C. LE PHÉNOMÈNE EST DÉSORMAIS LARGEMENT RÉPANDU

1. Un fléau sans pitié
a) Un phénomène malheureusement mondial

Le harcèlement scolaire touche tous les pays et n'est pas une particularité française . En effet, selon l'UNESCO, « la violence et le harcèlement à l'école sont un phénomène mondial qui affecte une proportion importante d'enfants et d'adolescents » 40 ( * ) . Le rapport sur la situation de la violence et du harcèlement à l'école dans le monde, publié par l'UNESCO en 2017, évaluait à 246 millions le nombre d'enfants touchés par le phénomène, soit, selon les pays, entre moins de 10 % et 65 % des enfants. Plus récemment, l'UNICEF rapportait qu'un enfant sur trois, dans 30 pays étudiés, disait avoir été victime de harcèlement en ligne 41 ( * ) .

Une prise de conscience mondiale sous l'égide de la France

À la suite de l'appel lancé par les ministres du G7 éducation réunis à Sèvres le 4 juillet 2019, visant à « faire de la lutte contre le harcèlement sous toutes ses formes une cause commune », le ministère de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports a organisé le 5 novembre 2020, avec l'UNESCO, une conférence internationale sur la lutte contre le harcèlement entre élèves à Paris, témoignant de la préoccupation que suscite ce phénomène partout dans le monde. Elle a débouché sur un appel pour un code de bonnes pratiques sur internet pour combattre le cyberharcèlement des mineurs.

De nombreux pays ont lancé de longue date des politiques publiques de lutte contre le phénomène , qui peuvent être regroupées en deux grandes catégories 42 ( * ) . L'approche du programme « clé en main » vise à appliquer un programme à un établissement pour résoudre, de manière globale, le problème du harcèlement. Les programmes finlandais (KiVa Koulu 43 ( * ) , mis en place en 2006 et organisé autour de discussions et de jeux de rôles), norvégien (pensé par Dan Olweus et organisé autour de cellules spécialisées dans chaque établissement) et américain en relèvent. L'autre approche consiste à mettre en oeuvre des programmes de traitement des situations , comme la méthode de la préoccupation partagée, imaginée par Anatol Pikas et importée en France par Jean-Pierre Bellon, la méthode anglaise « no blame approach », ou encore la méthode suédoise Farsta. Une plus forte attention y est accordée aux conditions d'implantation du programme en question .

Pour autant, ces programmes, qui constituent pour votre mission d'information une utile source d'inspiration, ne sont pas toujours adaptables. Comme l'a précisé Nicole Catheline à la mission, le harcèlement, qui touche aux modalités de socialisation, dépend en effet étroitement des cultures. Par ailleurs, les structures institutionnelles varient fortement d'un pays à l'autre. Le programme KiVa, par exemple, ne peut être introduit en l'état en France car il supposerait une pleine autonomie des établissements, ainsi que le déploiement de moyens très conséquents. La solution miracle n'existe pas, ce qui explique la permanence du phénomène dans le monde entier .

b) En France, tous les milieux et tous les établissements concernés

Le harcèlement scolaire touche tous les milieux sociaux et peut donc toucher tous les établissements. Certes, les collégiens scolarisés en zone prioritaire déclarent plus qu'ailleurs avoir été auteurs de harcèlement (4,4 % contre 2,5 % en France), même si ces données doivent être prises avec précaution. Au niveau de l'OCDE, les élèves scolarisés dans des établissements défavorisés sont généralement, y compris en France, plus susceptibles de se dire victimes de harcèlement que leurs pairs fréquentant des établissements favorisés 44 ( * ) . Toutefois, et inversement, ce n'est pas parce qu'un établissement est situé dans un quartier favorisé que des situations de harcèlement ne peuvent y exister 45 ( * ) . Synthétisant ces propositions, le sondage IFOP de mars 2021 sur le harcèlement entre pairs en milieu scolaire souligne que toutes les classes sociales sont touchées, mais que le harcèlement scolaire diminue de façon linéaire avec le niveau de revenu : il toucherait 49 % des Français de « catégorie pauvre » mais seulement 32 % des « hauts revenus ».

