AVANT-PROPOS : QUEL BILAN AGRICOLE
POUR LA MAJORITÉ GOUVERNEMENTALE DEPUIS 2017 ?

Observant avec inquiétude les pertes de parts de marché de l'agriculture française dans le monde tout en constatant l'explosion des importations alimentaires en France, le Sénat a, sans doute, été le premier à tirer la sonnette d'alarme sur l'état de notre agriculture en 2019 en publiant un rapport sous forme de question : « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ? »1(*).

Les constatations étaient fortement préoccupantes. Stagnation de la production, réduction du nombre d'agriculteurs et de la surface agricole utile, perte de parts de marché à l'export, augmentation forte des importations, érosion du solde commercial jusqu'à devenir déficitaire avec l'Union européenne... : entre 2000 et 2017, tous les indicateurs de la Ferme France sont passés au rouge. Le rapport appelait à une prise de conscience suivie d'un sursaut, pour enfin enrayer cette spirale infernale. Le Gouvernement en prit acte.

Trois années après, la commission des affaires économiques a souhaité se prêter de nouveau à l'exercice dans le but de dresser le bilan des politiques agricoles menées depuis la publication de ce signal d'alarme. Ont-elles réussi à remettre la France agricole sur les bons rails ?

La conclusion au sortir de la lecture de ce rapport ne souffre d'aucune nuance : la tendance à l'effritement de la place de la Ferme France dans le monde se poursuit et jamais les importations alimentaires n'ont pris une place aussi importante dans l'assiette des Français.

Mais que s'est donc-il passé depuis 2017 pour que rien ne change ?

Le Gouvernement, sous la précédente législature, a sans conteste agi.

Il a, certes, mené de front plusieurs combats essentiels, comme celui de la réforme de l'assurance récolte, qui a été considérablement enrichie par les débats parlementaires.

Il s'est évertué à adopter plusieurs lois « Egalim » dans le but d'améliorer le ruissellement de la valeur de la grande distribution vers les fermes, épuisant son énergie à construire un édifice législatif et réglementaire d'une remarquable complexité pour lutter contre des pratiques commerciales qui relèvent du champ de la « morale commerciale » : à peine une loi était-elle votée que les contournements étaient déjà en place. Ce fut le point de départ d'un cercle vicieux : à ces stratégies d'évitement répondait une nouvelle loi, elle-même contournée par de nouvelles pratiques qu'il convenait d'encadrer par un nouveau texte. À chaque fois, des effets indésirés apparaissaient et, à chaque fois, ce sont les agriculteurs qui ont trinqué. Et le train est toujours en marche : à l'heure de l'écriture de ce rapport, la loi « Egalim 3 » est déjà dans tous les esprits, moins d'un an après l'adoption de la loi « Egalim 2 ».

Il s'est également considérablement battu à réparer ses propres erreurs lors des négociations européennes portant sur la politique agricole commune, obtenant à l'arraché, et uniquement grâce au plan de relance lié à l'épidémie de Covid-19, un maintien du budget agricole européen qu'il avait souhaité en baisse pour valoriser de nouvelles politiques au lancement des négociations. Au passage, il a sans doute consenti à un démantèlement progressif de ce formidable outil européen par l'émergence de vingt-sept politiques agricoles nationales, et en consacrant une architecture incapable de supporter une politique agricole d'ensemble. Il a également signé, en feignant de l'ignorer, la stratégie « de la Ferme à la fourchette », qui, en l'état, constitue la plus grande feuille de route décroissante jamais signée par aucun ministre chargé de l'agriculture en France.

La majorité gouvernementale s'est donc sans conteste beaucoup agitée au service de notre agriculture, mais pour faire du « sur place ». Les rapporteurs ont acquis l'intime conviction que, plutôt que de corriger le tir, la majorité gouvernementale entre 2017 et 2022 n'a pas ralenti le déclin de notre agriculture.

Car pendant ce temps, sur le plan géostratégique des performances de l'agriculture sur le marché intérieur et extérieur, la Ferme France continuait à reculer.

