C. DES FORMES DE PORNOGRAPHIES « PLUS RESPECTUEUSES DES PERSONNES » ? UNE GOUTTE D'EAU DANS UN OCÉAN DE VIOLENCES

Au cours de ses travaux, la délégation a été amenée, à l'invitation de certains de ses intervenants, à réfléchir aux notions de « pornographie éthique » ou de « pornographie respectueuse des personnes ».

Certains chercheurs et sociologues ont notamment fait valoir devant la délégation l'existence de pornographies multiples dont une pornographie non violente et l'ont invitée à ne pas considérer la pornographie comme un système de violences en soi mais comme une industrie aux multiples visages qui a certes connu, au cours de la dernière décennie notamment, une recrudescence de violences et de « pratiques » déviantes, mais qui a également cherché à encadrer ces pratiques et à mettre en place des conditions de tournage « plus respectueuses des personnes ».

La délégation a bien évidemment souhaité entendre toutes les parties prenantes de cette industrie et les a laissées s'exprimer librement. Elle considère toutefois que l'ampleur des violences sexuelles, physiques et verbales constatées dans le milieu de la pornographie ne constitue pas de simples « dérives » mais que celles-ci revêtent un caractère systémique.

Ces violences ne sauraient être occultées par des initiatives extrêmement minoritaires et marginales sur le marché des contenus pornographiques ni par des mesures cosmétiques et sans aucun fondement juridique mises en place par les professionnels du secteur .

1. Une réglementation du secteur souhaitée par certains professionnels
a) Une pornographie plurielle ?

Certains sociologues et chercheurs entendus par la délégation au cours de ses travaux ont estimé qu'il n'existe pas une mais des pornographies et que la pornographie ne doit pas être considérée comme problématique ni violente en soi mais comme le reflet de dérives constatées au sein de nos sociétés modernes. Ils invitent donc à distinguer entre plusieurs « genres » pornographiques.

Ainsi, Sonny Perseil, docteur HDR en science politique, chercheur au Cnam, estime que l'on « peut parler de la pornographie plurielle ou des pornographies. Elles sont extrêmement diversifiées. Il existe des productions sans aucune violence, avec uniquement des adultes consentants qui savent très bien ce qu'ils font, qui maîtrisent le cadre de leur activité. Ils refusent ou acceptent les rôles selon leur propre choix et négocient certaines prestations ou les rejettent. Les situations sont multiples . »

De même, Béatrice Damian-Gaillard, docteur HDR en sciences de l'information et de la communication, professeure à l'Université Rennes 1, chercheuse à Arènes (laboratoire du CNRS), a indiqué que, dans le contexte de transformation économique du secteur de la pornographie, « le studio continue d'être un échelon de production important, mais avec des pratiques extrêmement diversifiées. Celles-ci vont de l'organisation illégale reposant sur la manipulation, comme l'illustrait la série d'articles du Monde intitulée Plaintes contre X , aux politiques de production soucieuses des conditions de travail des acteurs et des actrices. Dans ce dernier cas, nous observons des modalités telles que le travail autour du consentement, la participation des acteurs à l'écriture du scénario, ou des modes de rémunération différents, comme c'est le cas chez Puppy please ou Carré Rose. »

Enfin, Florian Vörös, docteur en sociologie, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lille, rattaché au laboratoire Geriico et à l'Institut des sciences sociales, a exposé devant la délégation l'idée selon laquelle « l'érotisation de la domination et des violences masculines, que nous pouvons qualifier de culture du viol, n'est pas spécifique au porno. Elle traverse tous les domaines de la production culturelle, des plus populaires aux plus légitimes . » En outre, il a également estimé, pour sa part, que « les controverses sur la violence dans la pornographie amènent les entreprises diffusant ces images à privilégier leur réputation avant la lutte effective contre les violences. Elles appliquent donc des règles avant tout orientées vers la moralisation de leur image . » Il en a conclu que « les dispositifs de régulation de la pornographie fonctionnent souvent de manière arbitraire et discriminatoire. Ils ne sont pas des leviers efficaces dans la lutte contre les violences sexuelles . »

b) Des initiatives de certains professionnels visant à encadrer la production de contenus pornographiques

Certains professionnels du secteur de l'industrie pornographique, entendus par la délégation, ont souhaité mettre en avant des initiatives visant à encadrer la production et les tournages de contenus pornographiques.