Tous les établissements peuvent être concernés : il faut le reconnaître, l'admettre et ne plus le cacher. Il en est d'ailleurs ainsi de l'enseignement privé catholique qui, suite à une observation en ce sens faite par la Défenseure des droits lors de son audition 46 ( * ) par votre mission, a souligné l'ampleur de sa mobilisation contre ce fléau et l'importance de sa prise de conscience. Votre rapporteure a pris connaissance avec intérêt du programme national de protection des publics fragiles, adopté en juin 2018 par le comité national de l'enseignement catholique, qui formalise les conduites à tenir face aux diverses formes de maltraitance étant survenues ou pouvant survenir dans les établissements du réseau catholique 47 ( * ) .

c) Une pleine reconnaissance de ce fléau indispensable à son traitement

Cette reconnaissance, en plus de participer au renforcement de la prise de conscience du phénomène, est de nature à faciliter son traitement . En effet, le chef d'un établissement peut, pour en préserver la réputation, minorer le stigmate que constitue selon lui le harcèlement. Mais pour éviter leur installation dans la durée, les cas de harcèlement doivent au contraire être rapidement traités et être signalés pour permettre leur appréhension par les autorités académiques et, le cas échéant, l'autorité judiciaire. Pour éviter ce comportement de minoration et le risque de pourrissement qui en découle, il serait utile de sortir le harcèlement scolaire des critères de notation des chefs d'établissement, véritable épée de Damoclès qui plane actuellement au-dessus de leur tête.

Symétriquement, il conviendrait de valoriser les établissements qui admettent le harcèlement et se donnent les moyens de le résorber. C'est d'ailleurs l'un des objectifs du programme pHARe. Quelle que soit la situation de l'établissement, celui-ci doit donc connaître les outils disponibles et les utiliser.

2. Un phénomène de groupe au mépris des différences
a) Une émergence favorisée par l'« échec de la dynamique de groupe »48 ( * ) et des « profils de situation » particuliers

S'il peut exister des « personnalités avec des aménagements pervers » - Dan Olweus explique le harcèlement par les caractéristiques propres des harceleurs (agressivité, charisme, manque d'empathie) -, le harcèlement reflète plus couramment un « échec de la dynamique de groupe » . Ainsi, Anatol Pikas estime que, bien souvent, le profil des intimidateurs, banal et ordinaire, est sans rapport avec la cruauté des actes qu'ils peuvent infliger. Selon les chercheurs belges Benoît Galand et Noémie Baudoin 49 ( * ) , c'est « plus dans la nature de la relation entre les élèves qu'il faut rechercher l'origine du harcèlement que dans la personnalité des auteurs ou des victimes. » De façon générale, il ne semble donc pas exister de « profils-types », mais plutôt des « profils de situation » favorisant le harcèlement 50 ( * ) .

b) Une stigmatisation inacceptable de toutes les différences

L'explication la plus évidente du harcèlement est que le groupe supporterait mal la différence qui existe entre lui et un élève 51 ( * ) . En effet, cette différence manifeste une forme de dissension, de sécession vis-à-vis du groupe, toujours soumis à un risque d'éclatement. Elle renvoie au harceleur l'image de sa propre faiblesse et le ramène à des interrogations identitaires potentiellement insurmontables, particulièrement à cet âge de tous les bouleversements (physiques, affectifs, psychologiques, intellectuels...) que constitue l'adolescence.

Comme le résume Nicole Catheline, si un enfant « est différent, il est perçu comme potentiellement persécuteur : ébranlant les certitudes établies, ne va-t-il pas soulever des questions dérangeantes ? » 52 ( * ) . Cette différence serait à l'origine d'une peur de l'inconnu, qui susciterait alors un réflexe de protection passant par l'exclusion de l'autre et se concrétisant par le harcèlement. Le groupe , dont les membres peuvent rester témoins ou bien se joindre au harceleur, peut se transformer en « meute » 53 ( * ) . Le mouvement de ralliement de ses membres ne recouvre pas nécessairement les mêmes motivations que celles du harceleur originel : il peut s'agir pour eux d'éviter d'être le prochain sur la liste des harcelés. Par conséquent, l'action sur les témoins est importante : ils peuvent désamorcer les situations de harcèlement et casser les dynamiques de groupe néfastes qui permettent au harcèlement de se maintenir dans la durée.

Dans ces conditions, la moindre différence , quels que soient l'élève ou le groupe, est prétexte à harcèlement. Toute différence physique (poids, taille, couleur de cheveux ou de peau), vestimentaire, religieuse ou d'orientation sexuelle paraît constituer une source d'insécurité pour celui qui l'observe et peut entraîner une réaction de harcèlement 54 ( * ) . Ainsi que le relevait Éric Debarbieux lors de son audition, « des groupes s'identifient contre celui ou celle qui n'en fait pas partie, qui a des différences - réelles ou fabriquées pour rejeter. ».

