RAPPORT

I. LE RAPPORT DU SÉNAT A PERMIS UNE PRISE DE CONSCIENCE SALUTAIRE SUR L'ÉTAT INQUIÉTANT DE NOS OUVRAGES D'ART MAIS LA SITUATION EST DE PLUS EN PLUS PRÉOCCUPANTE

A. UN TRAVAIL ENGAGÉ PAR LE SÉNAT DANS LE CONTEXTE DE L'EFFONDREMENT DU PONT MORANDI À GÊNES À L'ÉTÉ 2018 ET QUI A MIS EN LUMIÈRE LA LENTE ET CONSTANTE DÉGRADATION DE NOS OUVRAGES D'ART

Le rapport Sécurité des ponts : éviter un drame , adopté par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat en 2019, constitue un travail parlementaire inédit . Il a ainsi permis de révéler que :

- le nombre exact de ponts routiers en France n'est pas connu , témoignant de lacunes dans notre politique de surveillance de cette catégorie d'ouvrages d'art, la plus importante devant les murs de soutènement et les tunnels ;

- le patrimoine national de ponts routiers est dans un état préoccupant , en particulier pour les ouvrages relevant des petites communes et intercommunalités , ce qui pose des problèmes de disponibilité de certains ouvrages et peut poser, à terme, de réels problèmes de sécurité et un risque d' effondrement ;

- la politique de gestion des ouvrages d'art et en particulier des ponts routiers fait l'objet d'un sous-financement chronique depuis plusieurs années et d'une insuffisante mobilisation des pouvoirs publics.

1. Un travail de longue haleine, portant sur un « angle mort » de la gestion des infrastructures de transport

Sujet peu connu du grand public et mal appréhendé par la politique de gestion des infrastructures et services de transport en France, la sécurité des ponts et des ouvrages d'art n'en est pas moins cruciale pour la vie quotidienne de nombre de nos concitoyens, usagers de la route.

L'effondrement du pont Morandi à Gênes le 14 août 2018, qui a provoqué la mort de 43 personnes, a suscité une vive émotion et relancé les débats sur l'état du patrimoine des ouvrages d'art en France, vingt ans après la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc , le 24 mars 1999.

Dans ce contexte et afin d' évaluer les modalités de surveillance et d'entretien des ponts routiers gérés par l'État et les collectivités territoriales , la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable avait créé une mission d'information 5 ( * ) dédiée à la sécurité des ponts, présidée par Hervé Maurey et dont les rapporteurs étaient Patrick Chaize et Michel Dagbert.

Face à la dégradation continue de l'état du réseau routier français , bien documentée depuis plusieurs années et résultant principalement d'un manque de moyens consacrés à son entretien et à sa réparation, la mission avait souhaité s'intéresser aux ponts routiers présents sur l'ensemble du territoire. Les ponts routiers représentent, en effet, la catégorie la plus importante , en nombre, du patrimoine national d'ouvrages d'art, à côté des murs de soutènement et des tunnels.

Pour conduire ses travaux dans les meilleures conditions, le Sénat avait conféré à la mission les prérogatives d'une commission d'enquête 6 ( * ) , pour une durée de six mois, permettant ainsi aux sénateurs d'obtenir communication de nombreux documents et rapports de l'État sur la politique de surveillance et d'entretien des ponts.

Au cours de leurs travaux, les sénateurs avaient ainsi entendu plus d'une cinquantaine d'acteurs (administrations de l'État, élus locaux, organismes publics d'ingénierie, associations professionnelles, etc.) et effectué trois déplacements : à Gênes (Italie), à Petite-Rosselle (Moselle) et à Guérard et Tigeaux (Seine-et-Marne).

En outre, un questionnaire mis en ligne sur la plateforme de consultation des élus locaux du Sénat avait permis à la mission de recueillir près de 1 200 témoignages , qui ont utilement éclairé ses travaux.

2. Les ponts français, dont le nombre exact n'est pas connu, sont dans un état inquiétant, qui pose des questions de sécurité et de disponibilité pour les usagers

• Le premier constat dressé par la mission sénatoriale en 2019 était révélateur des lacunes de la politique de surveillance et d'entretien des ponts : il n'est pas possible de connaître le nombre exact de ponts routiers en France .

