, n'y arrivaient pas ? La distribution de plis adressés leur a-t-elle parue beaucoup trop compliquée, au point d'exercer sur eux une pression énorme ? Comment l'entreprise a-t-elle pris en compte ces difficultés et accompagné les salariés pour qu'ils puissent mieux exercer leur tâche ? ll y a tout de même un enjeu démocratique derrière, et l'on n'évalue pas la rentabilité commerciale comme on évalue la rentabilité démocratique. Je comprends toutefois que les salariés concernés étaient exemptés de l'organisation de la tournée. Comment, d'ailleurs, les tournées sont-elles organisées pour être aussi rentables que possible ?

Mme Nathalie Goulet . - Les dirigeants d'Adrexo nous ont décrit la formation dispensée. Vous avez dit que les salariés d'Adrexo connaissent bien leur terrain. Ont-ils des zones affectées ? Avez-vous quadrillé la France, ou les zones qui vous ont été affectées par l'appel d'offres ? Nous avons entendu des choses assez terrifiantes, notamment au sujet d'une formation à la géolocalisation par rapport à une grande enseigne de vente de meubles qui ne semble pas très pertinente dans nos territoires ruraux...

Vos collègues ont-ils des relations avec les sous-traitants ? Je comprends que les salariés d'Adrexo aient été choqués de la mauvaise publicité faite par cette opération, mais la réalité est que l'uberisation de la fonction par la sous-traitance éloigne manifestement de la connaissance du terrain. Avez-vous transmis votre savoir et votre méthodologie ? Avez-vous été tuteurs, en quelque sorte, des sous-traitants ? Avez-vous eu des échanges avec les syndicats des entreprises sous-traitantes ?

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous avez dit que 2 000 salariés ont été mobilisés pour le premier tour, sur un total de 15 000. C'est une mobilisation assez faible par rapport à l'ensemble de l'effectif... Est-ce pour cela qu'Adrexo a dû faire appel à de l'intérim ? Vous avez doublé le nombre de salariés d'Adrexo impliqués entre le premier et le second tour. Cela reflète-t-il une volonté, de la part de la société, de corriger les effets néfastes du recours excessif à l'intérim ? On a pu vérifier que la qualité de la prestation n'était pas au rendez- vous.

M. Éric Kerrouche . - Vous avez dit qu'au premier tour, 2 200 salariés formés, en CDI, étaient disponibles. S'agit-il de salariés ou d'ETP ? Même question sur le chiffre de 4 000 que vous avancez pour le second tour. Je suppose que, pour le deuxième tour, une grande partie des distributeurs provenaient de l'intérim. La Poste forme les nouveaux salariés en leur faisant faire des tours à blanc. Cette pratique vous est-elle connue, ou Adrexo se contente-t-elle de modules de formation ? Quelles ont été, selon vous, les difficultés de l'entreprise au deuxième tour ? Quelle est votre lecture de la désorganisation qui a eu lieu au second tour dans la distribution d'une partie des plis ?

M. Philippe Viroulet . - En temps normal, pour la distribution de la publicité, la société dispose de distributeurs formateurs qui sont en capacité d'accompagner les nouveaux entrants, de les former à la lecture d'un plan, à la préparation des documents et, ensuite, sur le terrain, à la distribution, en accompagnant les débuts. Ce dispositif n'était pas en place pour la distribution de la propagande électorale, et les personnes qui ont été engagées en intérim n'ont bénéficié que d'une vidéo diffusée par certains prestataires d'intérim, et d'une formation d'environ une heure dans les sites où étaient stockés les imprimés, sur la façon dont il fallait appréhender la tournée, avec la remise d'un plan et quelques explications sur les modalités de distribution. Pas d'accompagnement pour les intérimaires, donc.

Les personnes en CDI, en revanche, étaient la plupart du temps affectées à leur tournée habituelle. Ils connaissent donc les rues, ils connaissent leur secteur. Il s'agissait de 2 200 individus, soit environ 800 ETP, et de 4 000 personnes au deuxième tour, soit environ 1 200 ETP. Ils n'ont pas eu de difficultés pour distribuer les plis électoraux dont ils ont disposé. Il s'agissait d'un travail supplémentaire, avec une tournée dédiée à la distribution de la propagande électorale, qui se faisait en fin de semaine, alors qu'ils avaient distribué leurs publicités en début de semaine. Mais ils restaient dans leurs zones affectées : on appelle cela la fidélisation au sens de la convention collective de la distribution directe.