À cet égard, le harcèlement constitue une forme particulière de discrimination à laquelle votre mission d'information a été très sensible et contre laquelle elle estime que la lutte doit être conduite sans aucune faiblesse. « Tout ce qui touche à l'homophobie, au sexisme, mais aussi à l'aspect physique d'un élève, comme la grossophobie, ou simplement le fait que ce soit un trop bon ou pas assez bon élève en relève. Peu l'importe : l'autre, voilà l'ennemi. » 55 ( * ) .

Dans une logique similaire, les enfants particulièrement vulnérables sont plus souvent victimes du harcèlement que les autres 56 ( * ) . Ainsi, les enfants plus petits, plus faibles, timides, dépressifs et peu sûrs d'eux-mêmes sont plus souvent victimes 57 ( * ) . Il en va de même des élèves en situation de handicap, qui sont plus nombreux que les élèves « ordinaires » à se dire victime de harcèlement (8 % contre 5,3 % et, pour les filles, 9,2 % contre 5,5 %), selon une enquête HBSC évoquée par le Comité consultatif national des personnes handicapées 58 ( * ) . Il s'agit, avec l'enjeu croissant du cyberharcèlement, d'un point de vigilance à souligner 59 ( * ) . Enfin, les enfants issus de l'immigration sont plus fréquemment exposés aux situations de harcèlement scolaire 60 ( * ) . La vulnérabilité, au-delà de la différence qu'elle manifeste, facilite le passage à l'acte de l'agresseur : il est plus aisé de s'attaquer à une personne sans défense et silencieuse. Elle rend difficile une réponse adéquate de la victime et affaiblit sa résilience, qu'il importe de développer grâce au soutien renforcé d'une communauté éducative attentive et, autant que possible, de camarades bienveillants.

c) Le cercle vicieux de la violence et de l'exclusion

Le harcèlement serait, dès lors , et si l'on devait en tracer un idéal-type, le produit de la rencontre de vulnérabilités . Le harceleur et le harcelé partageraient une « vulnérabilité commune, une difficulté à régler ses émotions, les siennes propres et celles d'autrui » 61 ( * ) . Celle-ci proviendrait, selon Nicole Catheline, d'une « alexithymie » commune . Trait de personnalité qui désigne une « inhabileté à pouvoir faire des connexions entre les émotions et les idées, les pensées, les fantasmes qui généralement les accompagnent » 62 ( * ) , l'alexithymie serait partagée par 17 à 23 % de la population, et serait également répartie entre les âges, les sexes et les milieux socio-économiques 63 ( * ) - ce qui accrédite l'idée selon laquelle le harcèlement scolaire peut concerner tous les milieux. Elle contribuerait à l'agressivité du harceleur 64 ( * ) (alexithymie primaire), au même titre que le défaut d'empathie 65 ( * ) , qui l'empêcherait de se retenir lui-même de déployer cette agressivité. Le harcelé, lui, peut souffrir d'une forme d'alexithymie primaire l'empêchant de répondre adéquatement au harcèlement subi . Quoiqu'il en soit de cette situation originaire, la sidération provoquée par l'agression peut conduire le harcelé à développer une alexithymie secondaire .

Le risque pour l'élève harcelé est alors de se retrouver dans un cercle vicieux 66 ( * ) : cette alexithymie secondaire est de nature à le renfermer sur lui-même, à l'isoler plus encore, et à le soumettre à un risque accru de harcèlement. Se dessine alors la nécessité d'une libération de la parole. Permettre à l'élève victime d'exprimer ses émotions, le pousser à identifier ce qu'il vit et ce qu'il subit est aussi une façon de l'empêcher de tomber dans une aggravation de sa situation. Par ailleurs, comme l'a expliqué Nicole Catheline à votre mission, pouvoir mettre des mots sur les émotions garantit la bonne connexion entre les différentes zones du cerveau, évitant les stress post-traumatiques.