Grâce à ses échanges avec les professionnels, les élus et les administrations de l'État, la mission était parvenue à estimer le nombre total de ponts routiers du territoire national entre 200 000 et 250 000 ouvrages , soit environ 1 pont tous les 5 kilomètres.

La valeur globale de ce patrimoine 7 ( * ) représenterait entre 200 et 250 milliards d'euros, soit 10 % de la valeur totale du patrimoine routier pour 1 % du linéaire .

La mission avait alors cherché à déterminer la ventilation de ces 200 000 à 250 000 ouvrages entre les différents propriétaires et gestionnaires .

Elle avait ainsi constaté que l 'État ne gère que 10 % de l'ensemble des ponts routiers , même si ces ouvrages sont parmi les plus importants, en surface et en termes d'enjeux économiques, et que les collectivités territoriales gèrent 90 % des ponts routiers , à savoir entre 180 000 et 220 000 ponts, selon les estimations retenues. Dans le détail, la mission avait avancé les chiffres suivants :

- l' État possède environ 24 000 ouvrages , dont 12 000 sur le réseau national non concédé 8 ( * ) et 12 000 sur le réseau concédé 9 ( * ) ;

- les départements possèdent entre 100 000 et 120 000 ponts routiers , soit en moyenne 1 100 ponts par département et près de 50 % du nombre total d'ouvrages de ce type en France ;

- le bloc communal , à savoir les communes et les établissements publics de coopération intercommunale, possède entre 80 000 et 100 000 ponts , soit environ 40 % du total de ponts du territoire national.

• Le deuxième constat dressé par la mission sénatoriale concernait l' état inquiétant des ponts routiers français, qui pose des problèmes de disponibilité et de sécurité pour les usagers.

Ainsi, sur la base des documents transmis par les services de l'État, la mission avait constaté une dégradation lente mais continue des ouvrages gérés par l'État au cours des dix dernières années (2007-2017) sur le réseau routier national non concédé (RRNNC).

Si le nombre d'ouvrages en mauvais état du RRNNC (classés 3 ou 3U selon la méthodologie IQOA 10 ( * ) ) est resté stable sur cette période de dix ans, autour de 6 % du total, soit 720 ponts , la proportion d'ouvrages nécessitant un entretien sous peine de dégradation ou présentant des défauts (classés 2E et 2) a fortement augmenté , de 14 points , en dix ans, alors même que ces deux catégories sont souvent « l'antichambre » du classement 3 et 3U. De la même manière, le nombre de ponts en bon état apparent (classés 1) s'est réduit de 2 points .

La dégradation des ponts de l'État est également visible en surface avec en moyenne de 10 à 12 % des surfaces de ponts présentant des défauts ou en mauvais état classés 3 ou 3U et une progression de 7 points en dix ans de la part des surfaces de pont classés 2E .

La mission soulignait le contraste de cette situation française avec l'état du patrimoine des ouvrages d'art en Allemagne , où des investissements importants de maintenance ont été consentis depuis 2005 sur les quelque 40 000 ponts du réseau fédéral, entraînant une augmentation de la surface de ponts en état satisfaisant de 67 à 76 % en douze ans et une diminution de 15 à 12 % de la surface des ponts en état inadéquat ou non satisfaisant.

La mission relevait également le contraste avec l'état des ponts du réseau routier national concédé (RRNC), géré par les sociétés concessionnaires d'autoroutes, qui ne présentait « que » 2,4 % d'ouvrages en mauvais état, classés 3 ou 3U, en 2017, soit 293 ponts , contre 8 % en 2011 , témoignant d'un effort significatif en matière d'entretien et de réparation.

S'agissant des ponts départementaux , à partir des données parcellaires rassemblées par l'Observatoire national de la route (ONR) depuis 2017, sur la base des déclarations des départements, la mission avait estimé à environ 8,5 % le nombre de ponts départementaux en mauvais état structurel, soit 8 500 ponts .

Pour le bloc communal , en l'absence de données actualisées depuis 2008, qui présentaient déjà des niveaux de dégradation importants pour de nombreux ouvrages 11 ( * ) , la mission avait estimé, en lien avec les experts du sujet, que 18 à 20 % des ponts des petites communes, soit plus de 16 000 ponts , présentaient une structure altérée ou gravement altérée.