La mobilisation des salariés peut paraître faible. Elle fut effectivement assez limitée, mais pour des raisons qui tiennent au fait que les salariés sont à temps partiel, et qu'ils ont souvent un emploi ailleurs, pour compléter ce temps partiel chez Adrexo. Ils n'ont pas forcément la liberté de travailler un jour, deux jours ou trois jours supplémentaires, parce qu'ils sont occupés sur un autre emploi. Un contrat de sept heures, par exemple, peut tout à fait se cumuler avec les 35 heures : on l'exécute en deux ou trois soirées, sachant que la préparation se fait à domicile, le week-end par exemple. Pour quelqu'un qui a 700 boîtes aux lettres à visiter, c'est tout à fait possible.

Le nombre de CDI a augmenté entre le premier et le second tour, car la société Adrexo a sollicité énormément de salariés en CDI d'autres régions qui n'étaient pas concernées par la distribution au départ, et ont été déplacés, avec mise à disposition d'hôtels, vers des régions qui avaient besoin de personnel.

Quelles furent les causes de ces dysfonctionnements ? Au premier tour, les 2 200 individus en CDI n'ont pas eu de problèmes pour la distribution. Il y avait 4 000 intérimaires, sur un besoin évalué au départ à 18 000 personnes au total. Entre les CDI et les intérimaires, on était donc à 6 200 personnes, ce qui était clairement insuffisant.

Au premier tour, sur les 4 000 salariés intérimaires, 1 500 ont abandonné lors de la première journée de travail. Le nombre d'intérimaires est donc descendu d'un seul coup. Il faut dire qu'ils étaient partis avec un coffre plein d'enveloppes, sur un secteur qu'ils ne connaissaient pas, faire un métier qu'ils ne connaissaient pas, après une formation qui a duré environ une heure...

Au deuxième tour, la situation a été très différente et, de notre point de vue, n'a pas posé autant de problèmes qu'au premier tour. Les choses ont été très vite, et d'autres problèmes sont arrivés : les routeurs, les imprimeurs, toute la chaîne amont, les livraisons... Mais Adrexo disposait de 4 000 personnes en CDI. Certes, celles-ci ne connaissaient pas les secteurs, mais elles connaissaient le métier, et n'étaient pas totalement perdues. Quelque 11 000 intérimaires ont été recrutés pour le deuxième tour, dont 3 000 ont abandonné dans la première journée.

M. François-Noël Buffet , président. - Pourtant, il y avait moins de plis...

M. Philippe Viroulet . - Effectivement, mais ils sont arrivés parfois tardivement - et ont tout de même été pris en charge par les équipes.

Mme Cécile Cukierman . - Pour les zones, principalement urbaines, où il y a des interphones, des codes, des badges d'accès, comment font les intérimaires ? Les milliers de démissions que vous avez mentionnées ont-elles été compensées par autant d'embauches ?

Mme Nathalie Goulet . - Ces démissions sont-elles dues au fait que les personnes concernées étaient dépassées par la tâche ? Qu'est-il advenu des documents qu'ils avaient ? Les ont-elles rapportés ?

M. François-Noël Buffet , président. - Vous avez parlé de 18 000 personnes.

M. Philippe Viroulet . - Il n'y a que 15 400 distributeurs, mais le besoin exprimé par l'entreprise en interne s'élevait à 18 000 personnes. Adrexo dispose d'une licence postale et, à ce titre, des badges électroniques et des passes PTT pour accéder aux immeubles, ou au moins aux sas qui contiennent les boîtes aux lettres. La société avait mis à disposition des salariés le matériel nécessaire pour disposer de ces badges et de ces clés en nombre suffisant, y compris pour les intérimaires. En ce qui concerne les réembauches après les abandons, je n'ai pas d'informations, je ne connais que le total des salariés qui ont été recrutés : 4 000 en intérim et 1 500 abandons. Les réseaux d'entreprises de travail temporaire ont été sollicités en continu pour fournir tout au long de l'opération des salariés et, éventuellement, de nouveaux salariés.

Vous m'interrogez sur le retour des documents, dans les cas d'abandon. La formation indiquait qu'il fallait donner une importance particulière à la valeur des documents qui étaient distribués et que, si d'aventure le salarié souhaitait arrêter sa tournée, il devait les rapporter. Il était d'ailleurs obligé de déposer un rapport indiquant le nombre d'heures effectuées. C'était l'occasion de rendre les documents qu'il n'avait pas distribués, en indiquant sur le plan la zone non desservie. Il était possible de réaffecter un salarié pour poursuivre une distribution qui avait été interrompue.

Mme Nathalie Goulet . - Pourrions-nous obtenir une copie des contrats qui sont donnés aux salariés, et des notes de service ?

M. François-Noël Buffet , président. - Question un peu plus délicate : l'organisation prévue par l'entreprise a-t-elle été à la hauteur des enjeux ?

M. Alain Gueguen, secrétaire général du syndicat Confédération autonome du travail des personnels Adrexo (CAT-Adrexo) . - Notre présence ici donne une partie de la réponse : non, l'entreprise n'a pas su anticiper et construire la réponse attendue.