3. Un phénomène essentiellement entre pairs et soustrait à la vigilance des adultes
a) Un harcèlement né à l'école impliquant très rarement les adultes

Phénomène de groupe qui stigmatise les différences, il en découle que le harcèlement scolaire se produit essentiellement entre pairs. Il se déroule dans l'enceinte scolaire ou à proximité de celle-ci, et se prolonge, de plus en plus, dans la sphère cyber . On parle donc plus volontiers de « harcèlement en milieu scolaire », ou de « harcèlement entre pairs en milieu scolaire ».

Plusieurs personnes entendues dans le cadre de votre mission d'information l'ont souligné : parler de harcèlement scolaire accrédite l'idée d'une violence généralisée de l'institution et laisse croire que ce harcèlement concernerait avec une égale intensité les relations entre les élèves, entre les enseignants, et des élèves avec les enseignants. Si les adultes peuvent parfois faire preuve d'une « maladresse inouïe » 67 ( * ) en minorant le phénomène, les cas où un enseignant entretient, voire fait naître le harcèlement sont rarissimes 68 ( * ) . Ainsi, selon l'étude IFOP de mars 2021 déjà citée, 89 % des violences répétées subies en milieu scolaire et périscolaire étaient le fait d'un ou plusieurs élèves de l'établissement scolaire, 7 % étaient dues à ceux d'un autre établissement, et 3 % à un adulte exerçant au sein de l'établissement scolaire. De même, bien qu'ils semblent avoir augmenté à la faveur du premier confinement, les cas de harcèlement des enseignants par les familles demeurent rares. Le terme de « harcèlement scolaire », dans ce rapport, vise le harcèlement entre pairs du même établissement scolaire.

b) Des lieux « sans adultes » propices au harcèlement

Celui-ci, lorsqu'il se déroule dans l'établissement, se produit généralement dans des lieux où les adultes sont peu présents : « les violences répétées sont parfois peu visibles aux yeux des adultes. » 69 ( * ) L'intervention se fait donc en réparation - et donc trop tardivement - plus souvent qu'en prévention 70 ( * ) . Ces lieux sans adultes sont également perçus comme dangereux par les élèves. « Les enfants le disent très bien : dès lors qu'on quitte la classe, on est dans un endroit moins strict, une forme de no man's land qui peut s'apparenter à une zone de non-droit pour les harceleurs » 71 ( * ) .

Lors du déplacement de la mission d'information au collège Les Capucins, à Melun, une professeure soulignait ainsi la crainte des toilettes dans l'imaginaire des élèves de 5 e . C'est dans ces lieux interstitiels que la vigilance de l'ensemble des adultes de l'établissement doit être particulièrement renforcée, pour permettre de détecter les signaux faibles qui, mis bout à bout, peuvent indiquer une situation de harcèlement et permettre de la traiter à temps. Nora Fraisse et son association, Marion la main tendue , ont créé en ce sens la « méthode des six C » - pour cour, classe, cantine, couloirs, chemins et commodités (toilettes et vestiaires) 72 ( * ) .

4. Une mesure imparfaite, notamment des effets du confinement
a) Malgré des chiffres disparates, une stabilité du harcèlement classique et une hausse du cyberharcèlement ?

Au niveau national, les données convergent vers un taux de harcèlement se situant autour de 6 % des élèves 73 ( * ) . Si, en 2011, un peu plus d'un enfant sur dix aurait été touché par le harcèlement scolaire en France 74 ( * ) , l'enquête de victimation menée par la DEPP en 2015 faisait état de 700 000 élèves harcelés sur 12 millions d'élèves (5,8 %), dont 4 % des élèves du primaire, 12 % des collégiens et 2 à 3 % des lycéens 75 ( * ) . La DEPP avançait en décembre 2017 un chiffre de 5,6 % d'élèves harcelés 76 ( * ) . Les chiffres sont élevés en primaire (12 % des élèves, dont 5 % de manière sévère), un peu moins au collège (5,6 %, contre 7 % en 2015), et encore moins au lycée (4,1 % des 15-18 ans, dont 1,4 % de manière sévère ou très sévère). La dernière enquête HBSC (« Health Behaviour in School-Aged Children » ) faisait quant à elle état de 5,3 % de collégiens victimes de harcèlement et de 2,5 % d'auteurs, ce qui indique une amélioration par rapport à l'enquête HBSC de 2014, où 8,8 % se disaient victimes, 6,3 % se disaient auteurs, et 2,9 % victimes et auteurs. Par rapport aux autres pays, on note aussi une amélioration : entre 2014 et 2018, la France est passée du 13 e au 40 e rang sur 42 pays du point de vue de la proportion de mineurs âgés de 15 ans se disant victimes.