Bien sûr, les tensions sur les marchés alimentaires dues à la Covid-19 et, plus récemment, liées à l'invasion russe de l'Ukraine, ont permis de voir au grand jour ces faiblesses propres à notre pays. À l'initiative du ministre de l'agriculture et de l'alimentation de l'époque, la souveraineté alimentaire était, enfin, replacée au coeur des politiques publiques agricoles. Plusieurs plans de relance, inspirés bien souvent de propositions sénatoriales, ont tenté, efficacement, de corriger le tir en allant plutôt dans le bon sens. Mais, face aux défis à venir du renouvellement des générations et de la revalorisation stratégique de l'arme agricole dans l'arsenal géopolitique mondial, ils seront sans aucun doute insuffisants. Ces efforts auront toutefois permis une prise de conscience.

Mais le ver était dans le fruit depuis 2018 et le discours de Rungis du Président de la République, lorsque, récemment élu, il fit répéter en choeur aux filières agricoles présentes le credo qui serait celui de la majorité gouvernementale pour les années à venir : « le tout montée en gamme ».

L'agriculture française ne devait pas avoir peur de perdre des parts de marché pour se recentrer sur une stratégie de montée en gamme. Autrement dit : l'agriculture ne devait pas avoir peur de perdre des marchés sur la scène mondiale pour se recentrer sur un marché intérieur plus rémunérateur.

Cela s'est traduit par une politique « d'anti-compétitivité » justifiant des hausses de charges pour les agriculteurs2(*) qui, pour certaines, ont pu être évitées de justesse grâce à une fronde parlementaire3(*).

L'obsession du Gouvernement a été de travailler sur les recettes agricoles, principalement celles issues des ventes sur le marché intérieur. C'était oublier qu'un revenu est constitué de recettes diverses, venant parfois, et pour une part proche de 30 %, des exportations mais aussi surtout des charges. Et la politique agricole menée ces dernières années a clairement tout misé sur une très hypothétique hausse de certaines recettes agricoles, au détriment de certaines et, surtout, sans prendre garde à des mécanismes qui ont abouti à une augmentation certaine et irréfutable des charges d'exploitation.

Pour quels résultats ? C'est tout l'objet du rapport que de mesurer les conséquences d'une telle orientation, plus ou moins assumée par les ministres en place.

Mais certains éléments, publiés dans des rapports d'organismes gouvernementaux ou indépendants, apportent des réponses claires :

- la France continue de perdre des parts de marché à l'export et voit, dans toutes les filières, les importations venir concurrencer ses propres produits sans que les Français n'en soient clairement informés ;

- cette tendance est due, avant tout, à un décrochage en termes de compétitivité de la Ferme France par rapport à ses concurrents, ce déficit expliquant à lui seul près de 70 % de la dégradation du solde commercial4(*) ;

- dans certaines filières ayant souscrit à cette démarche de montée en gamme, on constate une chute de la production française, posant des difficultés en matière de souveraineté alimentaire, notamment sur les marchés « coeur de gamme », les plus consommés par les Français.

S'appuyant sur plusieurs documents produits ces derniers mois dressant les mêmes constatations, dont il est fait la synthèse en première partie, les rapporteurs ont souhaité apporter leur pierre à l'édifice par un angle de vue sénatorial d'enquête de terrain, investiguant auprès de tous les acteurs d'une filière pour donner des exemples concrets des difficultés posées par cette stratégie de la montée en gamme.

Ils ont ainsi, pendant plusieurs mois, analysé les évolutions de marché constatées sur cinq produits phares de la consommation des Français : la pomme, la tomate, le poulet, le lait de vache et le blé.

Ils ont eu l'occasion d'échanger avec plus de 180 professionnels agricoles et agroalimentaires, du fournisseur le plus en amont de la chaîne de production au dernier échelon de transformation et aux grossistes et exportateurs.

