B. L'ACCROISSEMENT DU RISQUE INCENDIE PROVOQUERA UNE HAUSSE EXPONENTIELLE DES COÛTS ET MENACERA LA CAPACITÉ DE RÉSISTANCE DES FORCES DE SÉCURITÉ CIVILE

1. Un accroissement du risque incendie préoccupant, compte tenu des dégâts économiques et environnementaux provoqués par les feux de forêt et de végétation
a) Des coûts socio-économiques amenés à s'accroître fortement
(1) Un ordre national d'opérations donnant la priorité aux enjeux les plus forts

Les dégâts socio-économiques des incendies de forêt sont à ce jour relativement contenus en France , grâce à l'efficacité de sa politique de défense des forêts contre l'incendie et en particulier de sa doctrine d'attaque rapide sur feu naissant. Il faut souligner toutefois que c'est aux prix d'un véritable investissement dans des moyens aériens et dans la tactique du guet aérien armé (GAAR), qui consiste à envoyer préventivement des avions bombardiers d'eau Tracker survoler les massifs forestiers à risque et à prépositionner des forces au sol, ce qui a un coût.

L'ordre d'opérations « feux de forêt » des services d'incendie et de secours établit une hiérarchie des enjeux à protéger, en donnant d'abord la priorité aux personnes, puis aux biens et enfin à l'environnement . En particulier, les destructions d'habitation restent rares, également grâce au débroussaillement, qui a montré son efficacité pour protéger les habitations. Un bon indicateur de l'enjeu relativement limité est la facilité avec laquelle les assurances remboursent les particuliers en cas de sinistre, même lorsque les obligations légales de débroussaillement n'ont pas été respectées.

Il faut souligner que cette hiérarchisation au profit des zones urbaines a pour effet de concentrer les pertes économiques dans les espaces ruraux . S'agissant des activités agricoles, les rapporteurs ont pu constater de leurs propres yeux, à Gonfaron, des parcelles viticoles mal désherbées n'ayant pu jouer leur rôle de pare-feu et ayant de ce fait malheureusement brûlé. Concernant les activités pastorales, le pâturage est en outre interdit sur les parcelles forestières parcourues par l'incendie pendant au moins dix ans (cf. infra ).

(2) Un enjeu relativement limité pour la filière bois jusqu'alors

Les premières victimes des incendies de forêt sur le plan économique sont les propriétaires forestiers - particuliers, collectivités territoriales, État -, car pour eux se conjuguent à la fois une perte de capital économique et une dépense contrainte, le reboisement étant obligatoire pour les forêts gérées durablement. En l'absence de solidarité publique, les forestiers non assurés subissent ainsi une « double peine ».

Cependant, pour l'aval de la filière bois, les incendies ont des i ncidences moins significatives que ce qui pourrait être présumé au premier abord, même s'il y a bien sûr des impacts localement :

- la première raison est que les surfaces incendiées, en forte baisse sur les quarante dernières années (15 000 hectares sur la décennie passée en France), sont très inférieures aux dégâts consécutifs aux passages de tempêtes, comme par exemple Lothar et Martin en 1999 (968 000 hectares touchés, soit 6 % de la superficie forestière métropolitaine), et mieux lissées dans le temps. Dans le cas des incendies spectaculaires de Gironde en juillet 2022 (20 000 hectares), bien sûr douloureux pour les propriétaires et la filière, c'est moins de 1,5 % des surfaces du massif des Landes de Gascogne qui a brûlé. Avec l'augmentation potentielle des surfaces brûlées, ce paramètre est cependant amené à évoluer ;

- la seconde raison est que les massifs touchés par les incendies ont été jusqu'à maintenant des forêts non productives ou faiblement productives . L'extension vers le nord (région Centre, Bourgogne-Franche-Comté, Grand Est) et l'ouest (Nouvelle-Aquitaine) des zones à risque constitue la menace la plus sérieuse pour la filière bois. À cet égard, lors de la table ronde des deux commissions réunies, M. Pinaudeau a évalué le chiffre d'affaires de l'emblématique filière bois du sud-ouest à 5 milliards d'euros par an, soit autant que la filière viticole dans la région. Les 2 millions de mètres cubes de bois brûlés en juillet 2022 dans le massif des Landes de Gascogne représenteraient plus du quart des prélèvements annuels dans le massif ;