En réalité, ces initiatives ont été prises sous la pression, d'une part, du vote de législations visant à lutter contre l'exploitation sexuelle et la traite des êtres humains, avec notamment, en France, la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, d'autre part, de la dénonciation des violences sexuelles subies par les femmes, notamment dans le domaine de la production culturelle et cinématographique, avec l'avènement du mouvement #Metoo en 2017.

Certains producteurs et diffuseurs de contenus pornographiques ont mis en place des dispositifs censés encadrer leurs pratiques et les contenus diffusés : « chartes déontologiques » ; contrats signés entre la production et les actrices/acteurs détaillant avec précision les pratiques sexuelles acceptées ou non par les exécutantes et exécutants, prévoyant la faculté pour les actrices et acteurs de retirer leur consentement quant au tournage d'une scène à tout moment, et fixant la durée de cession du droit à l'image ; présence d'un « coordinateur d'intimité » sur chaque tournage...

Lors de son audition par la délégation aux droits des femmes le 11 mai 2022, Grégory Dorcel, président du groupe Dorcel, qui était accompagné de Maître Matthieu Cordelier, avocat intervenu de manière indépendante dans l'élaboration d'une charte déontologique, a expliqué aux rapporteures avoir « souhaité l'élaboration d'une charte qui puisse être rendue publique et servir de référence, de standard, afin qu'aucun novice non professionnel ne puisse être piégé par manque d'informations . (...) Nous avons donc lancé et financé un groupe de travail indépendant, dont la mission a consisté à auditionner de nombreux professionnels, à identifier les problèmes rencontrés et à analyser les attentes, afin d'élaborer une charte qui y réponde véritablement . »

Ce groupe de travail était notamment composé de l'actrice Liza Del Sierra, auditionnée le 9 mars 2022 par la délégation, de Maître Matthieu Cordelier, avocat indépendant, et du sociologue Alexandre Duclos.

Liza Del Sierra a indiqué à la délégation : « durant quatre mois, nous avons mené des entretiens, recueilli et analysé les attentes et suggestions faites librement, sous couvert d'anonymat, par trente-et-une personnes. Toutes ces données nous ont permis d'élaborer une première version sur laquelle ont pu revenir les participants puis Matthieu Cordelier, avocat spécialisé dans l'e-réputation et le cyberharcèlement. Le 21 avril 2021, nous avons publié la charte déontologique et ses dix-huit recommandations concrètes. Il s'agit d'un travail perfectible, mais sérieux et honnête, d'un acte de responsabilité. C'est avec fierté que je peux dire que de nombreuses actrices réclament l'application de la charte déontologique pour se présenter en tournage. Diverses productions semblent la mettre en oeuvre et le revendiquent. Les deux plus grands diffuseurs français que sont Canal+ et Dorcel ont contractualisé l'application de la charte. Tout cela démontre une envie généralisée d'instaurer un cadre et une reconnaissance pour toute une industrie trop souvent niée, ce qui a probablement permis à une minorité de perpétrer des abus . »

L'avocat Matthieu Cordelier a précisé devant la délégation, au cours de son audition le 11 mai 2022, que « la charte traite notamment de la sécurité au travail, du respect de l'hygiène, notamment de l'utilisation du préservatif, et du respect de l'intimité. Puisqu'il n'existe pas de convention collective à proprement parler ni de règles juridiques adaptées, nous avons voulu inventer de nouvelles règles se fondant sur les doléances des acteurs et des actrices. Le point d'orgue de cette construction juridique est l'obligation précontractuelle d'information des acteurs et des actrices, même si la réalité du tournage peut être légèrement différente, à la suite d'absences inopinées . »

Il a également indiqué que « la question de la formalisation du contrat est liée à la présence d'un tiers de confiance, qui est également prévue dans la charte. (...) Ce tiers de confiance serait présent en permanence sur le plateau, pour chaque tournage. Il serait choisi par l'acteur et pourrait être proposé par la production. Il jouerait le rôle d'une sorte de syndicaliste, en faisant l'interface entre les acteurs et la production, dans n'importe quelle situation d'inconfort. Il pourrait suspendre la production et faire modifier le scénario . »

Ce « tiers de confiance » est également dénommé « coordinateur d'intimité » par la société Dorcel qui a indiqué à la délégation avoir systématisé sa présence sur ses tournages.