M. François-Noël Buffet , président. - Le personnel qui devait remplir cette mission avait-il conscience de la différence de l'enjeu de cette distribution par rapport à ce qui est fait habituellement ? Il s'agissait de la distribution d'un courrier adressé à vocation électorale...

M. Alain Gueguen . - Sur le terrain, il avait une réelle conscience, dans les agences, que cette opération, appelée Propaganda en interne, était essentielle pour l'image d'Adrexo. Mais nous n'avions aucune responsabilité sur la mise en oeuvre de toutes les solutions décrites.

M. François-Noël Buffet , président. - À la réflexion, est-ce une mission que vous souhaiteriez continuer à effectuer ?

M. Alain Gueguen . - Les salariés ont envie de faire leurs preuves.

M. Éric Kerrouche . - Comment les cadences de distribution sont-elles fixées ? Y a-t-il un nombre moyen de boîtes aux lettres par heure ?

M. Philippe Viroulet . - La distribution a évolué ces dernières années, notamment avant la reprise par les actionnaires actuels de la société Adrexo, puisque la convention collective prévoyait auparavant une pré-quantification du temps de travail, calculée en fonction du nombre de boîtes aux lettres, de la difficulté du secteur, et de différents paramètres, du poids des documents, etc. Ce temps pré-quantifié a fait l'objet de deux annulations par le Conseil d'État, ce qui le rendait inapplicable à la société Adrexo. Celle-ci a donc négocié, peu avant la cession, un accord d'entreprise qui mettait en place un système de badgeuses permettant de mesurer le temps de travail et de localiser le salarié non pas en temps réel, mais à la fin de sa distribution. L'entreprise peut ainsi vérifier le temps de travail, la qualité du travail, et elle peut s'assurer que le travail a bien été réalisé sur le secteur prévu.

Lorsqu'il y a du courrier, celui-ci est distribué en même temps que les documents publicitaires. Le distributeur passe devant une boîte aux lettres ; la badgeuse lui signale qu'il a un pli adressé à remettre à une adresse à proximité ; il met la publicité et fait un geste supplémentaire en distribuant un courrier au passage. Pour la propagande électorale, c'était une tournée dédiée, car il aurait été tout à fait impossible d'avoir autant de documents à distribuer en même temps que la publicité. En ce qui concerne la rémunération, c'est normalement cette badgeuse qui prend en compte la réalité du temps passé sur le secteur et génère une rémunération.

À l'arrivée des actionnaires actuels, un certain nombre de dispositifs ont été mis en oeuvre, qui replacent le salarié dans la position d'être payé au temps pré-quantifié, par exemple s'il utilise mal sa badgeuse, ou si elle ne fonctionne pas. Il existe aussi un dispositif qui permet de bloquer le temps de travail : c'est le fameux Temps max, que nous critiquons depuis sa mise en oeuvre, et qui bloque le travail du salarié à un temps de référence déterminé. Le salarié dispose d'un code qu'il doit taper pour débloquer sa badgeuse - si le manager lui en a donné un. Sinon, il doit cesser de travailler et rentrer chez lui.

M. François-Noël Buffet , président. - Ce Temps max a-t-il été appliqué pour la distribution de la propagande électorale ?

M. Philippe Viroulet . - Non. L'application utilisée sur la badgeuse pour la propagande électorale permettait d'ailleurs une géolocalisation des salariés en temps réel, contrairement à l'application classique de mesure du temps de travail. Cette application ne comportait pas de limitation du temps nécessaire à la distribution : le salarié pouvait aller au bout de sa tournée sans avoir à générer un code pour débloquer sa badgeuse.

M. Guy Benarroche . - Je ne connais pas précisément le poste de travail que vous décrivez, fort bien du reste. Pour le salarié qui est en train de distribuer, les plis de propagande électorale sont-ils source d'un revenu supplémentaire ? Il y a eu beaucoup de défaillances la première journée : est-ce parce que les intéressés ont compris que le rapport entre ce qu'ils vont gagner et ce que ça leur coûte est particulièrement défavorable pour eux ?

Mme Cécile Cukierman . - Vous nous avez donné la proportion des CDI dans l'entreprise qui ont effectué ces tournées, faible, notamment pour des raisons d'incompatibilité avec une autre fonction. Chaque salarié a-t-il été contacté pour savoir s'il était intéressé ? Y a-t-il eu des négociations particulières sur des prises en charge ou des compensations, pour s'assurer qu'un grand nombre de CDI puissent faire ses missions ? À quelle date l'entreprise a-t-elle procédé, en interne, à ce recensement auprès des salariés, pour estimer les besoins en personnel intérimaire ?

Mme Nathalie Goulet . - En tant que délégué au comité d'entreprise, vous devez connaître le bilan économique de l'entreprise. Avez-vous eu connaissance de difficultés financières ou de rémunérations disproportionnées à l'intérieur de l'entreprise, qui auraient pénalisé la juste rémunération de certains de vos salariés ?