- enfin, des parcelles brûlées peuvent pour une part continuer de jouer leur rôle d'approvisionnement de la filière en aval a fortiori dans un contexte de tensions sur la ressource disponible, d'abord en broyage , mais aussi en bois-énergie (bien que le déchiquetage des bois pose des difficultés techniques), voire parfois en bois de papeterie ou en bois d'oeuvre . Selon les essences, la combustion peut en effet n'avoir dégradé que la couche externe, ce qui n'altère pas la résistance de la partie centrale du tronc ; la question s'est ainsi posée, à la suite du feu de Gonfaron, de récolter certains arbres « léchés » par les flammes en lisière de l'incendie. Pour ce qui concerne les feux de Gironde, des plans de continuité des approvisionnements ont cependant dû être mis en oeuvre, et les pare-feux constitués en urgence par les sylviculteurs les alimenteront à n'en pas douter. Un effort supplémentaire pourrait être mené dans le sens de l'amélioration de l'extraction, de la valorisation et des mises en marché des produits accidentels.

(3) La crainte d'un accroissement des destructions directes par des feux de plus en plus intenses

Hormis ces cas particuliers, à ce stade, les pertes économiques se traduisent par des activités économiques empêchées, des externalités négatives et des pertes de bien-être plutôt que par des destructions à proprement parler : la circulation de certains axes routiers est coupée préventivement, des riverains et des touristes sont évacués ou dissuadés de se rendre dans certaines zones (au total, 36 750 personnes en Gironde, dont plus de 6 000 campeurs et l'intégralité de certaines communes, pendant plus de 10 jours), la valeur paysagère ou la biodiversité de certains espaces se détériore, diminuant les aménités et l'attractivité touristique de certains territoires.

Toutefois, dans d'autres pays, où des incendies plus extrêmes ont eu lieu, les dommages socio-économiques peuvent devenir bien plus significatifs . Ainsi, au Portugal , le dommage économique associé aux incendies de 2003 a été chiffré à plus d'un milliard d'euros . Les incendies extrêmes, en produisant le dépassement des forces de lutte, peuvent en effet provoquer une rupture capacitaire des moyens de lutte (cf. infra ). À Gonfaron en 2021, plus d'une centaine de bâtiments ont été détruits, le SDIS ayant dû concentrer ses efforts sur la coupure du feu à l'avant. L'incendie de La Teste-de-Buch a détruit des infrastructures touristiques , dont en quasi-totalité cinq campings emblématiques, avec leurs équipements de loisir (piscine, minigolf...), ou encore un zoo , plusieurs animaux n'ayant pas survécu à l'évacuation. L'incendie de Rougnac, en pénétrant dans des espaces péri-urbains, avait fait craindre des dommages importants s'il n'avait pas été maîtrisé rapidement.

(4) Des coûts humains relativement limités en France, bien que toujours trop nombreux

Plus grave encore, des sapeurs-pompiers sont souvent blessés au cours des opérations de lutte. Dans le cas limite, les incendies peuvent coûter des vies humaines . De ce point de vue, la France reste fort heureusement relativement épargnée depuis 1949 en comparaison internationale. Deux personnes ont toutefois été retrouvées mortes dans une ferme, vraisemblablement d'asphyxie liée aux flammes, lors de l'incendie de la plaine des Maures en 2021. Lors de la saison des feux 2022 , en France, un sapeur-pompier volontaire est décédé des suites d'un malaise survenu lors de son intervention dans le massif de la Montagnette. Ailleurs en Europe, des victimes plus nombreuses sont à déplorer.

Quelques feux parmi les plus meurtriers de ces des dernières années

- En France, en 1949, 82 personnes sont mortes. L'électrochoc provoqué par cet incendie est à l'origine de la constitution d'associations syndicales de DFCI dans le massif des Landes de Gascogne.

- En Australie, en 2009, 173 personnes sont mortes dans des incendies de végétation qui ont conduit à la mise en place d'une commission d'enquête sur le sujet.

- Au Portugal, en juin 2017, 64 personnes sont mortes sur une route nationale dans le centre du pays à proximité de Coimbra. En octobre de la même année, 45 personnes trouvent la mort dans un autre incendie.

- En Grèce, en juillet 2018, 96 personnes sont mortes en une heure dans une station balnéaire de l'Attique.

- Aux États-Unis, en novembre 2018, le Camp Fire a causé la mort de 85 personnes .

- En Australie, les feux de brousse de 2019-2020 ont conduit à la mort de 34 personnes .