La mission soulignait ainsi que la dégradation des ouvrages d'art posait des questions de disponibilité pour les usagers (restrictions de circulation, interdiction) mais aussi de sécurité (risque d'effondrement, de rupture etc.).

Ainsi, de nombreuses restrictions de circulation voire des fermetures d'ouvrages sont décidées par l'État et les collectivités territoriales, dans le cadre de l'exercice de leurs pouvoirs de police sur la voirie depuis plusieurs années. Chiffre révélateur de ces problèmes de disponibilité des ponts routiers, 23 % des élus des communes et intercommunalités ayant répondu au questionnaire mis en place par la mission sur la plateforme de consultation des élus locaux du Sénat, indiquaient avoir déjà dû imposer de telles restrictions et 6 % des élus ont déjà procédé à la fermeture d'un pont en raison de son état. Plus préoccupant, 61 % des élus ayant répondu à la consultation du Sénat indiquent que l'état de leurs ponts les préoccupe .

Au-delà des exemples cités dans le rapport de 2019 de la commission 12 ( * ) , d'autres exemples peuvent être mis en avant : le pont de la Fonderie (Caen) est fermé depuis le 13 juin 2022, le pont Mathilde (Rouen) est en travaux depuis la mi-juin, avec trois voies fermées sur six, le pont des Bonnes Gens (Collectivité européenne d'Alsace) fera l'objet d'une restriction de circulation pour les véhicules de plus de 3,5 tonnes à partir du 4 juillet 2022 13 ( * ) . Si les inconvénients présentés par ces restrictions sont intuitifs pour les déplacements quotidiens des citoyens et pour le transport de marchandises, il n'existe toutefois pas d'estimation fiable de leurs impacts économiques concrets.

La dégradation de l'état des ponts soulève également, à terme, de véritables problèmes de sécurité : ainsi, la mission relevait que dans son communiqué sur l'audit externe mené sur les ponts de l'État, le ministère des transports indiquait que « dans 7 % des cas, les dommages sont plus sérieux, présentant à terme un risque d'effondrement et donc la forte probabilité de fermer préventivement ces ponts à la circulation des poids lourds ou de tous les véhicules ».

Aussi, la mission concluait qu'au moins 25 000 ponts routiers sont en mauvais état structurel et posent des problèmes de sécurité et de disponibilité :

- 7 % des ponts de l'État . Parmi ces ouvrages, 2 800 ponts, construits dans les années 1950 et 1960 arriveront en « fin de vie » dans les prochaines années ;

- 8,5 % des ponts départementaux . En moyenne 5 ponts devront être reconstruits dans chaque département dans les 5 ans à venir ;

- 18 à 20 % des ponts des communes et intercommunalités .

3. Le vieillissement des ouvrages, un sous-financement chronique et une insuffisante attention des pouvoirs publics expliquent cette situation

• Le troisième constat mis en avant par la mission d'information est que certains types ou familles d'ouvrages présentent des risques plus importants , du fait de leur période de construction et des matériaux utilisés. Ces « ponts à risques », dont certains sont en « fin de vie », doivent concentrer l'attention des pouvoirs publics.

Le vieillissement naturel des ouvrages, régi par le rythme de dégradation des matériaux de construction et des conditions environnementales (air, eau), se trouve amplifié d'une part, par le dérèglement climatique , qui accroît la récurrence et l'intensité de phénomènes exceptionnels pouvant exercer des pressions sur la structure des ouvrages d'art et, d'autre part, par les conditions d'usage des ouvrages. Sur ce dernier point, les inspecteurs du CGEDD soulignaient dans leur récent rapport de 2021 que « les charges d'exploitation (du trafic) augmentent dans le temps 14 ( * ) , avec en outre un assouplissement récent des règles concernant les convois exceptionnels et des surcharges qui contribuent à cet accroissement des charges d'exploitation » 15 ( * ) .

Si la durée de vie théorique d'un pont est de 100 ans , elle s'applique surtout aux ponts construits depuis le début des années 2000 , répondant aux normes de construction européenne « Eurocode ». La durée de vie réelle des ponts serait plutôt de 70 ans en moyenne mais avec de fortes variations d'une famille de ponts à une autre. Elle dépend également de la fréquence et de la qualité de l'entretien des ponts.