En outre, Grégory Dorcel a déclaré devant la délégation le 11 mai 2022, « nous pensons néanmoins que d'autres actions s'imposent. En effet, les pratiques criminelles évoquées se sont développées principalement autour de contenus pornographiques d'amateurs et d'indépendants diffusés principalement sur le web , sans aucune régulation. À l'inverse, les producteurs traditionnels ont toujours travaillé en répondant à un cadre légal et sociétal, mais aussi aux chartes éditoriales des différents diffuseurs. En tant que diffuseurs, nous appliquons nous mêmes depuis longtemps des chartes éditoriales strictes qui bannissent les contenus violents, dégradants ou humiliants. Nous avons décidé d'aller plus loin et commencé à imposer ces chartes de production aux cent vingt producteurs internationaux dont nous diffusons les films. Nous nous donnons ainsi trois à cinq ans pour que 100 % des contenus que nous diffusons y répondent. Nous pensons que les diffuseurs ont un grand rôle à jouer pour imposer ces standards et il semble que d'autres grands diffuseurs français rejoignent cette idée. Si nous souhaitons généraliser ces pratiques, tout ne peut être réglé par les seuls diffuseurs . »

Au cours d'une audition par la délégation le 11 mai 2022, Vincent Gey, responsable des opérations du groupe ARES, détenteur de la marque Jacquie et Michel , a également mis en avant la mise en place d'une « charte éthique et déontologique sur les conditions de tournage . (...) Ce document établit notamment les bonnes pratiques et règles en matière de comportements sur les tournages : vérification du casier judiciaire, tests médicaux, recueil des consentements, pratiques acceptées ou refusées, devoir absolu de respecter les principes arrêtés en amont. Les producteurs désireux de collaborer avec ARES doivent, au préalable, signer cette charte . »

Les rapporteures ne peuvent toutefois que constater l'ironie des propos tenus alors par ce responsable du groupe ARES au vu de la mise en examen du PDG du groupe qui a suivi cette audition, en juin 2022, pour complicité de viol et traite des êtres humains en bande organisée.

Au cours de leur audition par la délégation le 9 mars 2022, les actrices, réalisatrices et productrices de films pornographiques réunies autour d'une table ronde, ont également exprimé le souhait d'un encadrement de leur activité. Ainsi, Nikita Bellucci a indiqué : « notre profession a besoin d'être reconnue pour se structurer, besoin d'être encadrée pour se professionnaliser et besoin d'un droit du travail en relation avec sa réalité . » tandis que Liza Del Sierra a précisé : « nous avons besoin de conventions collectives pour l'industrie. Nous avons besoin de syndicats pour faire entendre les voix des performeurs et des techniciens sur le long terme. Nous avons besoin d'audits pour vérifier que le cadre est bien respecté. Nous avons besoin de groupements d'employeurs pour professionnaliser le secteur . »

Les professionnels du secteur ont également proposé de limiter la durée des contrats de cession de droits à l'image.

Ainsi, la charte déontologique élaborée notamment par Liza Del Sierra préconise des contrats de cession de droits à l'image de cinq ans, avec tacite reconduction. Selon Liza Del Sierra, lorsque les productions ont signé la charte, « par simple courrier recommandé, un acteur ou une actrice peut demander, au bout de cinq ans, le retrait des scènes pornographiques, qui seront coupées au montage . »

Charlotte Galichet, avocate du groupe ARES, a également mis en avant des tentatives d'encadrement des cessions de droit à l'image, qui apparaissent cependant très limitées : « Les producteurs avec lesquels ARES travaille font signer aux intervenants un document classique de cession de droit à l'image, précisant le territoire, les moyens et la durée de la diffusion, ainsi que la rémunération. S'agissant d'Internet, le territoire de diffusion et le consentement ont vocation à être mondiaux. Certains producteurs étrangers, dont ARES peut distribuer les contenus, utilisent d'autres documents, conformes à leur législation nationale. Dans ce cadre, les intervenants sont rémunérés pour l'exploitation de leur image sur des durées de dix à trente ans. Le groupe travaille avec les producteurs indépendants pour plafonner cette durée à dix ans non renouvelables pour une scène réalisée par des amateurs, et quinze ans non renouvelables pour un long métrage . »

c) Quid du porno dit « éthique » ou alternatif ?