Au-delà de ces pertes humaines, les incendies extrêmes posent des problèmes plus larges de santé publique . Les « mégafeux » australiens ont ainsi donné lieu à une augmentation des syndromes de stress post-traumatique et de dépression 19 ( * ) , attribuables en majeure partie aux décès liés à ces incendies, mais aussi à une forme d'« éco-anxiété ». De façon plus inattendue, les incendies de forêt pourraient avoir contribué à l'augmentation des contaminations au Covid-19 dans l'ouest des États-Unis en 2020, en raison de certaines particules émises par la combustion fragilisant le système respiratoire de la population 20 ( * ) .

b) Une multitude de coûts environnementaux induits

À côté de ces dégâts socio-économiques, visibles, les feux provoquent des dommages écologiques, mal identifiés et peu quantifiés . Dans les territoires où la forêt n'est pas ou peu valorisée économiquement et où son principal atout demeure écologique - comme en zone méditerranéenne - le coût total des incendies peut donc y être largement sous-estimé.

(1) Une atteinte majeure aux paysages et une pression supplémentaire sur les écosystèmes

En premier lieu, les incendies - particulièrement les feux se déployant sur de grandes surfaces - peuvent constituer une atteinte majeure aux paysages.

Ce préjudice , irrémédiable, est celui qui frappe l'observateur d'un territoire après le passage du feu : le spectacle laissé est celui d'une désolation.

Cette atteinte portée au « patrimoine visuel » peut se doubler d'une pression exercée sur les écosystèmes : 45 % des surfaces brûlées en Europe et en Afrique du Nord en 2021 étaient en effet situées sur des sites Natura 2000 21 ( * ) .

Le feu de Gonfaron de l'été 2021 a, par exemple, ravagé la réserve naturelle nationale de la plaine des Maures , abritant près de 240 espèces protégées, dont 70 espèces végétales. Il a, en particulier, mis en danger la tortue d'Hermann , espèce relictuelle présente dans le département du Var et en Corse. Une partie importante des tortues ont réchappé à l'incendie, en se protégeant sous les roches, en s'enfouissant ou en se déplaçant, mais un grand nombre de ces tortues sont mortes par la suite.

Si les feux de forêt ne sont pas la principale pression pesant sur les écosystèmes, les incendies contribuant même à la diversification des milieux, la nouveauté et la menace résident dans l'accélération de la fréquence des événements dans le contexte du réchauffement climatique .

Cela vaut dans les zones actuellement à risque, comme en Méditerranée , où les essences pourraient se trouver dans une situation de vulnérabilité en cas de réparation des feux , qui limiterait la capacité de ces essences à se régénérer naturellement après un incendie. Ainsi, comme le résument Éric Rigolot, Jean-Luc Dupuy, François Pimont et Julien Ruffault (Inrae), « lorsque des seuils sont franchis, comme une fréquence de feu trop élevée pour permettre aux arbres d'atteindre la maturité sexuelle et se régénérer après un feu, le stade forestier peut basculer durablement vers des formations ligneuses basses » (ex. landes ou bruyères) 22 ( * ) .

Autre sujet d'inquiétude : la régénération post-feux peut être altérée par l'augmentation des températures et la sécheresse . Le changement des conditions climatiques peut ainsi modifier durablement la composition végétale, en transformant par exemple des zones boisées en maquis 23 ( * ) .

(2) Qualité de l'air et de l'eau : des pics d'émissions nocifs, encore imparfaitement cartographiés

Les fumées et les cendres dégagées par l'incendie dégradent en outre la qualité de l'eau et de l'air .

Les incendies de forêt produisent, en effet, des pics d'émissions de particules fines (PM 2,5 , PM 10 , ou TSP), de composés organiques volatils non méthaniques (COVNM), d'oxyde d'azote (NOx), de carbone noir (BC) de dioxyde de souffre (SO 2 ), ou encore de monoxyde de carbone (CO) : si ces émissions peuvent paraître faibles en comparaison aux émissions annuelles cumulées au niveau national, leur concentration locale peut être très importante .

2020

Principaux polluants

Particules fines

Autres

NOx

COVNM

NOx

NH 3

PM 2.5

PM 10

TSP

BC

CO

(as NO 2 )

(as SO 2 )

Total national (hors feux de forêt) (en kilotonnes)

659.81

939.18

90.87

572.98

113.11

187.47

721.66

18.79

2162.41

Feux de forêt (en kilotonnes)

0.70

1.93

0.16

0.16

2.09

2.56

3.95

0.59

24.88

Source : Citepa

Les incendies conduisent également à des émissions d'hydrocarbure aromatique polycyclique (HAP).

