C. DE LOURDES RÉPERCUSSIONS CONTENTIEUSES : LES JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES COMME « PRÉ-GUICHET » DES PRÉFECTURES

1. Un contentieux inédit

Le contentieux traditionnel en matière de droit des étrangers, visant les décisions des préfectures relatives au droit au séjour ou à l'éloignement, se double, depuis quelques années, d'un nouveau contentieux, portant sur l'accès des étrangers aux guichets des préfectures : en l'absence de créneaux disponibles sur les sites de réservation des préfectures, les étrangers engagent en effet des procédures juridictionnelles pour contraindre l'administration à leur accorder un rendez-vous leur permettant de déposer une demande de titre de séjour.

Ce contentieux revêt la forme du référé conservatoire, dit « mesures utiles », qui, selon les termes de l'article L. 521-3 du code de justice administrative , permet, en cas d'urgence, de demander au juge d'ordonner à l'administration toutes mesures utiles.

Le référé « mesures utiles »

Créé par la loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, l'article L. 521-3 du code de justice administrative prévoit qu' « en cas d'urgence et sur simple requête qui sera recevable même en l'absence de décision administrative préalable, le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures utiles sans faire obstacle à l'exécution d'aucune décision administrative ».

Ce référé a un caractère subsidiaire : le juge saisi sur ce fondement peut prescrire les mesures qui lui sont demandées uniquement lorsque leurs effets ne pourraient pas être obtenus par les procédures de référé régies par les articles L. 521-1 ( référé-suspension ) et L. 521-2 ( référé-liberté ) du même code.

Dans sa décision n° 435594 du 10 juin 2020 , le Conseil d'État a précisé les conditions dans lesquelles le juge administratif peut, dans le cadre d'un référé « mesures utiles », prononcer une injonction à l'encontre de l'administration. Ainsi, « lorsque le rendez-vous ne peut être obtenu qu'en se connectant au site internet de la préfecture, il résulte [...] que, si l'étranger établit qu'il n'a pu obtenir une date de rendez-vous, malgré plusieurs tentatives n'ayant pas été effectuées la même semaine , il peut demander au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L 521-3 du code de justice administrative, d'enjoindre au préfet de lui communiquer, dans un délai qu'il fixe, une date de rendez-vous ». De plus, « si la situation de l'étranger le justifie, le juge peut préciser le délai maximal dans lequel ce rendez-vous doit avoir lieu. Il fixe un délai bref en cas d'urgence particulière ».

L'exigence selon laquelle les tentatives ne doivent pas avoir été effectuées la même semaine est interprétée strictement par le Conseil d'État. Dans cette même décision, il a en effet jugé comme insuffisant le fait de justifier uniquement « de quatre captures d'écran datées du 13 au 18 septembre 2019 et d'un courrier recommandé et un courriel adressés au préfet le 13 septembre 2019 ».

Le Conseil d'État a continué de clarifier la jurisprudence sur ce point en précisant, un an après 54 ( * ) , que la preuve des tentatives de prise de rendez-vous pouvait être apportée par la production de captures d'écran anonymes dans la mesure où, à défaut de plage horaire disponible, le téléservice ne permet pas à la personne de s'identifier.

S'il est extrêmement rare que les étrangers saisissent eux-mêmes le juge administratif, comme l'ont souligné les membres du tribunal administratif de Montreuil lors du déplacement de la mission d'information, les associations de défense des droits des étrangers 55 ( * ) , certains cabinets et syndicats d'avocats 56 ( * ) , ainsi que le Défenseur des droits sont en revanche à l'origine d'un volume considérable de recours devant les tribunaux administratifs visant à contraindre l'administration à accorder un rendez-vous en préfecture.

Le tribunal administratif de Montreuil a ainsi indiqué que sur les 9 488 affaires enregistrées dans le contentieux des étrangers en 2021, 3 051 concernaient des référés, dont 2 030 étaient des référés conservatoires ; sur le seul premier trimestre de 2022, le nombre de référés conservatoires s'élève déjà à 1 000.