UNICEF France est plus pessimiste : selon eux, un enfant sur deux se dit victime de harcèlement dès l'âge de 7 ans, et un adolescent sur quatre à 18 ans. L'UNESCO, de son côté, estimait en 2019 que le harcèlement touchait en France 22 % des élèves, soit moins que la médiane de 25 % des pays interrogés.

En revanche, le cyberharcèlement semble avoir augmenté. Selon la Direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO), 25 % des collégiens déclarent avoir connu au moins une atteinte via les nouvelles technologies, et 14 % des lycéens disent avoir fait l'objet d'une attaque sur internet. La DEPP estimait en 2018 qu'entre 2015 et 2018, le nombre de victimes de vidéos, photos et rumeurs humiliantes était passé de 4,1 % à 9 % (9,9 % des filles et 8,1 % des garçons).

Les personnes entendues par votre mission d'information se sont bien fait l'écho de ces aspects 77 ( * ) : en ce qui concerne le harcèlement « classique », la majorité a souligné une stabilité, quand d'autres ont évoqué un ressenti informel partagé entre l'augmentation ou la diminution ; en ce qui concerne le cyberharcèlement, l'ensemble des personnes entendues se sont accordées pour déplorer une augmentation.

b) Une périodicité irrégulière des enquêtes de victimation et des mesures parcellaires, en particulier des effets du confinement

Malgré les chiffres avancés , l'évolution du harcèlement scolaire et du cyberharcèlement demeure difficile à appréhender en raison de l'imparfaite mesure du phénomène. En effet, les signalements effectués par les chefs d'établissement sont insuffisants et ne permettent pas d'en rendre compte de façon suffisamment précise. Par ailleurs, la dernière enquête de victimation date de 2018 , alors même que, lancées en 2011 à la suite des travaux pionniers de l'Observatoire international de la violence à l'école 78 ( * ) , l'engagement avait été pris, lors des assises de mai 2011, de réaliser ces enquêtes tous les deux ans. L'intervalle de trois ans paraît trop élevé pour suivre correctement le phénomène, alors même que la majorité des pays de l'OCDE produisent une enquête annuelle 79 ( * ) .

Les chiffres avancés par le ministère 80 ( * ) sont donc trop anciens pour prouver que la chute du harcèlement scolaire enregistrée sur la décennie 2010 a continué par la suite 81 ( * ) . Ajoutons enfin que le harcèlement fait l'objet d'une mesure et d'une prise de conscience récente, ce qui rend difficile l'analyse de son évolution. Les personnes harcelées sont en effet plus à même d'identifier comme du harcèlement les agressions subies que par le passé : une hausse statistique du phénomène peut donc ne pas refléter sa réalité, mais seulement une amélioration de sa mesure .

Les chiffres du cyberharcèlement sont encore plus parcellaires, malgré un constat général d'augmentation récente lors des auditions.

Le harcèlement scolaire au temps de la Covid-19 :
des effets incertains symptomatiques de la faiblesse de l'appareil statistique ?

Au moment où votre mission d'information a mené ses travaux, il n'existait aucune mesure objective des effets du confinement sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement.

Lors de son audition 82 ( * ) , Justine Atlan a indiqué qu'e-Enfance avait connu une hausse de 30 % de son activité, générant deux fois plus de signalement lors du premier confinement. Elle a, toutefois, également précisé que le 30 18 était l'un des seuls points d'accueil de lutte contre ce fléau resté ouvert. Le harcèlement scolaire, pour sa part, aurait diminué de moitié. Toutefois, il n'est pas pour l'instant possible de disposer de données concrètes et fiabilisées afin de constater une augmentation ou non du harcèlement pendant le confinement.

Éric Debarbieux 83 ( * ) a, quant à lui, indiqué devant votre mission d'information être « en train de renseigner une enquête menée dans un très gros lycée sur ce sujet, enquête qui n'a pas montré d'augmentation pendant le confinement. Il peut y avoir eu une augmentation car les enfants ont été plus souvent derrière leur écran mais à l'inverse cela peut avoir diminué car avec l'enseignement à distance, les enfants n'ont pas été en cour de récréation et cela n'a pas autant « engraîné » suivant la formule consacrée. Je reste donc très prudent car scientifiquement des enquêtes comparatives avant/après très précises sont encore à mener, ce qui sera probablement un peu long comme toujours » .