M. Stéphane Le Rudulier . - Vous nous avez dit que la formation comportait deux temps : la diffusion d'une vidéo, et une mise en pratique d'une heure. Cette formation vous paraît-elle suffisante ? Dans le groupe La Poste, il y a trois ou quatre heures de formation pratique et deux jours de tournée avec le facteur qui a l'habitude de pratiquer le secteur.

M. Philippe Viroulet . - L'impact sur la rémunération est important, puisque quelqu'un qui fait une tournée de distribution publicitaire habituelle, hebdomadaire, aura à peu près le même salaire chaque semaine. Quelqu'un qui a une tournée dédiée de courrier supplémentaire va voir s'ajouter à son salaire le temps réel qu'il va passer à distribuer ces plis : s'il y passe dix heures, il aura sur cette semaine dix heures de rémunération supplémentaire. Cela se traduit donc immédiatement sur le bulletin de salaire par des heures supplémentaires.

Le recensement des besoins et des personnes disponibles a commencé dès le mois de février.

Mme Cécile Cukierman . - Vraiment ? Heureusement que nous avons reporté les élections !

M. Philippe Viroulet . - Le recrutement a été terminé au moins deux mois avant l'opération de distribution. Il s'agissait de connaître les personnes qui allaient être en capacité d'y participer et de prévoir avec elles les secteurs qui allaient leur être affectés. Certains distributeurs n'ont pas pu prendre tous les secteurs qu'ils assurent habituellement en publicité, parce que cette opération prenait beaucoup de temps.

La vidéo durait cinq minutes, et était très synthétique et pratique. La formation proposé n'a pas été suffisante, à notre avis. Le dispositif employé pour accompagner les nouveaux distributeurs de publicité par des formateurs est un moyen de limiter le turn-over . Il n'a pas été mis en place pour la propagande électorale, et a beaucoup manqué : l'accompagnement sur le terrain permet de rassurer le distributeur, et de lui montrer quelques gestes et méthodes. Des salariés intérimaires auraient pu être formés spécifiquement à l'accompagnement des collègues... La comparaison avec La Poste est difficile, car le modèle économique d'Adrexo repose sur des salariés à temps partiel, alors que nos collègues de La Poste sont presque tous à temps plein.

Mme Nathalie Goulet . - Vous venez dire « nos collègues de La Poste ». Est-ce à dire que vous considérez que vous faites le même métier ?

M. Philippe Viroulet . - De plus en plus, parce que l'activité de distribution publicitaire n'était pas spécifiquement en concurrence avec La Poste, autrefois, mais avec une filiale de La Poste, qui opère désormais davantage en milieu urbain et sous-traite à La Poste - comme Adrexo - les zones rurales. Et comme le courrier est venu s'ajouter en 2017 et 2018 à l'activité de l'entreprise, le salarié fait un travail comparable à ce que peut faire un facteur, même si le volume de courrier n'est pas le même. C'est d'ailleurs pour nous un point de valorisation du métier. L'importance d'un courrier nominatif adressé permet aussi aux salariés d'Adrexo se considérer comme étant de vrais porteurs de messages, au-delà de la publicité.

M. François-Noël Buffet , président. - Un article publié récemment dans Le Monde laisse entendre que les dirigeants du groupe auraient délibérément affaibli Adrexo dans le but d'améliorer les résultats de Colis privé, avant l'entrée en bourse de cette dernière société. Qu'en pensez-vous ?

M. Alain Gueguen . - Adrexo fait partie du groupe Hopps, créé en 2017 et qui a repris Adrexo avec une soulte de l'ordre de 65 millions d'euros plus le siège, d'une valeur d'une vingtaine de millions d'euros. Cette entreprise était parfaitement connue des repreneurs actuels, puisqu'ils avaient été respectivement directeur général d'Adrexo et d'Adrexo Colis entre 2008 et 2012, quand la filiale Adrexo Colis avait été sortie d'Adrexo avec une soulte de 50 millions d'euros. Le groupe se reconstitue en 2017 avec les actionnaires actuels. Ensuite, il ne s'agit que de choix stratégiques. Oui, nos experts comptables ont mis le doigt sur les déséquilibres qu'il y avait et sur les liens entre Adrexo Colis et Colis privé. De vrais choix stratégiques sont faits. Nous sommes convaincus qu'Adrexo peut être une entreprise d'avenir puisqu'elle procure la capacité à couvrir le dernier mètre. À l'ère d'internet, c'est une vraie valeur ajoutée. Adrexo offre aussi une vraie alternative à un monopole, celui de La Poste. Elle a un vrai avenir, mais ses dirigeants en font ce qu'ils sont en train d'en faire...

M. François-Noël Buffet , président. - Merci.

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