2020

Hydrocarbure aromatique polycyclique

benzo(a) pyrene

benzo(b) fluoranthene

benzo(k) fluoranthene

Indeno (1,2,3-cd) pyrene

Total national (hors feux de forêt) (en tonnes)

9.50

10.93

6.77

6.00

Feux de forêt (en tonnes)

1.67

1.00

0.50

0.65

Source : Citepa

Les émissions de métaux (plomb, cadmium, mercure, arsenic, chrome, cuivre, nickel, sélénium, zinc) et de dioxine, qui pourraient également être importantes, ne sont actuellement pas estimées.

Comme le rappelle le récent rapport du groupe II du GIEC consacré à l'adaptation au changement climatique, la connaissance des impacts sanitaires des feux de forêt en Europe est encore limitée , bien que certaines études soient déjà disponibles : la mauvaise qualité de l'air due aux incendies de 2017 au Portugal aurait ainsi provoqué plus de 100 décès prématurés 24 ( * ) .

(3) Un relargage ponctuel d'émissions de gaz à effet de serre

Les incendies de forêt conduisent par ailleurs à un relargage dans l'atmosphère de gaz à effet de serre (GES) - dioxyde de carbone (CO 2 ), méthane (CH 4 ) et protoxyde d'azote (N2O) - stockés dans la biomasse.

Le tableau ci-dessous présente une estimation des GES ainsi émis sur le territoire national, en comparaison du total des émissions nationales.

2020

Kt CO 2 équivalent

CO 2

CH 4

N2O

Total

Feux de forêt (métropole)

405

27

18

450

Total national (métropole + outre-mer)

289 390

4 642

6 297

392 963

Source : Citepa

Les émissions des incendies sont calculées à partir de surfaces incendiées et d'estimation des quantités de biomasse brûlées sur ces terres (on considère, par convention, qu'entre 20 % et 25 % de la biomasse est détruite par le feu sur les parcelles brûlées).

Ces émissions et, symétriquement , les pertes de capacité de stockage , sont incluses dans le total national des inventaires au sein du secteur Utilisation des terres, changements d'affectation des terres et de la forêt ( UTCATF ). Ce secteur réalise des émissions négatives grâce aux puits de carbone naturels, que sont la biomasse - forêts, haies, agroforesterie - et les sols.

Si les incendies provoquent un relargage ponctuel très important de gaz à effet de serre - lors de l'audition d'Atmo Sud, il a ainsi été avancé aux rapporteurs qu'un hectare brûlé en région méditerranéenne équivalait à environ 250 000 kilomètres parcourus par un véhicule thermique - les émissions provoquées par les feux, ramenées à l'ensemble des émissions nationales , s'avèrent à ce jour modestes (de l'ordre d'un millième du total ), sans commune mesure avec les émissions produites par les feux extrêmes de forêt observés sur les autres continents 25 ( * ) .

En France, l'impact carbone direct des incendies de forêt ne doit donc pas être surestimé.

Toutefois, comme précédemment indiqué, l'intensification des incendies pourrait entraîner un passage plus fréquent sur de courtes périodes - tous les 10 à 20 ans ; la régénération post-feux pourrait par ailleurs être altérée par l'augmentation des températures et la sécheresse. On pourrait ainsi observer une régression des peuplements forestiers dans les régions les plus exposées, limitant plus durablement les capacités d'absorption du carbone par la biomasse.

En tout état de cause, et pour l'heure, le potentiel de stockage du carbone par les forêts françaises semble plus largement affecté par la dégradation particulièrement inquiétante de l'état de santé des forêts , mis en avant par de nombreuses personnes auditionnées, dans un contexte marqué par la récurrence des sécheresses, ainsi que la pullulation et l'expansion géographique de pathogènes et de ravageurs consécutives au contexte climatique ou à des introductions à la faveur des échanges internationaux.

Outre les facteurs sanitaires, la hausse des prélèvements et la diminution de la production biologique sont par ailleurs mis en avant par le récent rapport annuel 2022 du Haut conseil pour le climat 26 ( * ) pour expliquer le recul significatif de la capacité des puits de carbone sur pied observé depuis le début des années 2010. Il en résulte un écart important entre les trajectoires d'émission du secteur UTCATF et le budget carbone alloué à ce secteur par la deuxième Stratégie nationale bas carbone (SNBC2) (voir graphique ci-après).