Certains producteurs de contenus pornographiques, majoritairement des femmes qui sont souvent à la fois actrices, réalisatrices et productrices de ces contenus, défendent la possibilité de pratiques « plus respectueuses des personnes filmées » et évoquent la notion de pornographie « éthique » ou alternative.

C'est le cas par exemple de Carmina , que la délégation a entendue dans le cadre de ses travaux, le 9 mars 2022, et qui s'est alors présentée comme actrice, réalisatrice et productrice de courts-métrages pornographiques alternatifs. Elle a décrit le milieu alternatif comme produisant « un porno différent de celui qu'on voit dans les médias, un porno qui s'écarte de la norme. C'est un milieu qui dénonce les agressions sexuelles qui se produisent dans notre métier et les mauvaises conditions de travail, qui lutte contre les productions sexistes et racistes et qui oeuvre pour changer les représentations des minorités et des sexualités . »

Elle a notamment créé sa société de production Carré Rose et son label « pour pouvoir produire de la manière la plus éthique possible » et « faire des films qui portent [ses] valeurs féministes intersectionnelles, respectueux des acteurs et des actrices et de leur consentement, mais aussi des techniciens et des techniciennes qui participent à la création des films . » Elle a également indiqué à la délégation souhaiter « mettre en avant le plaisir et les fantasmes féminins et montrer que la femme peut être sujet d'une représentation pornographique plutôt qu'un objet. Je m'efforce d'être la plus inclusive possible, de mettre en avant les minorités visibles, les personnes LGBTQ+, de représenter des corps, des expressions de genre et des sexualités différents . »

Elle a également décrit aux rapporteures sa façon de travailler sur un tournage : « les actrices et acteurs sont toujours au courant des personnes avec lesquelles ils vont tourner. Je demande si le choix des partenaires convient, ainsi que le contexte et le scénario du film. J'informe les acteurs et actrices qu'ils peuvent venir accompagnés s'ils le souhaitent. Je demande, bien évidemment, les dépistages nécessaires à la sécurité de chaque participant à la scène. Aucune pratique sexuelle n'est imposée ni chorégraphiée, tous les actes sont laissés libres aux actrices et aux acteurs. Ils peuvent d'ailleurs en discuter et en décider seuls avant la scène sans que ni ma présence ni ma validation soient nécessaires. Ma priorité, à chaque tournage, est que chacun et chacune se sente en sécurité, soit satisfait de sa journée et du résultat et se sente à tout moment en position de dire non . »

Les films qu'elle réalise et produit sont payants et accessibles uniquement sur Internet et sur son propre site.

Elle a toutefois reconnu devant la délégation faire ses films « de manière artisanale, sur un marché dominé par de grandes multinationales, dont le modèle de fonctionnement ne laisse pas de place à l'humain et privilégie toujours l'argent. J'ai choisi, autant que possible, de ne pas travailler avec elles pour respecter mes valeurs. Mais tout le monde n'est pas toujours en mesure de refuser cet argent. On doit alors choisir entre travailler avec des personnes ou des sites dont on ne partage pas les valeurs ou ne pas travailler du tout . »

La délégation ne méconnaît pas l'existence de ce type d'initiatives visant à produire du contenu sexuel pour adultes de façon « alternative », en dehors du véritable système de violences décrit précédemment, issu du modèle économique imposé par les grandes plateformes numériques de diffusion massive de contenus pornographiques violents, sexistes et racistes.

Les rapporteures estiment toutefois que ce type de productions, extrêmement minoritaires sur le marché de la pornographie et par ailleurs marginales en termes de public consommateur, ne constitue que l'arbre qui cache l'immense forêt des violences pornographiques aujourd'hui .

2. Des mesures cosmétiques et marginales qui ne sauraient constituer une solution
a) Une voie règlementariste et « pseudo-éthique » vouée à l'échec

Au vu des travaux menés par la délégation pendant plusieurs mois sur l'industrie de la pornographie, qui ont confirmé l'ampleur des violences commises à l'encontre des femmes dans ce milieu, les rapporteures n'ont pas été convaincues par la voie « règlementariste » prônée par certains professionnels du secteur visant à encadrer juridiquement les tournages, ni par la promotion d'un porno différent, dit « éthique » ou « alternatif », qui véhiculerait des valeurs féministes et inclusives .