Il semblerait donc que la baisse de la fréquentation des établissements scolaires - et leur désertion lors du premier confinement - a entraîné une baisse du harcèlement scolaire « classique » : la disparition des interactions sociales a provoqué une diminution mécanique des cas de harcèlement dans l'enceinte scolaire et, par conséquent, de cyberharcèlement . En effet, pour Éric Debarbieux, le cyberharcèlement « concerne les mêmes acteurs que le harcèlement scolaire, c'est-à-dire des victimes qui sont de leur établissement scolaire : on sait que 80 % des agresseurs identifiés sont des élèves de l'établissement » 2 .

Cependant, l'augmentation du temps passé devant les écrans a induit une augmentation concomitante du risque de cyberharcèlement .

Au total, il paraît difficile d'estimer dans quelle mesure ces deux effets se combinent : si le confinement a fait baisser le harcèlement « classique », l'effet du cyberharcèlement reste indéterminé.

c) Des instruments actuels de mesure utiles

Des instruments de mesure existent cependant.

Au niveau international, la France participe depuis 1994 à l'enquête HBSC, qui vise à collecter des données sur la santé, le vécu scolaire et les comportements préjudiciables ou favorables à la santé des adolescents. Une composante relative au harcèlement scolaire y est incluse.

Au niveau plus strictement national, les enquêtes de l'Observatoire international de la violence à l'école menées en 1996, 1999 et 2006 par Éric Debarbieux ont eu un caractère pionnier, avant le lancement d'enquêtes de victimation nationales trisannuelles réalisées par la DEPP. L'enquête périodique SIVIS (système d'information et de vigilance sur la sécurité scolaire) constitue également une source utilisable.

Des enquêtes départementales peuvent ensuite être réalisées par académie. Elles poussent les établissements à mesurer les phénomènes de violence - et notamment de harcèlement scolaire - et à paramétrer leurs outils de gestion pour répondre aux situations identifiées.

Les enquêtes locales de climat scolaire (ELCS) concernent, lorsqu'elles existent, un établissement spécifique : elles permettent aux adultes qui y travaillent de prendre conscience de la réalité de la situation (par comparaison avec les taux nationaux) et d'évaluer les lieux qui y paraissent les plus risqués.

Enfin, si l'application Stop harcèlement permet de connaître le nombre de signalements émanant du 30 20 en direction des référents harcèlement mais aussi les autres modes de saisine (ligne académique dédiée, courrier ministre-recteur, etc.), elle ne mesure pas la réalité du phénomène, mais seulement la manière dont il est reporté.

Harcèlement entre pairs en milieu scolaire :
quelle est l'ampleur du phénomène ?

Effectuée à la demande de l'association Marion La main tendue et de la région Île-de-France, une étude de l'IFOP sur le harcèlement entre pairs en milieu scolaire a été publiée en mars 2021 à partir d'une enquête réalisée auprès d'échantillons représentatifs de la population française de plus de 15 ans et d'enseignants.

Les principaux résultats

Un phénomène répandu et différencié, de gravité variable, et qui résulte le plus souvent d'une dynamique de groupe :

- 41 % des répondants disent avoir subi de façon répétée et continue une violence verbale, physique ou psychologique dans le contexte scolaire ou extra-scolaire. Ces actes se sont majoritairement produits au collège (54 %), puis en primaire (23 %) et au lycée. Dans 92 % des cas, ils se sont produits au sein même de l'établissement et se sont accompagnés d'une composante cyber pour 18 % des répondants de moins de 35 ans (30 % pour les 15-17 ans et 24 % pour les 18-24 ans) ;

- les homosexuels ou bisexuels sont plus nombreux que les hétérosexuels à avoir subi des actes de harcèlement scolaire (54 % contre 41 %) ;

- toutes les classes sociales sont touchées, mais le harcèlement scolaire diminue de façon linéaire avec le niveau de revenu : il toucherait 49 % des Français de « catégorie pauvre » mais seulement 32 % des « hauts revenus » ;

- le harcèlement subi en contexte scolaire, s'il entraîne des perturbations moins fortes que les autres formes de harcèlement, donne lieu, pour 35 % des victimes, à des séquelles psychologiques, proportion qui grimpe à 67 % lorsque les actes ont été commis par le biais des réseaux sociaux (sont inclus ici les actes sans rapport avec l'école) ;

- les tentatives de suicide et les pensées suicidaires sont plus élevées chez les victimes de harcèlement « scolaire » (12 % et 36 %) que chez l'ensemble de la population (9 % et 27 %) ;

• Le phénomène est la plupart du temps commis en meute : trois quarts des actes subis étaient le fait de plusieurs élèves, un quart d'un seul élève.