La mission avait souligné, en outre, que certaines familles d'ouvrages constituent des « ponts à risques », qui arrivent ou arriveront prochainement en « fin de vie ». Il en va ainsi principalement :

- des ponts en béton précontraint de première génération 16 ( * ) , construits dans les années 1950-1960, soit 2 800 ouvrages construits entre 1951 et 1975 représentant 25 % des ponts du RRN non concédé ;

- des buses métalliques , dont la durée de vie est de 35 à 45 ans et qui subissent des phénomènes de corrosion ;

- des ponts en maçonnerie situés en milieu aquatique . Même si la durée de vie d'un pont en maçonnerie peut s'étendre jusqu'à 250 ans voire au-delà, le milieu aquatique engendre des phénomènes d'affouillement qui peuvent menacer la structure des ouvrages ;

- des ponts à câbles en acier , des premiers ponts mixtes acier-béton , dont les deux tiers présentent des défauts de structures, s'agissant des ponts relevant de la responsabilité de l'État.

• Le quatrième constat mis en avant par la mission était que l'état préoccupant de nos ponts routiers résulte surtout d'un sous-financement chronique depuis plusieurs années.

Au cours de ses travaux, la mission avait constaté que les moyens mis par l'État pour l'entretien de ses ponts sont très en deçà des valeurs de référence préconisées par les experts pour ce type d'ouvrage. Ainsi, entre 2011 et 2018, l'État a consacré en moyenne 45 millions d'euros par an à l'entretien de ses ouvrages d'art, ce qui représente entre 0,15 et 0,2 % de la valeur à neuf de ces ouvrages tandis que l'OCDE recommande de consacrer annuellement 1,5 % de la valeur à neuf des ouvrages en maintenance, dont 0,2 point de pourcentage pour la surveillance et 1,3 point pour l'entretien lourd. Même avec des fourchettes plus basses avancées par d'autres experts, de l'ordre de 0,5 à 0,8 % de la valeur à neuf des ouvrages à investir chaque année en maintenance, le compte n'y est pas depuis plusieurs années .

Plusieurs audits 17 ( * ) ont souligné la nécessité de doubler les financements dédiés aux ponts s'agissant des ouvrages relevant de l'État, afin d'atteindre environ 120 millions par an .

Pour les collectivités territoriales, la mission soulignait un « effet ciseau » entre la baisse des concours financiers de l'État entre 2013 et 2016, qui s'est traduite par une réduction automatique des budgets d'investissements, et la découverte d'un patrimoine d'ouvrages d'art considérable ou dont l'état est préoccupant , impliquant de consacrer une part substantielle des dépenses de voirie pour la surveillance et l'entretien des ponts routiers. Les rapporteurs relevaient en outre que les départements dont la situation financière est la plus dégradée sont aussi ceux qui investissent le moins en voirie, relativement à leur population.

• Le cinquième constat de la mission portait sur un manque de pilotage , par les pouvoirs publics, de la surveillance, de l'entretien et de la réparation des ouvrages d'art, sur les limites des méthodes d'évaluation retenues par l'État et sur l' érosion du nombre de personnels et des compétences nécessaires à la gestion des ouvrages d'art.

L'État dispose d'une politique de gestion unifiée lui permettant de connaître l'état de ses ponts et de son évolution (ITSEOA 18 ( * ) et méthodologie IQOA 19 ( * ) ). Toutefois, la mission avait souligné que l'inspection visuelle des ouvrages, fondement de l'ITSEOA, est insuffisante pour détecter certaines pathologies affectant les matériaux de construction des ponts routiers, comme l'a montré l'effondrement d'une partie du mur de soutènement en terre armée de la culée nord du viaduc de Gennevilliers le 15 mai 2018 ou encore la corrosion des armatures du pont de l'Île de Ré.

La mission avait également relevé des tensions importantes sur les effectifs consacrés à l'entretien des ouvrages d'art, que ce soit dans les services déconcentrés de l'État (directions interdépartementales des routes - DIR) mais aussi dans les établissements publics qui apportent une expertise en la matière (Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement - Cerema - Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux - Ifsttar). Cette perte de ressources humaines n'est que partiellement compensée par l'appel à des bureaux d'études et d'ingénierie privée compte tenu du problème global de raréfaction des compétences en matière d'ingénierie spécialisée.