D'une part, ce type de productions pornographiques n'est pas économiquement viable, la demande pour ce genre de contenus étant plus que marginale et leur accessibilité particulièrement limitée et confidentielle.

Lors de son audition par la délégation le 17 février 2022, le journaliste Robin D'Angelo , auteur d'une enquête sur le milieu de la pornographie en France, a ainsi déclaré aux membres de la délégation : « évidemment, je crois qu'il peut exister une pornographie éthique. Cette question est totalement légitime. Pour autant, il faut comprendre qu'aujourd'hui les consommateurs de pornographie ne veulent pas regarder une pornographie éthique . (...) La pornographie éthique et féministe (...) est économiquement marginale . (...) Les quelques réalisatrices réalisant ce type de films ne peuvent absolument pas en vivre . Elles en réalisent un par an, avec des bouts de ficelle, les tournant souvent avec des copains. Finalement, peut-il y avoir une pornographie éthique à partir du moment où il y a une monétisation du rapport sexuel allant contre le désir ? Cela devient compliqué. On pourrait faire une pornographie reposant sur le désir des acteurs. Simplement, elle n'est pas rentable et ne satisfait pas la moitié du public . »

« Il faut comprendre qu'aujourd'hui les consommateurs de pornographie ne veulent pas regarder une pornographie éthique . » Robin D'Angelo, journaliste

Interrogée sur ce point par les rapporteures, Carmina , actrice, réalisatrice et productrice de courts-métrages pornographiques « alternatifs », l'a d'ailleurs reconnu : « quelle part représentons-nous dans l'industrie pornographique ? J'évolue dans un milieu relativement différent de celui de mes collègues : un porno minoritaire , objet politique, portant un message et des revendications forts. La masse des productions se trouve gratuitement sur Internet, alors que les films que je produis, comme les nombreuses productions existantes qui se trouvent être non sexistes, féministes, éthiques, sont payants . »

D'autre part, le discours règlementariste , vantant l'élaboration de « chartes déontologiques », la présence de « coordinateurs d'intimité » ou la signature de contrat incluant des clauses sur le consentement à certaines pratiques, est largement utilisé par certains producteurs de contenus pornographiques comme un pur argument marketing ou de feminist washing , une façon de se donner une bonne conscience féministe pour produire un contenu par nature sexiste, et non par réel engagement.

S'il fallait s'en convaincre, l'exemple de la « charte éthique et déontologique sur les conditions de tournage », mise en place par le groupe ARES, détenteur de la marque Jacquie et Michel et vantée par Vincent Gey , responsable des opérations du groupe ARES, lors de son audition par la délégation le 11 mai 2022, est emblématique de ces opérations de communication menées par certains professionnels de cette industrie pour convaincre l'opinion publique de leurs « bonnes intentions ». Rappelons que quelques semaines seulement après cette audition, le PDG d'ARES, Michel Piron, était mis en examen pour complicité de viol et traite des êtres humains en bande organisée.

Lors d'une table ronde avec des chercheurs, sociologues et juristes sur la production de contenus pornographiques, Florian Vörös , docteur en sociologie, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lille, rattaché au laboratoire Geriico et à l'Institut des sciences sociales, a notamment fait valoir au sujet de ce genre d'initiatives visant à encadrer les pratiques du milieu pornographique : « ce qui relève du feminist washing - je pense que cette charte affiche une dimension marketing visant à revaloriser la marque et ses produits sur le marché - doit être distingué d'un engagement sincère contre les causes structurelles du sexisme et des violences dans le milieu pornographique. Nous avons besoin d'enquêtes pour en savoir plus. S'agit-il uniquement de redorer l'image des entreprises écornées dans une affaire publique ? Observons-nous au contraire un changement profond des rapports de genre ? Qui détient le pouvoir au sein des entreprises pornographiques ? Tant que les hommes le détiendront structurellement, tant qu'il y aura une organisation et une distribution genrées du travail, le contexte de domination masculine favorisera les violences sexuelles ».