2° Détection et traitement du harcèlement scolaire : des enseignants insuffisamment formés face à une difficile libération de la parole

- Les ressources pour gérer les cas de harcèlement sont insuffisantes aux yeux des enseignants : 65 % d'entre eux ne sentent pas bien armés pour faire face à ces cas. Parmi eux, 53 % ressentent un manque de formation (seuls 17 % disent en avoir suivi une sur le sujet), 14 % des difficultés à détecter et 11 % une absence de soutien de la hiérarchie ;

- la réaction des enseignants face au harcèlement n'est pas toujours adaptée : parmi les 62 % qui disent avoir eu à gérer au moins un cas de harcèlement au cours de leur carrière, une majorité encore faible en a parlé avec ses collègues (58 %) ou a reporté le problème à sa hiérarchie (57 %). Ils ne sont que 38 % à intervenir directement en sanctionnant l'élève. Dans une infime minorité des cas, l'enseignant a contacté le référent académique (6 %) ou le 30 20 (3 %);

- les enseignants, s'ils ont conscience du phénomène, semblent le minorer dans leur établissement. 29 % d'entre eux seulement estiment que c'est un phénomène répandu dans leur établissement. 69 % pensent que le harcèlement scolaire est en augmentation dans l'ensemble des établissements scolaires, mais 30 % seulement considèrent qu'il augmente dans le leur ;

- les élèves harcelés éprouvent une difficulté à en parler : parmi les personnes qui ont été soumises à des faits de harcèlement scolaire, seuls 31 % en ont parlé sur le moment, 21 % en ont parlé plus tard, et 48 % n'en ont jamais parlé. Parmi ces derniers, la majorité pensaient que c'était inutile (52 %) et d'autres n'ont pas parlé par honte (21 %), parce qu'ils ne considéraient pas ces comportements comme anormaux (16 %), parce qu'ils craignaient d'être davantage rejetés (15 %) ou encore parce qu'en parler aurait été trop douloureux (15 %).


* 40 Violence et harcèlement à l'école : rapport sur la situation dans le monde, UNESCO, 2017.

* 41 https://www.unicef.org/fr/communiqu%C3%A9s-de-presse/un-tiers-des-jeunes-de-30-pays-victimes-harcelement-en-ligne

* 42 Auditions de Jean-Pierre Bellon du jeudi 24 juin 2021 et d'Éric Debarbieux du jeudi 1 er juillet 2021.

* 43 Jeu de mots finnois sur kiva, « agréable », et koulou, « école ». Ki- et Va- sont les deux premières lettres des mots qui signifient « harcèlement » (kiusaaminen) et « contre » (vastainen).

* 44 OCDE, Harcèlement scolaire : quelle est l'ampleur du problème ? PISA à la loupe n° 74, 2018.

* 45 Audition de Christophe Kerrero du mercredi 2 juin 2021.

* 46 Audition du jeudi 1 er juillet 2021.

* 47 Par ailleurs, le magazine ECA Actualités a consacré son hors série de novembre 2019 à la lutte contre le harcèlement scolaire.

* 48 Audition de Nicole Catheline du jeudi 24 juin 2021.

* 49 Benoît Galand et Noémie Baudoin, « Qu'est-ce qui anime les auteurs de harcèlement : pouvoir, déviance, détresse, protection ou compensation ? » in Beaumont, C., Galand, B. & Lucia, S., Les violences en milieu scolaire : définir, prévenir, réagir. Presses de l'Université de Laval, Québec, 2015, cités par Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette, Harcèlement et cyberharcèlement à l'école. Une souffrance scolaire en réseau, 2019.

* 50 Nicole Catheline, Le harcèlement scolaire, 2018, confirmé par Jean-Pierre Bellon lors de son audition du jeudi 24 juin 2021.

* 51 Audition d'Éric Debarbieux du jeudi 1 er juillet 2021.

* 52 Nicole Catheline, Le harcèlement scolaire, 2018, p. 56.