Ce contentieux de masse inédit se caractérise, du reste, par un taux de succès élevé 57 ( * ) , les tribunaux administratifs faisant droit à la grande majorité de ces référés. Dans son ordonnance, le juge des référés fixe ainsi un délai à la préfecture pour proposer un rendez-vous au requérant, qui varie de quelques jours à plusieurs mois selon les tribunaux. Ce délai correspond à l'envoi de la convocation pour un rendez-vous qui aura par conséquent lieu à l'expiration du délai imparti.

À Paris, un contentieux de l'accès au guichet en pleine croissance 58 ( * )

À Paris, le nombre de ces référés « mesures utiles », apparus à l'été 2020, croît de façon rapide (81 référés enregistrés durant le mois de janvier 2021, 424 durant le mois de décembre 2021) et a atteint, pour l'année 2021, 2 638 procédures, qui se sont soldées pour 90 % d'entre elles par une décision enjoignant à l'administration de délivrer un rendez-vous dans un délai fixé.

Selon les informations communiquées par la Préfecture de police, ces procédures concernent essentiellement des demandes de titres de séjour de requérants en situation irrégulière depuis plusieurs années et qui souhaitent obtenir un rendez-vous pour régulariser leur situation. Ils sollicitent en général soit une admission exceptionnelle au séjour pour un motif humanitaire ou exceptionnel, soit un titre de séjour au nom de leur vie privée et familiale.

Dans ces procédures, le délai fixé par le juge pour délivrer une date de rendez-vous varie de 15 jours à deux mois. La décision est en général assortie de frais irrépétibles pouvant aller de 200 à 700 euros.

En pratique, ainsi que l'a notamment déploré l'association La Cimade lors de son audition, le référé « mesures utiles » constitue aujourd'hui l'unique moyen dont disposent les étrangers souhaitant déposer une première demande de titre de séjour afin d'obtenir un rendez-vous en préfecture, en l'absence de créneaux disponibles sur les modules de réservation. Ce qui est donc devenu un véritable réflexe chez bon nombre d'associations nourrit aujourd'hui un contentieux de masse aux conséquences néfastes aussi bien pour le fonctionnement des tribunaux administratifs et l'organisation des préfectures, que pour l'accès des étrangers aux guichets (voir également infra ).

2. Un engorgement auto-entretenu pour des rendez-vous toujours plus rares

Le recours désormais quasi-systématique au référé conservatoire afin d'obtenir un rendez-vous en préfecture pour y déposer sa première demande de titre de séjour tend à faire basculer le rôle du juge administratif vers un rôle de « secrétariat de préfecture, chargé de gérer les plannings de rendez-vous » 59 ( * ) et les files d'attente, et alimente ainsi un fort sentiment de « perte de sens » chez les magistrats administratifs. Se voyant transférer des charges qui devraient pourtant incomber aux préfectures, les tribunaux administratifs deviennent assimilables à des « pré-guichets » , tandis que la finalité même de l'accompagnement proposé par les associations aux étrangers souhaitant déposer une demande de titre de séjour évolue elle aussi : cet accompagnement ne vise en effet plus à obtenir l'accès à un droit, mais l'accès à un service public.

Bien plus, ce contentieux « artificiel [qui] donne lieu à des injonctions récurrentes du juge » 60 ( * ) se retrouve lui-même à l'origine d'un contentieux supplémentaire, celui de l'exécution . En effet, le Conseil d'État 61 ( * ) a admis l'application, en matière d'exécution d'une ordonnance de référé, de l'article L. 911-4 du code de justice administrative , qui prévoit qu' « en cas d'inexécution d'un jugement ou d'un arrêt, la partie intéressée peut demander à la juridiction, une fois la décision rendue, d'en assurer l'exécution. Si le jugement ou l'arrêt dont l'exécution est demandée n'a pas défini les mesures d'exécution, la juridiction saisie procède à cette définition. Elle peut fixer un délai d'exécution et prononcer une astreinte ». Plus récemment, le Conseil d'État a précisé qu' « il n'appartient qu'au tribunal ayant rendu [l'] ordonnance d'en assurer son exécution ou de modifier les mesures ordonnées » 62 ( * ) . À noter que la possibilité pour le tribunal de prononcer une astreinte est toutefois rarement utilisée.