Au terme de ces rencontres, enrichies de trois déplacements sur le terrain, auprès des acteurs locaux, dont un en Italie pour s'inspirer des réussites de leur modèle exportateur, ils en ressortent une conviction : si rien n'est fait, le « tout montée en gamme » aboutira à une réduction du potentiel productif de l'agriculture française, au détriment de notre souveraineté alimentaire, ainsi qu'à une inégalité flagrante d'accès à l'alimentation en France, la montée en gamme réservant mécaniquement les denrées françaises à ceux qui peuvent se le permettre, reléguant les plus modestes à ne consommer que des produits importés dont nous ne maîtrisons pas les normes de production.

Or la France a besoin d'une agriculture forte pour relever les défis climatiques. Nous avons besoin d'une agriculture avec de solides appuis économiques, capables d'investir et d'innover pour faire évoluer les pratiques. C'est cet objectif qui nous permettra de sauvegarder les conditions d'existence d'une agriculture demain, dès lors qu'elle est confrontée à l'immense défi du changement climatique.

C'est pourquoi en matière de politique agricole, l'État a fait fausse route ces dernières années. Car l'agriculture française doit toutefois être souveraine et fournir, comme c'est sa mission, une alimentation durable accessible à tous.

Il faut d'emblée apporter une nuance à ce propos : le message porté dans le rapport n'est pas de contester l'intérêt de stratégies de montée en gamme ciblées.

Des filières sont performantes en la matière et parviennent, grâce à la segmentation, à aller chercher de la valeur. De même, les producteurs bio se sont engagés dans une évolution de leur modèle et de leurs pratiques. À cet égard, il est nécessaire qu'une pluralité de pratiques agricoles existe en France car cette diversité est une chance pour l'avenir, source d'enrichissements mutuels entre les filières et, partant, d'améliorations continues.

Le rapport ne condamne donc aucune filière, aucun type d'agriculture, aucun agriculteur.

Il remet uniquement en cause la stratégie politique suivie par l'État qui, par souci de simplification, a fait du « tout montée en gamme » la doctrine agricole pour notre pays, sans jamais parler de compétitivité. Sans tenir compte des difficultés de pouvoir d'achat de nos compatriotes, l'État est en passe de créer une déconnexion entre les Français et l'agriculture française.

Car de ce cap fixé par l'État aux filières, il résulte des pertes de parts de marché voire, pour des producteurs, notamment bio, des difficultés majeures d'écoulement à l'heure où les consommateurs prennent davantage garde à leurs dépenses.

Pour les rapporteurs, avec ou sans montée en gamme, dans le monde que nous connaissons, une politique de compétitivité en agriculture est un impératif. Elle est indispensable pour garder des parts de marché sur le « coeur de gamme ». Elle est nécessaire pour accompagner les producteurs dans leur éventuelle stratégie de montée en gamme par de la segmentation.

La conclusion de ce rapport est claire : le Gouvernement doit infléchir la tendance et assortir sa politique agricole d'un grand volet « compétitivité ». Puisque, sans politique de compétitivité, les tendances à l'oeuvre se poursuivront.

C'est pourquoi les rapporteurs dessinent, en conclusion de ce rapport, ce que pourrait être un « plan Compétitivité 2028 » applicable à la Ferme France. Sa mise en oeuvre relève d'une urgence nationale.


* 1 Rapport d'information n° 528 (2018-2019) de M. Laurent Duplomb, fait au nom de la commission des affaires économiques sur la place de l'agriculture française sur les marchés mondiaux

* 2 Parmi elles, prenons par exemple la hausse de la redevance pour pollutions diffuses, l'interdiction des remises, rabais et ristournes lors de la vente de produits phytopharmaceutiques, la mise en place de zones de non-traitement à proximité des habitations sans compensations suffisantes pour les agriculteurs...

* 3 Comme ce fut le cas, par exemple, lorsque le Gouvernement souhaitait la suppression du dispositif d'exonérations de charges pour les travailleurs occasionnels et saisonniers, dit « TO-DE » ou la baisse des ressources des chambres d'agriculture.

* 4 Selon la direction générale du Trésor, sur les données 2000-2015.