* 53 Ou « mobbning ». Voir Peter-Paul Heinemann, 1972, Mobbning : gruppvåld bland barn och vuxna (« Harcèlement : violence de groupe parmi les enfants et les adultes »).

* 54 Devant votre mission d'information, Hugo Martinez a ainsi indiqué que « des situations de harcèlement portent sur la couleur ou la matière d'un masque ».

* 55 Audition d'Éric Debarbieux du jeudi 1 er juillet 2021.

* 56 Audition de Claire Hédon, Défenseure des droits du jeudi 1 er juillet 2021.

* 57 Voss L.D. & Mulligan, J., 2000, « Bullying in schools : are short pupils at risk ? Questionnaire study in a cohort », British Medical Journal, 320, pp. 612-613, cité par Éric Debarbieux, 2011, op. cit.

* 58 Audition de Jérémy Boroy, président du Conseil national consultatif des personnes handicapées, du jeudi 24 juin 2021 ; Conseil de l'adolescence et de l'enfance, La Traversée adolescente des années collège, 18 mai 2021.

* 59 Emmanuelle Godeau, 29 mars 2021, « Harcèlement scolaire : vers une meilleure prise de conscience ? », The Conversation.

* 60 OCDE, Harcèlement scolaire : quelle est l'ampleur du problème ? PISA à la loupe n° 74, 2018.

* 61 Nicole Catheline, Le harcèlement scolaire, 2018.

* 62 Sifneos PE : “The prevalence of « alexithymia » characteristics in psychosomatic” - In Topics of psychosomatic research , Bâle, Suisse, Karger (1972).

* 63 Fougeret-Linlaud, V., Le Harcèlement scolaire entre pairs. À propos d'une étude en Vienne visant à évaluer l'apport d'un support ludique mettant en jeu les émotions, thèse de médecine, Poitiers, 2014, citée par Nicole Catheline, op. cit.

* 64 « Les élèves harceleurs sont souvent coupés de leurs émotions et ont beaucoup de mal à ne pas tomber dans la contagion émotionnelle », selon Gwenaël Le Guével (Audition du mercred 9 juin 2021).

* 65 Entendu moins comme une pathologie que comme un problème de socialisation.

* 66 Notre collègue Céline Boulay-Espéronnier, membre de la mission d'information, a ainsi parlé de « cercle vicieux du mutisme ».

* 67 Audition de Jean-Pierre Bellon du jeudi 24 juin 2021.

* 68 Le cas de la petite E. D., qui a mis fin à ses jours à l'âge de 11 ans en juin 2019, démontre que ce n'est malheureusement pas impossible.

* 69 Audition de Christophe Kerrero, recteur de l'Académie de Paris du mercredi 2 juin 2021.

* 70 Audition des représentants d'enseignants du mercredi 9 juin 2021 : Gwenaël Le Guével, conseiller fédéral du SGEN-CFDT.

* 71 Audition d'Éric Delemar, Défenseur des enfants du jeudi 1 er juillet 2021.

* 72 Audition de Nora Fraisse, présidente de l'association Marion la main tendue, du jeudi 3 juin 2021.

* 73 Ce pourcentage est calculé à partir des 12 millions d'élèves scolarisés en France. Il inclut les élèves de maternelles où les cas de harcèlement sont rarissimes.

* 74 Éric Debarbieux, Refuser l'oppression quotidienne : la prévention du harcèlement à l'école. Rapport au ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative, 12 avril 2011.

* 75 Réponse du Secrétariat d'État auprès du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse à la question orale n° 0524S de notre collègue Annick Billon, publiée dans le JO Sénat du 5 décembre 2018, page 17795.

* 76 Note d'information n° 17.30, décembre 2017, Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance.

* 77 Il conviendrait aussi d'approfondir l'appréhension du phénomène des « bandes » qui concerne pour l'essentiel les garçons, mais également, quoique de façon encore marginale, les jeunes filles.

* 78 Créé par Éric Debarbieux.

* 79 Audition d'Hugo Martinez du jeudi 3 juin 2021.

* 80 Audition d'Édouard Geffray du mercredi 2 juin 2021, et de Jean-Michel Blanquer du mercredi 7 juillet 2021.

* 81 « Je ne sais pas comment on peut afficher des chiffres à la baisse sans enquête » a déploré Laurent Bayon lors de son audition du mercredi 2 juin 2021.

* 82 Audition du jeudi 10 juin 2021.

* 83 Audition du jeudi 1 er juillet 2021.

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