En outre, s'agissant de l'existence d'un porno éthique , Florian Vörös a également déclaré devant la délégation : « nous devons nous méfier de ces mots valises à la mode. Les studios peuvent utiliser cette étiquette comme un argument marketing pour se distinguer et laisser sous-entendre que les autres acteurs du secteur ne sont pas éthiques. Si je dis moi-même que je suis un sociologue éthique, j'implique peut-être que les autres ne le sont pas. Il s'agit d'un geste commercial dans un champ donné, afin de se distinguer des autres . (...) Il y a ce qui relève des conditions de tournage, des représentations ou autres. Nous pourrions imaginer un studio produisant des représentations intéressantes dans de mauvaises conditions de tournage, par exemple. Nous avons besoin de plus de connaissances en sciences sociales et de plus de discussions avec tous les acteurs et toutes les actrices de la production pour rendre les situations plus éthiques . »

En tout état de cause, les rapporteures considèrent le concept même de pornographie éthique comme une aberration sémantique, une contradiction dans les termes.

« Il faut invisibiliser le porno éthique pour qu'on arrête de nous l'opposer systématiquement. Invoquer la possibilité d'une pornographie éthique permet trop souvent d'évacuer le débat sur la pornographie en général . » Maître Seydi Ba, avocat d'une victime partie civile dans l'affaire « French Bukkake»

Ainsi que le formulait très justement une victime, constituée partie civile au dossier de l'affaire French Bukkake , entendue à huis clos par les rapporteures le 29 mars 2022, « pornographie et éthique sont des termes qui n'ont rien à voir ensemble. (...) Il n'y a pas de porno éthique possible. Dès lors qu'on comprend ce qu'est le porno, on est censé comprendre que cela ne devrait plus exister, que la pornographie devrait être interdite . (...) Je pense que le porno est une « idéologie » et qu'il est là pour répondre à un besoin assez déshumanisant. Sur les sites pornographiques, les vidéos sont classées par catégories : beurette , gang-bang , qui peut subir cela ? Des bukkake , des choses aussi violentes, contre nature ? Ce n'est pas normal d'accepter ça . »

b) Le contrat et la notion de « consentement commercial » en matière sexuelle : un non-sens juridique

Les velléités règlementaristes des professionnels du secteur de la pornographie reposent notamment sur le principe du « droit au contrat » pour les actrices et acteurs de productions pornographiques et sur la description détaillée dans ce contrat des pratiques sexuelles consenties ou non par les exécutants. Le respect du consentement des actrices et acteurs serait alors garanti par la présence sur chaque tournage d'un tiers de confiance ou « coordinateur d'intimité ».

Outre que les rapporteures doutent de l'efficacité des faibles moyens mis en oeuvre par les producteurs et diffuseurs pour assurer le respect des clauses de ces contrats et contrôler les conditions réelles de fabrication du contenu produit et diffusé, elles estiment également que ce type de contrats ne fait que matérialiser « l'achat de contrainte sexuelle », ainsi que le soulignait notamment Robin d'Angelo, journaliste et auteur d'une enquête sur le milieu de la pornographie en France, lors de son audition par la délégation le 17 février 2022.

Tout d'abord, en matière sexuelle, le consentement d'autrui à telle ou telle pratique doit pouvoir être retiré à tout moment. Stipuler préalablement dans un contrat son consentement à une telle pratique sexuelle peut, sur le papier, sembler constituer une avancée pour les actrices et acteurs de contenus pornographiques. Pourtant cette notion reste juridiquement très fragile dans la mesure où, d'une part, le consentement a pu être obtenu en raison de la vulnérabilité psychologique et de la précarité économique dans laquelle se trouve la partie prenante au contrat, d'autre part, si le consentement en matière sexuelle n'est pas considéré comme réversible à tout moment, il est, par nature, vidé de sa substance.

Comme le soulignait Sandrine Goldschmidt, chargée de communication au Mouvement du Nid , lors de son audition par la délégation le 20 janvier 2022, « le simple fait d'écrire le consentement à une pratique sexuelle dans le contrat annule la possibilité même de consentement, puisqu'il signifie que l'employeur peut se retourner contre l'employée si celle-ci refuse finalement une pratique acceptée à l'avance. Pour que le consentement en matière sexuelle ait un sens, il doit à tout moment être réversible . »

Sur la question du contrat, Robin D'Angelo a également rappelé devant la délégation qu'« aborder le problème du porno par la question des contrats est en décalage avec la réalité d'un tournage porno (...) L'économie est tellement informelle avec des problématiques d'abus qui sont structurelles que l'aborder par la question des contrats me semble cynique et en décalage . »

