E. UN IMPÉRATIF ESSENTIEL EN CES TEMPS DE CRISE : PROPOSER DES PRODUITS FRANÇAIS À TOUS, ET NON LES RÉSERVER À QUELQUES-UNS

L'erreur de la politique de montée en gamme pour toutes les filières, abandonnant par là même toute attention publique relative aux charges des agriculteurs, a, sans doute, mis en péril l'équilibre économique des filières agricoles françaises.

Mais elle est surtout devenue, depuis 2020, totalement contradictoire avec d'autres préoccupations majeures que sont la souveraineté alimentaire et le pouvoir d'achat des consommateurs. Le discours de Rungis28(*) a, finalement, été rattrapé par l'actualité.

Par la crise du pouvoir d'achat, tout d'abord. La hausse de l'inflation, sans doute durable compte tenu du contexte géopolitique et des impacts structurels du changement climatique sur les marchés agricoles mondiaux, a rappelé aux pouvoirs publics, qui l'avaient oublié malgré les mises en garde répétées de nombreux acteurs de la société civile et du Parlement, que les Français les plus modestes éprouvent de plus en plus de difficultés à s'alimenter en qualité française, comme en quantité et en diversité.

Le problème ne date pas d'aujourd'hui.

Depuis le début des années 2000, la hausse du poids des importations dans la consommation des Français était un premier indice. Cette tendance est le reflet net d'une attention forte sur le critère du prix, à l'heure où les pouvoirs publics ont pressé l'agriculture française d'occuper les segments plus haut de gamme. Les écarts de prix au rayon fruits et légumes, dans le rayon charcuterie, dans les rayons de denrées transformées deviennent tels qu'ils justifient une consommation de produits venus d'ailleurs.

La période du confinement aurait également dû servir de leçon. Comme le révèlent plusieurs études de panélistes, loin des idées d'une prise de conscience des consommateurs en faveur d'un approvisionnement plus local, ce sont les produits sous marques de distributeur qui ont connu une croissance en valeur durant toute la période de confinement : + 1,9 point alors que les autres produits, issus de grands groupes ou de PME, ont tous reculé, principalement les grandes marques29(*). De même, les enseignes de hard discount, qui fondent leur différenciation sur le prix, ont connu entre 2020 et 2021 une croissance de leur chiffre d'affaires largement supérieure à celle d'autres acteurs de la distribution. Enfin, le panier des consommateurs s'est recentré sur davantage de produits de base, de
fond de placard ou de produits surgelés qui ont des prix moyens inférieurs à ceux des produits frais ou des produits transformés.

Compte tenu de ces éléments, et comme l'explicite très bien FranceAgriMer dans le rapport précité de 2021, « ces effets possibles d'un changement de gamme ou de circuit sur le prix de produits alimentaires interrogent sur la capacité des consommateurs à traduire dans les actes et faire perdurer dans le temps leur volonté d'aller vers une consommation plus qualitative, surtout en situation de crise économique qui doit être considérée comme un frein potentiel au renforcement des tendances à une consommation vertueuse, si présente dans les déclarations des Français au lendemain du confinement. »

Autrement dit : la stratégie du président de la République de la montée en gamme nous expose à une bipartition de la consommation française, entre ceux qui pourront se payer des produits français, et les Français les plus modestes, attentifs aux prix, relégués à ne consommer que des produits majoritairement importés.

Ces alertes n'ont pas été suffisamment prises en compte et ont abouti, récemment, à ce qu'il convient d'appeler la première crise de la montée en gamme qui a eu des répercussions fortes dans les cours de ferme ces derniers mois : il s'agit des difficultés d'écoulement de la filière biologique.

Depuis le milieu des années 2010, le Gouvernement a fait de la promotion de l'agriculture biologique un ressort important de la politique agricole. Le soutien aux agriculteurs se convertissant à ce mode de production a été largement approuvé par tous les bancs politiques et doit être maintenu dans la mesure où les producteurs faisant ce choix subissent une perte de rendement dès la première année de la période de conversion, et doivent attendre en moyenne trois ans pour obtenir leur label, synonyme en général d'une meilleure valorisation des produits.