Source : Haut conseil pour le climat

(4) Un effet négatif sur d'autres risques naturels

La survenue d'incendies peut enfin avoir des effets négatifs sur d'autres risques naturels :

- en montagne : aggravation du risque de chutes de pierres, de glissements de terrain, de l'érosion, de crues torrentielles, des avalanches en montagne ;

- en zone littorale : moindre fixation du sable dans les dunes littorales boisées.

2. Vers un développement de feux extrêmes et une rupture capacitaire des moyens de lutte ?
a) Mégafeux : un concept dont la définition est fluctuante

Il n'existe pas de définition scientifique ou administrative harmonisée de ce qu'est un « mégafeu » et la quasi-totalité des personnes entendues par la mission a indiqué ne pas retenir ce terme. Cela tient notamment à la grande hétérogénéité du phénomène d'une région à l'autre.

À titre d'exemple, un feu de 500 hectares dans une région traditionnellement peu exposée comme les Vosges peut être considéré comme extrême, tandis que le curseur serait plutôt de 5 000 hectares dans les régions Sud et Occitanie. A contrario , un tel feu ne serait pas considéré comme extrême aux États-Unis où l'on retient plutôt le seuil de 40 000 hectares, selon le commissaire européen à la gestion des crises. Dans l'Ouest, le Camp Fire de 2018 a parcouru 60 000 hectares, le LNU Lightning Complex (près de San Francisco) et le SCU Lightning Complex (près de San Jose) de 2020 respectivement 127 000 et 116 000 hectares, et le Dixie Fire , en 2021, 275 000 hectares.

L'érosion de la « culture du feu »

Quel que soit le seuil retenu, la notion de mégafeux traduit l'émotion, bien réelle, suscitée par des phénomènes de plus en plus extrêmes et rendus de surcroît plus visibles par leur représentation médiatique. Il n'est pas à exclure qu'avec les progrès importants de la prévention et de la lutte ces dernières années, les populations aient perdu l'habitude du feu.

En effet, en France, la doctrine d'attaque rapide et massive sur feux naissants a, avec succès, permis de diviser par cinq les surfaces brûlées annuellement par rapport aux années 1980.

Un effet pervers paradoxal de l'efficacité de cette doctrine est qu'elle a contribué à l'accumulation de combustible et à la fermeture du couvert végétal. À l'occasion du déplacement de la mission sur le lieu du départ de feu d'août 2021 à Gonfaron, le SDIS du Var a ainsi alerté les rapporteurs au sujet d'un couloir qui n'avait pas brûlé depuis 2001 et de ce fait particulièrement exposé au risque d'incendie.

C'est un paradoxe que s'attache à étudier la philosophe Joëlle Zask dans son ouvrage Quand la forêt brûle (p. 100) : le risque de « mégafeux » augmente à mesure qu'il est contenu par la politique de lutte.

La philosophe souligne le recul à l'époque moderne de l'usage du feu, pourtant consubstantiel à la nature. À titre d'exemple, elle constate l'affaiblissement du recours au « brûlage dirigé », technique de réduction préventive du combustible au moyen de feux (par opposition au « feu tactique » qui intervient dans le cadre de la lutte), allumés dans des conditions maîtrisées et en dehors de la période à risque. Elle lie le déclin de ces pratiques et la fragilisation de cultures aborigènes en Australie ou traditionnelles en Afrique du Nord, qui faisaient une place à part entière au feu pour contenir le risque d'incendie. L'une des conclusions de la commission australienne sur les feux de 2009 a été de réhabiliter les brûlages dirigés comme un outil face à la montée des risques.

S'agissant du développement de mégafeux, la philosophe renverse le paradoxe, au point de prédire, de façon pessimiste, que les « mégafeux », en se multipliant, vont devenir la cause de leur propre extinction, le combustible déjà brûlé ne pouvant par définition pas rebrûler dans l'immédiat.