S'agissant des collectivités territoriales et spécifiquement des départements , la mission faisait état d'une situation contrastée . La plupart des départements disposent de personnels et d'une organisation adaptée à la surveillance et à l'entretien des ponts, en régie. Pour la surveillance et l'entretien, ils utilisent soit l' ITSEOA (à plus de 60 % pour les départements ayant répondu à l'enquête de l'ONR), soit une version adaptée de l'ITSEOA, soit la méthode départementale 20 ( * ) développée par le Cerema ou encore la méthode VSC 21 ( * ) . Les mêmes départements indiquent également utiliser majoritairement la méthode IQOA ou une version adaptée pour évaluer l'état de leur patrimoine.

Toutefois, les collectivités font également face à un manque de personnel dans les services « voirie » : 21 % des départements interrogés par l'Assemblée des départements de France (ADF) évoquent ces difficultés.

Plus problématique, la mission relevait des pertes d'archives relatives à certains ouvrages , particulièrement les ouvrages anciens, mais aussi ceux transférés de l'État aux départements dans le cadre des mouvements de décentralisation successifs.

4. Les ponts gérés par les communes et intercommunalités, en particulier de petite taille, concentrent les inquiétudes

• Enfin, le sixième constat principal dressé par la mission concernait la situation spécifique et préoccupante du bloc communal .

Ainsi, le nombre de ponts communaux et intercommunaux n'est pas connu , y compris par certains élus eux-mêmes (16 % d'après les réponses à la consultation des élus locaux), qui sont pourtant parfois responsables de la sécurité des ouvrages.

De la même manière, leur état n'est pas connu et n'a pas fait l'objet d'un suivi régulier. La mission rappelait, qu'en l'état actuel du droit, il n'existe aucune réglementation en matière de gestion et d'entretien des ouvrages d'art. Chaque collectivité gestionnaire de voirie est donc libre de déterminer les modalités de gestion. Toutefois, dans les faits, la grande majorité des communes et petites intercommunalités ne sont pas équipées pour assurer la gestion et l'entretien de leurs ponts : 90 % des élus du bloc communal ayant répondu au questionnaire de la mission sur la plateforme dédiée du Sénat indiquaient ne pas disposer des ressources techniques et humaines en interne.

Cette absence de recensement exhaustif renvoie également à la problématique des « ponts orphelins », qui concerne, de manière schématique, des ouvrages anciens construits par des maîtres d'ouvrages publics ou privés qui ont disparu sans que le transfert à un gestionnaire de voirie clairement identifié n'ait été acté. S'il est difficile, voire impossible de quantifier le nombre de ces ouvrages, le problème pourrait être de grande ampleur , avec de fortes disparités territoriales liées à l'histoire et aux évolutions socio-économiques.

En outre, la mission s'inquiétait de la charge financière potentielle que représente l'entretien, voire la réparation d'un pont pour les petites communes et les petits établissements de coopération intercommunale (EPCI) : des travaux de réparation pour des ouvrages appartenant à des communes ont pu être estimés à environ 1 million d'euros, un montant d'ampleur au regard du budget annuel de 3 millions d'euros des collectivités concernées.

Estimation des coûts de différentes opérations de surveillance, d'entretien
et de réparation de ponts routiers

Opération

Coût estimé

Inventaire d'ouvrages

De 200 à 250 euros

Visite initiale sommaire

De 2 000 à 5 000 euros par ouvrage

Inspection détaillée

De 3 000 à 15 000 euros

Inspection subaquatique

Environ 3 000 euros par jour

Utilisation de nacelles pour l'accès au pont

De 500 à 2 000 euros par jour

Entretien courant

De 5 à 10 euros (HT) par m 2

Entretien spécialisé

De 25 à 200 euros (HT) par m 2

Remise en état / passage d'une classe IQOA à une autre

De 110 à 395 euros par m 2

Source : Sénat 2019, à partir des informations transmises par le Cerema et l'Association française de génie civil.

Ainsi, sans surprise, 80 % des élus du bloc communal ayant répondu au questionnaire de la mission sur la plateforme dédiée du Sénat estimaient ne pas disposer des moyens financiers nécessaires pour la surveillance et l'entretien de leurs ponts, ce pourcentage montant même à 83 % s'agissant de la capacité à conduire des travaux de réparation de ponts.