Ce contentieux de l'exécution n'a pas seulement pour conséquence une surcharge de travail pour les chambres des tribunaux administratifs en charge des étrangers ; bien plus, il aggrave la pénurie de rendez-vous disponibles . En effet, certaines préfectures banalisent à l'avance des créneaux qu'elles destinent précisément à l'exécution des référés « mesures utiles ». Le nombre de rendez-vous disponibles s'en trouve par conséquent diminué d'autant, ce qui favorise encore plus l'augmentation du nombre de référés conservatoires visant à obtenir un rendez-vous. Ainsi, contentieux et difficultés d'accès aux guichets s'auto-entretiennent en un cercle sans fin .

Afin de briser cette spirale délétère pour le bon fonctionnement des préfectures et des tribunaux administratifs ainsi que pour les droits des usagers étrangers du service public, il conviendrait de fixer par voie réglementaire un délai maximal à l'administration pour accorder un rendez-vous en préfecture aux étrangers souhaitant déposer une première demande de titre de séjour ; comme corollaire, il serait impossible de déposer un référé mesures utiles avant la forclusion du délai.

Pour rappel, l'imposition d'un délai à l'administration existe déjà dans le cas - certes restreint - des « passeports talents », pour lesquels s'impose, depuis 2019, un délai de deux semaines maximum pour accéder aux guichets 63 ( * ) . En 2020, ce délai a été respecté 64 ( * ) pour les 1 775 passeports talents délivrés.

En outre, afin de pouvoir respecter un délai maximal s'agissant de volumes nettement plus conséquents 65 ( * ) , et de manière générale, augmenter le nombre de rendez-vous offerts en préfecture , l'accroissement des moyens consacrés aux services chargés du séjour des étrangers au sein des préfectures apparaît comme un prérequis indispensable.

Recommandation n° 3 : Fixer par voie règlementaire un délai maximal à l'administration pour accorder un rendez-vous en préfecture.

Établir un délai différent selon qu'il s'agit d'une première demande de titre de séjour ou d'un renouvellement.

Définir comme corollaire l'impossibilité de déposer un référé mesures utiles avant la forclusion du délai.

Recommandation n° 4 : Affecter davantage de moyens aux services chargés du séjour des étrangers au sein des préfectures.


* 54 Décision n° 448178 du 21 avril 2021.

* 55 Telles que la Cimade, le Gisti, la Ligue des droits de l'homme et l'Association pour le droit des étrangers.

* 56 Tel que le syndicat des avocats de France.

* 57 Supérieur à 70% d'après les éléments communiqués par la Cimade.

* 58 Données extraites de la contribution écrite de la préfecture de police de Paris.

* 59 Comme souligné par les associations de syndicats de magistrats administratifs lors de leur audition.

* 60 Voir le Conseil d'État, rapport « 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l'intérêt de tous », pp.30-31.

* 61 CE 29 oct. 2003, Van Bentum-Plasse et Plasse, req. n° 259440.

* 62 CE, réf., 3 août 2020, req. n° 442311.

* 63 Information n° INTV1936324J du 17 décembre 2019 relative aux mesures en faveur de l'attractivité de la France.

* 64 Hormis pendant la période du confinement de mars à mai 2020.

* 65 Pour rappel, le nombre de titres délivrés pour la première fois s'est élevé à 271 675 en 2021.

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