B. LA NÉCESSITÉ DE PROMOUVOIR UNE RÉFORME PRAGMATIQUE ET AMBITIEUSE DES RÈGLES EUROPÉENNES EN MATIÈRE D'ASILE

Au terme des travaux de la mission d'information, et au vu des dysfonctionnements que le droit de l'Union européenne, en l'état, loin de prévenir, contribue à entretenir, la mission d'information regrette profondément la persistance de ces points de blocage, tant le maintien du statu quo ne paraît plus une option pour une majorité d'États membres, y compris pour la France.

Dans la perspective de la prochaine conférence des parlements nationaux consacrée aux défis migratoires, qui se tiendra au Sénat les 15 et 16 mai 2022 sous sa présidence 119 ( * ) , et sans revenir sur l'ensemble des constats et propositions déjà formulés par André Reichardt et Jean-Yves Leconte dans leur rapport précité au nom de la commission des affaires européennes du Sénat (notamment sur le projet de règlement « filtrage », qui suscite le plus de réactions), il souhaite formuler quelques pistes ponctuelles de réflexion en faveur d'une réforme pragmatique et ambitieuse des règles européennes en matière d'asile.

1. Règlement Dublin : s'interroger sur la pertinence du principe de responsabilité du pays de première entrée

Loin de répondre à l'ambition d'une refonte globale du règlement Dublin, le projet de nouveau règlement sur la gestion de l'asile et la migration constitue en réalité plutôt un « toilettage » de ce dernier, comme l'ont relevé André Reichardt et Jean-Yves Leconte dans leur rapport précité, reposant pour l'essentiel :

- d'une part, sur un élargissement des critères permettant d'identifier l'État membre responsable ;

- et, d'autre part, sur la mise en place d'un système - particulièrement complexe - de solidarité et de répartition des demandeurs d'asile et bénéficiaires d'une protection internationale entre États membres, sous l'égide de la Commission européenne, en fonction de l'intensité de la pression migratoire à laquelle pourrait être soumis un État membre.

Les représentants d'associations entendus par la mission d'information ont salué certaines évolutions proposées par ce projet de règlement, en particulier l'élargissement des critères de détermination de l'État membre responsable qui permettra d'inclure, notamment, la présence de frères et soeurs ou encore la délivrance d'un diplôme ou d'une autre qualification par un État membre.

Toutefois, le projet maintient, in fine , la compétence du pays de première entrée, ce qui risque de faire perdurer les difficultés rencontrées par les principaux États d'arrivée et fait peser un doute sur la capacité de ces nouvelles règles à limiter les « mouvements secondaires » entre États membres. À cet égard, le rapporteur doute que ces nouvelles règles permettent de limiter substantiellement le nombre de décisions de transfert qu'il appartiendrait à la France de prendre chaque année, le contentieux massif qui en découle et les difficultés importantes que pose leur exécution.

En outre, comme l'ont révélé les récentes crises frontalières entre la Pologne et la Biélorussie puis l'offensive russe en Ukraine, la géographie des « pays de première entrée » est susceptible d'évoluer en fonction du contexte géopolitique, et tous les États membres, ou du moins une grande partie d'entre eux, sont susceptibles de se retrouver en situation d'être un jour en première ligne face aux pressions et crises migratoires à venir.

Si le rapporteur entend les difficultés qu'il y a à dégager un consensus entre États membres sur ce sujet sensible, il souhaite néanmoins qu'une réflexion puisse avoir lieu sur l'opportunité de maintenir ce principe de responsabilité du pays de première entrée, tant au nom de la nécessaire solidarité entre États membres que du pragmatisme - le dispositif actuel ayant apporté la preuve de son inefficacité structurelle à assurer une répartition cohérente et équitable des demandeurs d'asile au sein de l'Union européenne.

2. Pour une plus grande convergence des systèmes d'asile nationaux

Si les directives communautaires en vigueur, adoptées il y a une dizaine d'années (voir supra ), visent en principe à garantir une mise en oeuvre harmonisée du droit d'asile au sein de l'Union européenne, qu'il s'agisse de procédures, de qualification des demandes ou de conditions matérielles d'accueil, de fortes disparités demeurent encore entre les systèmes nationaux, et ni ces directives, ni le mécanisme mis en place par le « règlement Dublin » n'ont été, à ce jour, à même de prévenir de façon réellement efficace le phénomène de « forum shopping » 120 ( * ) en matière d'asile.

Ainsi, selon le ministère de l'intérieur, environ 70 % des demandeurs d'asile relevant du règlement Dublin en 2020 avaient déjà présenté une ou plusieurs demandes dans d'autres États membres de l'Union européenne .

Lors de son audition, Didier Leschi, directeur général de l'OFII, a notamment insisté sur les disparités importantes des taux de protection des demandeurs d'asile afghans entre États membres de l'Union européenne, la reprise de l'Afghanistan par les talibans en août 2021 n'ayant notamment pas conduit certains pays d'Europe du Nord ou l'Allemagne à réexaminer ces dossiers à la lumière de ce nouveau contexte, ce qui expliquerait pour partie le niveau élevé de la demande d'asile afghane en France 121 ( * ) .