Les rapporteurs attiraient également l'attention du Gouvernement et des services déconcentrés de l'État sur l'insuffisance des taux de subvention fixés dans le cadre de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) , qui finance de nombreuses opérations relatives à la voirie.

Ils regrettaient, enfin, la disparition de l'assistance technique de l'État pour raisons de solidarité (Atesat ), créée en 2001 22 ( * ) et supprimée en 2014 23 ( * ) , qui permettait à 28 000 collectivités de bénéficier d'un accompagnement. En l'absence de ce soutien, les communes se tournent vers une expertise extérieure , parfois sans succès du fait de la taille des marchés concernés et des moyens qu'elles peuvent y allouer, et vers la solidarité territoriale : plus d'un département sur deux peut apporter un soutien technique, même partiel, à des communes et EPCI selon l'ADF.

LES 10 PROPOSITIONS DE LA COMMISSION EN 2019 - RAPPEL

Axe 1 - Mettre en oeuvre un plan Marshall pour les ponts

Proposition 1 - Porter le montant des moyens affectés à l'entretien des ouvrages d'art de l'État à 120 millions d'euros par an dès 2020.

Proposition 2 - Créer un fonds d'aide aux collectivités territoriales doté de 130 millions d'euros par an pendant dix ans, soit 1,3 milliard d'euros au total, en utilisant l'enveloppe dédiée à la mise en sécurité des tunnels qui prendra fin en 2021, afin de : - réaliser un diagnostic de l'ensemble des ponts des communes et des intercommunalités d'ici cinq ans ;- remettre en état les ponts des collectivités territoriales en mauvais état d'ici dix ans

Axe 2 - Sortir d'une culture de l'urgence au profit d'une gestion patrimoniale

Proposition 3 - Mettre en place un système d'information géographique (SIG) national afin de référencer tous les ouvrages d'art en France, qui pourra être utilisé par les opérateurs de GPS pour mieux orienter le trafic routier, et créer un coffre-fort numérique permettant aux gestionnaires de voirie qui le souhaitent de conserver les documents techniques relatifs aux ponts

Proposition 4 - Mettre en place un « carnet de santé » pour chaque pont permettant de suivre l'évolution de son état et de programmer les actions de surveillance et d'entretien nécessaires.

Proposition 5 - Intégrer dans la section « investissement » des budgets des collectivités territoriales les dépenses de maintenance des ouvrages d'art pour les inciter à accroître ces dépenses pendant une période transitoire de dix ans.

Proposition 6 - Lancer une concertation avec les collectivités territoriales afin d'envisager la prise en compte de l'amortissement des ponts dans les outils de comptabilité publique.

Axe 3 - Apporter une offre d'ingénierie aux collectivités territoriales

Proposition 7 - Définir des procédures de surveillance et d'entretien adaptées aux petits ponts.

Proposition 8 - Apporter une offre d'ingénierie aux collectivités à travers l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) et la mobilisation des moyens du Cerema.

Proposition 9 - Encourager la mutualisation de la gestion des ponts au niveau départemental ou intercommunal, par la mise à disposition des communes d'une expertise technique dans le cadre d'un conventionnement.

Proposition 10 - Créer un schéma départemental permettant d'identifier les ponts situés sur des itinéraires routiers à forts enjeux pouvant faire l'objet d'un cofinancement entre plusieurs collectivités territoriales.


* 5 La mission était composée de dix membres : Mme Éliane Assassi, MM. Patrick Chaize, Jean-Pierre Corbisez, Michel Dagbert, Alain Fouché et Jean-Michel Houlegatte, Mme Christine Lanfranchi-Dorgal, MM. Frédéric Marchand et Hervé Maurey ainsi que Mme Nadia Sollogoub.

* 6 En application de l'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

* 7 Coût de reconstruction à neuf.

* 8 Ces ponts sont gérés par les directions interdépartementales des routes (DIR) au sein des services déconcentrés de l'État et un suivi est assuré par la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM), à l'échelon central.

* 9 Ces ponts sont gérés par les sociétés concessionnaires d'autoroutes.