En outre, il a souligné que « la question des contrats rejoint celle du consentement. Nous ne sommes pas tous égaux devant ce dernier. Le consentement d'une jeune femme de 19 ans en rupture familiale et exposée à des violences depuis ses 15 ans n'aura pas du tout la même valeur que celui d'une femme de 35 ans, insérée socialement, qui fait du porno pour son plaisir, si tant est que cela existe . (...) Ce sujet pose la question intrinsèque à la pornographie qui est celle d'une forme de monétisation de la contrainte sexuelle . Veut-on mettre en place un contrat pour en faire un milieu comme un autre ? Toute la question vise à trouver un équilibre entre une réduction des risques pour ces femmes et le positionnement de la société vis-à-vis de cet achat de contrainte . J'ai été témoin en permanence de cet achat de contrainte . »

Sur la notion de règlementation et d'encadrement juridique formel des tournages pornographiques, il a indiqué à la délégation avoir « recueilli des témoignages assez hallucinants en Europe de l'Est. Une actrice russe m'indiquait par exemple qu'elle avait signé avec une agence un contrat la tenant pour un certain nombre de scènes à réaliser chaque année. Elle ne voulait plus les tourner. Ce contrat était factice, puisqu'on ne peut pas obliger une personne à avoir un rapport sexuel. Cette femme ne voyait pas les choses de cette manière et craignait de se retrouver dans une situation d'illégalité. Cette histoire illustre bien la perversité que peut induire une forme de légalisation . Ces agences que l'on retrouve aux États-Unis, à Budapest ou à Prague sont des portes d'entrée pour ces abus. Ce métier recrute beaucoup d'individus en situation de vulnérabilité . C'est là où le serpent se mord la queue . »

Les rapporteures estiment en effet que les contrats visant à encadrer l'achat d'actes sexuels et le consentement en matière sexuelle constituent une impasse juridique dans un secteur où les violences sexuelles, physiques et verbales sont devenues systémiques.

Ainsi que le soulignait Elvire Arrighi, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains au ministère de l'intérieur, lors de son audition par la délégation le 18 mai 2022, dans la pornographie, « les actes, même consentis, découlent d'une nécessité matérielle et d'une précarité économique dont souffrent ceux qui s'y livrent plutôt que d'un choix libre et éclairé . (...) C'est bien l'esprit de notre droit de dire que, même si l'intérêt économique est partagé, personne ne doit profiter matériellement des services sexuels tarifés d'un tiers. La notion de dignité humaine est objective et supplante dans notre droit celle du consentement, qui est, elle, subjective, et donc sujette à manipulation . Dès lors, la question que nous devons nous poser dans le cas de la pornographie n'est pas : s'agit-il d'un accord commercial ? En effet, aucun contrat ne peut être fait au sujet d'une activité illégale . (...) Le droit pénal prime, peu importe le consentement des actrices, peu importent les contrats signés . »

De même, Hélène Collet, vice-procureure de la République au Parquet de Paris, lors de son audition par la délégation le 15 juin 2022, au sujet notamment de l'affaire French Bukkake en cours d'instruction, a précisé : « le viol est caractérisé dès lors qu'il n'y a plus consentement. La signature d'un contrat au préalable ne constitue pas un élément d'excuse. Le contrat, qui relève du civil, n'est pas exonératoire de la responsabilité pénale . Si une actrice ayant signé ce contrat n'est plus consentante en cours de scène, la qualification pénale peut être retenue . »

Enfin, Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, lors de cette même audition, a précisé aux rapporteures : « sur le sujet de l'état du droit, je désire revenir à la question du consentement. L'industrie pornographique a bien identifié cet enjeu. Je ne crois pas qu'un contrat soit valide simplement parce qu'il a été signé. Le consentement doit être éclairé : celui qui le signe ne doit pas être en position de vulnérabilité . Or c'est le cas de la plupart des victimes. Surtout, le code pénal indique que l'on ne peut consentir à n'importe quoi . Ainsi, autrefois, alors que les duels avaient été interdits, les duellistes étaient condamnés parce que l'on ne saurait consentir à sa propre mort. L'aide au suicide est interdite au même titre. On ne peut pas davantage consentir à sa propre torture, à sa propre humiliation. Je ne peux imaginer que l'on réduise cette affaire à des contrats signés . »

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