Or ces disparités entre systèmes nationaux encouragent les demandeurs à formuler des demandes de protection successives dans plusieurs États membres, à rebours de l'objectif recherché par la mise en place d'un régime d'asile européen commun.

Cet état de fait est d'autant plus regrettable que, comme l'a admis Julien Boucher, directeur général de l'OFPRA, lors de son audition, l'OFPRA est à ce jour relativement peu armé pour prendre en compte les précédentes demandes formulées par un demandeur dans un autre État membre. Ainsi, lorsqu'il ressort de la fiche Eurodac ou des déclarations de l'intéressé que celui-ci a précédemment demandé l'asile dans un autre État, l'OFPRA a la possibilité d'adresser une requête à son homologue afin d'obtenir des informations complémentaires. 3 500 requêtes environ ont ainsi été adressées en 2021, avec des délais et des modalités de réponse variables d'un État à l'autre.

Toutefois, en l'état du droit et du fonctionnement du Système d'information Asile (SIA), aucune information systématique n'est prévue quant au sens et à la teneur d'une décision prise par un autre État membre sur la demande d'asile d'un ressortissant de pays tiers, ni sur les principaux éléments de celle-ci, et, lorsque l'OFPRA examine une telle demande, il l'examine dans les mêmes conditions que celle d'un primo-demandeur, sans tenir nécessairement compte de cette éventuelle précédente demande.

Il en résulte un état de fait insatisfaisant, que la mise en place de la nouvelle Agence de l'Union européenne pour l'asile , qui sera notamment chargée d'élaborer une base d'informations et une doctrine communes et dont les lignes directrices devront désormais être prises en compte par les autorités nationales, devrait contribuer à résoudre pour partie. En outre, Julien Boucher a indiqué lors de son audition que l'OFPRA, en lien avec la DGEF du ministère de l'intérieur, travaillaient à faire progresser la qualité des échanges d'informations entre autorités nationales sur ces demandes d'asile multiples, notamment dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.

La convergence des systèmes d'asile apparaît en effet comme un impératif pour l'efficacité du système européen commun, et la mission d'information forme le voeu que les négociations sur le projet de Pacte puissent progresser rapidement, tant le statu quo est à ce jour insatisfaisant.

À terme, et sous réserve que toutes les garanties quant au respect des droits des demandeurs d'asile et à la qualité de l'instruction de leur demande soient apportées, la mission souhaite que puisse être envisagé un système de reconnaissance mutuelle des décisions de rejet prises par les autorités nationales au sein de l'Union européenne 122 ( * ) , seul à même de donner son sens au principe d'un régime d'asile européen commun. Ainsi, l'autorité nationale chargée d'instruire une demande serait-elle tenue de tenir compte d'une décision prise précédemment sur cette même demande par l'une de ses homologues et de l'examiner selon les mêmes modalités qu'une demande de réexamen, c'est-à-dire à l'aune des faits ou éléments nouveaux invoqués par le demandeur 123 ( * ) ; à défaut de tels faits ou éléments, la demande serait regardée comme irrecevable. Un tel dispositif pourrait être de nature à limiter le nombre de demandes multiples et à accroître l'efficacité du système commun, pour peu que celui-ci repose également sur des mécanismes de solidarité effectifs et assure au demandeur des garanties à la hauteur des valeurs défendues par l'Union européenne.

Recommandation n° 22 : Promouvoir, dans le cadre des négociations sur le Pacte sur la migration et l'asile, une réforme ambitieuse du régime d'asile européen commun, reposant notamment sur une remise à plat du « règlement Dublin » incluant, le cas échéant, l'abandon du principe de responsabilité du pays de première entrée, et sur la mise en oeuvre d'une plus grande convergence des systèmes d'asile nationaux visant, à terme, un système de reconnaissance mutuelle des décisions de rejet prises en matière d'asile.


* 119 https://www.parlue2022.fr/senat/fr/conference-sur-les-defis-migratoires/

* 120 Pour mémoire, le terme de « forum shopping », issu du droit international privé, désigne la pratique consistant, pour un demandeur, à saisir le juge ou la juridiction la plus susceptible d'être favorable à ses intérêts.

* 121 Depuis 2018, l'Afghanistan représente le premier pays d'origine des demandeurs d'asile en France, avec 12 500 demandes formulées en 2021 (source : OFPRA).

* 122 Pour mémoire, le droit prévoit déjà, en revanche, un dispositif de reconnaissance mutuelle des décisions de protections accordées par les autres États membres, ainsi qu'en dispose l'article L. 531-32 du CESEDA aux termes duquel « l'Office français de protection des réfugiés et apatrides peut prendre une décision d'irrecevabilité écrite et motivée, sans vérifier si les conditions d'octroi de l'asile sont réunies, dans les cas suivants : / 1° Lorsque le demandeur bénéficie d'une protection effective au titre de l'asile dans un État membre de l'Union européenne ; [...] ».

* 123 Article L. 531-42 du CESEDA.

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