À ce stade, la notion de « mégafeu » n'est pas utilisée par les principaux acteurs de la défense des forêts contre l'incendie et les surfaces brûlées restent relativement contenues en France en comparaison internationale. Pour autant, des incendies extrêmes ont suscité l'émotion de nos concitoyens ainsi que l'attention médiatique et doivent alerter les décideurs publics. Si les rapporteurs ont fait le choix de ne pas retenir ce terme, ils souhaitent souligner la diversité et la complémentarité des approches pour les définir :

- La philosophe Joëlle Zask utilise ce terme dans son ouvrage Quand la forêt brûle , mais le définit comme tout feu de plus de 1 000 hectares, ce qui paraît relativement bas par rapport aux standards. Les chercheurs tendent à lui préférer le terme de « feu extrême » ou « feu hors norme », qui traduit une approche statistique du phénomène (par exemple : « les 5 % des feux les plus virulents », ayant brûlé le plus de surfaces ou ayant causé le plus destructions...).

- Une tentative de définition stimulante, croisant les expériences de chercheurs et de gestionnaires de la forêt, appréhende le phénomène au prisme de ses conséquences : « [les mégafeux] se définissent surtout par le fait qu'ils conduisent à l'effondrement du système de lutte et qu' ils produisent des impacts profonds et durables sur la société, l'économie et l'environnement 27 ( * ) . »

- Enfin, certaines définitions s'essaient à la description de caractéristiques intrinsèques (cf. encadré ci-dessous).

Quelques feux atypiques des dernières années

Il est possible de relever certains feux atypiques par certaines de leurs caractéristiques, ces dernières années en France ; les spécialistes ont ainsi noté plusieurs paramètres nouveaux :

- Au-delà des 2 655 ha de surfaces brûlées, les spécialistes mettent en avant la vitesse exceptionnelle de propagation (en mètres/minute) de l'incendie de Rognac (Bouches-du-Rhône) en août 2016. En 2021, à Gonfaron, d'après le SDIS du Var, le feu a progressé en une nuit autant qu'il aurait progressé habituellement en trois jours. Avec la vitesse, les sautes de feux s'allongent et peuvent désormais dépasser 1 km, rendant très difficile la lutte.

- Une autre nouveauté tient à l'entrée du feu dans des environnements inhabituels , concentrant de nombreux enjeux (habitations, routes, zones agricoles). Cela a été le cas à Rognac (2016) et Gonfaron (2021), mais aussi à Generac (2019, x2) et à Martigues (2020). Le corollaire de cette caractéristique nouvelle est l'incidence socio-économique potentiellement importante.

- Enfin, il faut craindre un phénomène d' auto-alimentation des feux , par exemple dans le cas des feux « convectifs », générant leurs propres vents et progressant dans tous les sens. La conséquence est que ces incendies durent potentiellement plus longtemps : seuls des éléments naturels ou physiques (fleuve, mer, pluie) peuvent l'arrêter .

b) Vers une rupture capacitaire des moyens de lutte ?

Si les rapporteurs voulaient que leurs lecteurs ne retiennent qu'une idée de leurs travaux, ce serait vraisemblablement que la lutte seule ne suffira pas à faire face aux « feux extrêmes » . Le colonel Allione a appelé dans plusieurs médias à un « quoi qu'il en coûte de la sécurité civile » et les rapporteurs soutiennent évidemment l'adaptation de la réponse aux enjeux (cf. infra , lutter).

La difficulté est que ces coûts sont potentiellement exponentiels : avec l'émergence de feux à la fois plus extrêmes et plus fréquents, les moyens de lutte peuvent être dépassés, en particulier dans le cas où des départs simultanés mettent en péril la stratégie d'attaque rapide sur feux naissants . Lors de la table ronde des deux commissions réunies 28 ( * ) , le colonel Allione a ainsi rappelé que les sapeurs-pompiers étaient de plus en plus proches de la rupture capacitaire et donc de la rupture du contrat opérationnel qui les lie à la Nation.

À titre d'exemple, les deux feux de Gironde, dans la forêt usagère de La-Teste-de-Buch et dans la forêt privée de Landiras, se sont déclarés le 12 juillet 2022 à 1 heure et 24 minutes d'intervalle . Les élus locaux pointent le temps d'arrivée des premiers moyens aériens, lié à la distance entre la base aérienne de sécurité civile de Nîmes et la Gironde, et il faut bien mesurer qu' avec l'extension du risque incendie, les périmètres d'intervention sont amenés à s'accroître . Par la suite, malgré des colonnes de renfort et la mise en oeuvre d'un plan général de rappel, levant les repos de nombreux sapeurs-pompiers pour assurer le flux habituel du secours d'urgence aux personnes , il a fallu répartir les moyens entre les deux feux, en respectant l'ordre départemental d'opérations (davantage d'enjeux semblaient se concentrer à La Teste-de-Buch).