Toute la difficulté est que ce soutien des pouvoirs publics à la filière bio a conduit nombre d'agriculteurs dans le mur : récemment convertis, ils constatent que, depuis 2020, le marché s'est retourné et que la croissance de la consommation de produits bio a considérablement ralenti en France. Le chiffre d'affaires du secteur a même baissé en 2021 avec une consommation en grande surface en recul de 3 %. Les raisons de ce tassement sont évidentes : crise du pouvoir d'achat, valorisation d'autres démarches pour certains produits, mise en avant du critère du « local »...

Sauf que ce ralentissement brutal a lieu au moment même où nombre de conversions deviennent définitives. Il en résulte un croisement des courbes de l'offre et de la demande aboutissant à des situations de surproduction dans de nombreuses filières comme les oeufs, le lait, le porc.

On estime que près de 30 % du lait bio produit en 2021 a été déclassé et mélangé avec du lait conventionnel. Les chiffres sont aussi inquiétants pour les oeufs ou d'autres filières comme la pomme.

Le résultat est terrible pour le producteur investi dans l'agriculture biologique : il se retrouve rémunéré au prix du conventionnel, sans le rendement qui va avec et avec les charges de l'agriculture biologique. Les industriels préfèrent déclasser le produit, qui de toute manière ne se valorise pas. Les agriculteurs assument seuls cette charge supplémentaire, ce qui entraînera, dans les mois à venir, un taux de déconversion élevé.

Une fois la crise passée, on pourrait alors avoir atteint, selon plusieurs personnes entendues, un « plateau du bio ».

Quand l'État se mêle de faire une politique d'offre en promouvant la montée en gamme à tout va sans prendre en compte l'évolution de la demande dictée, principalement, par le critère du prix, nous en arrivons à ces difficultés pour les producteurs agricoles.

Combien d'alarmes faudra-t-il encore sonner avant que cette stratégie soit infléchie et accompagnée enfin d'une vraie politique de compétitivité, attentive aux charges des agriculteurs pour maintenir des revenus aux producteurs et, en même temps, garantir une alimentation française accessible à tous ?

D'autant que la stratégie issue du discours de Rungis est clairement remise en cause par une autre crise, celle de la souveraineté alimentaire.

À l'heure de la plus grave crise géopolitique connue en Europe au XXIe siècle, les pouvoirs européens semblent avoir repris conscience que l'arme alimentaire sera demain absolument décisive.

Sans remettre en cause la nécessaire prise en compte de la question environnementale, qui est aussi une question de souveraineté, il importe de réduire nos dépendances et de s'assurer qu'à terme, l'agriculture française demeure accessible à tous tout en étant durable. Tel est le défi de la prochaine génération. Car manger plus local, donc français, compte tenu des normes de production applicables en France, c'est réduire l'empreinte environnementale de notre alimentation. À cet égard, retenir une montée en gamme, quitte, pour reprendre le discours du Président de la République, à arrêter certaines productions pour lesquelles nous ne serions plus compétitifs face à des concurrents étrangers, est une erreur stratégique.

Pour illustrer ce constat inquiétant et cette nécessité impérieuse de changer de cap, le Sénat est, comme souvent et c'est sa force, parti du terrain et d'exemples concrets. À travers l'étude de cas de cinq produits parmi les plus consommés par les Français, les rapporteurs ont pu mesurer l'effet de l'absence de politique de compétitivité ces dernières années en matière agricole.

Ces cinq analyses circonstanciées convergent : si l'on ne prête pas rapidement une attention particulière aux charges et à nos performances en matière de compétitivité prix et hors prix, la Ferme France sera condamnée à reculer.

C'est pourquoi la stratégie de la montée en gamme doit aujourd'hui être largement amendée. Elle ne peut, seule, être le moteur de la politique agricole de demain. Elle doit être accompagnée vivement par la mise en oeuvre d'une vraie politique de compétitivité agricole, seule à même de permettre à l'agriculture française de relever à la fois le défi de la souveraineté et de répondre aux enjeux de pouvoir d'achat des Français, tout en facilitant l'évolution des pratiques pour mieux faire face au changement climatique. Puissent ces cinq exemples trouvés sur nos territoires en convaincre le lecteur.


* 28 Discours du président de la République, prononcé le mercredi 11 octobre 2017 aux états généraux de l'alimentation.

* 29 FranceAgriMer, L'impact de la crise de la COVID-19 sur la consommation alimentaire en France : parenthèse, accélérateur ou élément de rupture de tendances ?