* 10 La méthode IQOA utilisée par l'État permet de répertorier les ouvrages en cinq classes d'état :

- Classe 1 : ouvrages en bon état apparent ;

- Classe 2 : ouvrages ayant des défauts mineurs ;

- Classe 2E : ouvrages de type 2 dont les risques d'évolution des désordres peuvent à court terme affecter la structure ;

- Classe 3 : ouvrages dont la structure est altérée et nécessite des travaux de réparation, sans caractère d'urgence ;

- Classé 3U : ouvrages dont la structure est gravement altérée et nécessite des travaux de réparation urgents liés à l'insuffisance de capacité portante de l'ouvrage ou à la rapidité des désordres.

* 11 Sur les 17 600 ponts analysés en 2008 dans le cadre de l'assistance technique de l'État pour raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (Atesat), 16 % étaient en mauvais état structurel (classés 3 ou 3U), 20 % nécessitaient des réparations et 64 % étaient en bon état.

* 12 Deux ponts gérés par les communes de Guérard et de Tigeaux (Seine-et-Marne) fermés à la circulation depuis 2014, deux ponts de la commune de Chaumont-sur-Aire (Meuse), les ponts de Bry et de Nogent (Val-de-Marne) et le viaduc de Gennevilliers, dont une partie du mur de soutènement s'est effondré le 15 mai 2018, entraînant la fermeture totale de l'ouvrage pendant quatre jours sur décision de l'État.

* 13 La Gazette des communes, article du 20 juin 2022.

* 14 Les poids lourds de cinq essieux et plus ont été autorisés à circuler en France jusqu'à 44 tonnes depuis le 1 er janvier 2013. Pour le transport de bois ronds, le décret de 2009 autorise jusqu'à 48 tonnes avec cinq essieux et 57 tonnes avec six essieux et plus.

* 15 Rapport n° 013011-01 - Développement des capacités de réalisation de la restauration des ouvrages d'art routiers - Anne Bernard-Gély et Frédéric Richard, janvier 2021.

* 16 Les grands ouvrages en béton précontraint sont particulièrement à risque, car ils ont été construits pour de très grands franchissements et ont nécessité la mise au point de structures complexes. C'est le cas par exemple du pont de l'Île de Ré, dont les six viaducs qui le composent ont été réalisés en béton précontraint. Lors d'une inspection réalisée en septembre 2018, il a ainsi été constaté que l'un des douze câbles de précontrainte en acier de l'un des viaducs avait rompu du fait de la corrosion.

* 17 Un audit interne réalisé par la DGITM chiffrait à 110 millions d'euros l'enveloppe nécessaire pour améliorer l'état de nos ponts dès 2018 et atteindre une situation normale en 2027, sans prendre en compte la charge d'entretien des ouvrages dits de rétablissement qui relèvent de l'État, estimée à 25 millions d'euros par an. Un audit externe du réseau routier national non concédé publié en 2018 avançait quant à lui le chiffre de 115 millions d'euros à consacrer en moyenne chaque année à l'entretien des ouvrages de l'État pour les prochaines années.

* 18 Instruction technique pour la surveillance et l'entretien des ouvrages d'art (ITSEOA), établie en 1979 et révisée à plusieurs reprises.

* 19 Image de la qualité des ouvrages d'art, mise en oeuvre depuis 1995 sur les ponts, 2006 sur les murs de soutènement et 2015 pour les tranchées et couverture. Elle repose sur les cinq classes d'état précédemment citées : 1, 2, 2E, 3, 3U.

* 20 Cette méthode couvre les différents aspects de la gestion des ouvrages (surveillance, évaluation de l'état, programmation des actions de maintenance, aide à la définition d'une politique budgétaire).

* 21 La méthode VSC a été développée en 1999 par le laboratoire régional des ponts et chaussées d'Angers, avec l'appui du laboratoire régional de l'ouest parisien, afin de répondre initialement aux besoins spécifiques des villes en matière de gestion des ouvrages d'art. Son champ d'application a progressivement été élargi à d'autres types de patrimoines.

* 22 Article 1 er de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier, modifiant la loi n° 92-125 du 6 février 1992 d'orientation relative à l'administration territoriale de la République, et décret n° 2002-1209 du 27 septembre 2002.

* 23 L'Atesat a été supprimée par la loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014 à compter du 1er janvier 2014.

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