Il faut ajouter que des moyens aériens en action en Gironde ont été détournés pendant le sinistre pour maîtriser un départ de feu dans les Landes , conformément à la stratégie d'attaque rapide sur feux naissants. Dans ces conditions, le feu a pu progresser jusqu'à 2 000 hectares par jour et n'a pu être définitivement fixé à Landiras que le 23 juillet dernier, soit onze jours après le départ de feu.

Les rapporteurs craignent particulièrement la multiplication de situations dans lesquelles un arbitrage sera nécessaire, avec pour conséquence inéluctable une augmentation des dommages.

c) En 2021 et 2022, une recrudescence déjà perceptible des surfaces brûlées

Rien que pour les deux feux en Gironde, qui se sont déclarés mardi 12 juillet, le dernier point presse de la préfecture de ce département fait état de 20 800 hectares de forêt brûlés (13 800 à Landiras, d'origine criminelle, et 7 000 à La Teste-de-Buch, d'origine accidentelle). Ces deux feux ont fait leur entrée dans le classement des incendies ayant parcouru les surfaces les plus importantes , ce qui avec le feu de Gonfaron porte à trois le nombre de feux de plus de 5 000 hectares dans la période récente, le dernier cas remontant à 2003.

Les plus grands incendies ayant touché la France ces 40 dernières années

Rang

Surface incendiée (arrondi à la centaine)

Commune d'éclosion (département)

Année

1

22 800 ha (dont 2 200 en France)

Le Perthuis (66)

1986

2

13 800 ha

Landiras 29 ( * ) (33)

2022

3

13 800 ha

Plusieurs communes de Haute-Corse (2B)

1989

4

11 800 ha

Vidauban (83)

1990

5

9 300 ha

Collobrières (83)

1990

6

7 600 ha (dont 1 900 en France)

Port-Vendres (66)

1978

7

7 200 ha

Ville-di-Paraso (2B)

1985

8

7 000 ha

La Teste-de-Buch 30 ( * ) (33)

2022

9

6 900 ha

Corbère-les-Cabanes (66)

1976

10

6 800 ha

Gonfaron (83)

2021

11

6 800 ha

Vidauban I (83)

2003

12

6 500 ha

Palasca (2B)

1992

13

6 000 ha

Le Luc (83)

1979

14

5 600 ha

Vidauban II (83)

2003

15

5 600 ha

Serra-di-Ferro (2A)

1983

16

5 600 ha

Ghisoni (2B)

1985

17

5 600 ha

Santo-Pietro-di-Tenda (2B)

2003

18

5 300 ha

Saint-Marc-Baume-Garde (13)

1989

Source : données DGPE et points presse de la préfecture de Gironde

Au-delà de ces trois feux extrêmes, on peut se demander si, après la phase de diminution des surfaces brûlées liée à la stratégie d'attaque rapide sur feu naissant depuis la fin du XX e siècle, les prochaines années ne donneront pas lieu à une nouvelle norme, plus proche des tendances précédentes. Il sera riche d'enseignements à cet égard de comparer les surfaces brûlées à la fin de la saison des feux de 2022 avec les surfaces brûlées en 2003.

Pour ne citer que les principaux feux déclarés à la mi-saison des feux 2022, on note :

- 1 800 hectares dans le camp militaire de Canjuers dans le Var (origine exercice militaire) ;

- plus de 1 500 hectares dans le massif de La Montagnette, au sud d'Avignon (multiples départs de feu provoqués par le système de freinage d'un train de marchandises, avec des reprises de feu par la suite, dix-sept ans après un incendie ayant eu les mêmes causes) ;

- plus de 1 725 hectares en Bretagne, dans des landes des Monts d'Arrée ;

- plus de 800 hectares sur un plateau de l'Hérault, à proximité de Gignac ;

- 650 hectares dans les Cévennes, dans le nord du Gard ;

- ...

Les données établies par le système satellitaire Copernicus, font bien apparaître pour la France une rupture des surfaces de forêt et de végétation brûlées par rapport aux années précédentes (chiffres à mi-juillet 2022) :

Année

Ha brûlés

Nombre de feux

2008

1 694

8

2009

7 974

16

2010

4 653

9

2011

4 831

23

2012

3 298

19

2013

891

9

2014

4 667

26

2015

2046

15

2016

10 767

27

2017

20 626

91

2018

2581

21

2019

43 602

304

2020

14 547

133

2021

30 652

214

2022 (au 19/07)

39 904

224

Source : EFFIS

Plus généralement en Europe, la sécheresse précoce et la canicule ont conduit à des incendies de grande ampleur en 2022, après une année 2021 déjà bien au-dessus des moyennes , ce que reflète de façon édifiante le graphique ci-après :

- en Grèce, plusieurs villages ont dû être évacués au nord d'Athènes, et de nombreux de feux ont été constatés simultanément ;

- des milliers de personnes ont dû être évacuées au nord-ouest de l'Espagne ;

- deux personnes sont mortes au nord du Portugal ;

- fait inhabituel, dans un contexte où les températures ont dépassé pour la première fois 40 °C au Royaume-Uni, des incendies ont détruit plusieurs habitations dans le village de Wennington, à l'est de Londres.

Source : Financial Times

Comme on le voit, l'efficacité de la stratégie de lutte qui a fait de la France un modèle pour l'Europe et dans le monde risque d'être compromise par l'émergence de feux hors norme. Pour reprendre une image parlante, si le « bouclier » de la lutte a permis le succès de la France face aux incendies, il faut désormais dans le même temps s'assurer que le « glaive » de l'aléa feu de forêt ne s'abattra pas plus durement sur ce bouclier.

Dans ces conditions, la prévention par un ensemble de politiques publiques transversales et articulées entre elles, en particulier par les leviers de l'urbanisme, l'aménagement du territoire et la gestion forestière et des espaces naturels, est indispensable pour alléger la pression exercée sur ce bouclier.

Cette stratégie aurait pour double effet bénéfique de protéger « passivement » la forêt en ralentissant la propagation du feu et de rendre plus efficace l'action des forces de sécurité civile, sinon confrontées à la dispersion des enjeux à protéger. Dans l'idéal, la prévention est même de nature à empêcher les feux de se déclarer.


* 19 https://public-health.uq.edu.au/article/2020/02/health-impacts-australian-mega-fires

* 20 https://www.hsph.harvard.edu/news/press-releases/wildfire-smoke-may-have-contributed-to-thousands-of-extra-covid-19-cases-and-deaths-in-western-u-s-in-2020/

* 21 San-Miguel-Ayanz, J., Durrant, T., Boca, R., Maianti, P., Liberta`, G., Artes Vivancos, T., Jacome Felix Oom, D., Branco, A., De Rigo, D., Ferrari, D., Pfeiffer, H., Grecchi, R. and Nuijten, D., “Advance report on wildfires in Europe, Middle East and North Africa 2021”, EUR 31028 EN, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2022, ISBN 978-92-76-49633-5, doi:10.2760/039729, JRC128678.

* 22 Éric RIGOLOT, Jean-Luc DUPUY, François PIMONT et Julien RUFFAULT (INRAE), « Les incendies de forêt catastrophiques », RESPONSABILITÉ & ENVIRONNEMENT - avril 2020, n°98, Annales des Mines.

* 23 Voir rapport du groupe II du GIEC consacré à l'adaptation (point 2.4.4.2.5).

* 24 Voir rapport du groupe II du GIEC consacré à l'adaptation (point 13.7.1.2).

* 25 Les feux extrêmes australiens de 2019-2020 ont émis en 4 mois et demi 400 mégatonnes de CO 2 , soit la quantité moyenne annuelle émise par ce pays, toutes sources confondues.

* 26 Haut conseil pour le climat, rapport annuel 2022, « Dépasser les constats, mettre en oeuvre les solutions ».

* 27 Charles Dereix, Louis-Michel Duhem, Eric Rigolot, « Changer notre regard sur les incendies de forêt... et agir sans délais », Forêt méditerranéenne, 2019. En ligne : https://hal.inrae.fr/hal-02623345/document

* 28 Compte rendu en ligne : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20220613/ecos.html

* 29 S'agissant des feux de Landiras et de La Teste-de-Buch, la mesure du périmètre brûlé pourrait connaître des évolutions à la marge, d'abord parce que de nouveaux départs de feux ne sont pas exclure (chiffres au 26 juillet 2022), et ensuite en fonction des contours de feux.

* 30 Idem .

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