LA COMPÉTITIVITÉ DE LA FERME FRANCE

I. COMPÉTITIVITÉ DE LA FERME FRANCE : LE GRAND IMPENSÉ DE LA POLITIQUE AGRICOLE MENÉE PAR LE GOUVERNEMENT DEPUIS 2017

A. DEPUIS 2017, UNE POLITIQUE TOURNÉE UNIQUEMENT VERS LA « MONTÉE EN GAMME » DE L'AGRICULTURE FRANÇAISE, À LA CHARGE DES AGRICULTEURS

La parole de l'État compte dans nos campagnes. Pouvait-il en être autrement dans un pays centralisé doté de considérables atouts agricoles ? Les deux « mamelles de la France » de Sully ont finalement toujours été surveillées de près par l'État centralisateur né sous Richelieu puis, plus encore, sous Louis XIV. Quand l'État fixe un cap, alternant les incitations financières et les obligations nouvelles par l'édiction de normes ou de taxes, il joue, aux côtés des producteurs, un rôle majeur dans l'orientation de nos politiques agricoles.

Il est, dès lors, co-constructeur, avec les producteurs français, des plus grandes réussites de notre Ferme France. À l'inverse, quand l'agriculture va mal, il est souvent difficile d'en exonérer totalement la responsabilité de l'État.

L'intuition de ce rapport est que l'État, en matière agricole ces dernières années, a fait fausse route. Bien sûr, l'équation était complexe. Mais les résultats sont là : l'agriculture française perd de son éclat depuis de nombreuses années.

Malgré des forces encore incontestables, notre Ferme France est confrontée, aujourd'hui, à une tendance déclinante qui n'interpelle à ce stade que les experts et les acteurs des filières, tant son écho ne parvient pas à percer le mur du son médiatique fait d'anathèmes envers un monde agricole aux abois.

Mais ces chiffres sont connus de tous : plusieurs rapports, ces dernières années, ont tiré la sonnette d'alarme, que cela soit au Sénat5(*), à la Cour des comptes6(*), à la direction générale du Trésor7(*) et, même, au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire8(*).

Force est de constater que depuis 2017, la politique agricole française a changé de stratégie. Cela se retrouve dans les faits : derrière un discours de façade, laissant le soin aux filières de s'organiser, l'État a, en pratique, revêtu sa casquette de capitaine de la Ferme France pour davantage piloter et administrer les campagnes. Davantage de lois, davantage de normes, davantage de taxes, davantage de stratégies : le quotidien du ministère chargé de l'agriculture n'a pas été de tout repos.

Se cache derrière cette politique « tous azimuts » un seul et même mantra, capable de guérir tous nos maux : la « montée en gamme ». Érigée en politique centrale au début du quinquennat, la stratégie a été légèrement infléchie, par le poids de l'actualité, depuis 2020. Mais elle demeure encore et toujours présente dans toutes les décisions. Autrement dit, la remontada ne pourrait avoir lieu qu'à une condition : que la Ferme France monte en gamme. Qu'elle monte « encore » en gamme devrait-on dire, puisqu'il convient de continuellement rappeler que le modèle français est déjà jugé comme le plus durable du monde9(*).

Cette stratégie de « tout montée en gamme » trouve son acte fondateur dans le discours de Rungis du Président de la République, prononcé le 11 octobre 2017 devant les États généraux de l'alimentation, dans lequel il avait affirmé : « régler le problème du porc, du boeuf, du lait, ce n'est pas aller demander l'énième plan de crise le jour où ça continuera à aller mal, c'est vous organiser dans les filières et sur le territoire pour changer les modèles productifs. Qu'est-ce que cela veut dire concrètement ? Ça veut dire que nous devons regarder et accompagner les marchés export qui donneront des débouchés, [...].Continuer à accompagner la montée en qualité, la montée du bio. [...] Ça veut dire arrêter des productions, qu'il s'agisse de la volaille ou du porc, qui ne correspondent plus à nos goûts, à nos besoins et qui font que nous allons lancer la concurrence sur des marchés internationaux face à des pays contre lesquels nous ne pouvons rien et nous ne pourrons rien. Ni face aux Brésiliens ni face aux Russes ou quelques autres sur des produits de mauvaise qualité ou de qualité moyenne, nous n'arriverons raisonnablement dans la durée à accompagner nos producteurs et vous le savez bien et nous le savons bien. Nous ne leur donnerons des perspectives que si nous montons en qualité, que si nous les accompagnons. Certains l'ont déjà fait et beaucoup sur le territoire et je salue leurs efforts mais regardons en face chacun de nos défis. Chacun.10(*) ».

Cette « nouvelle France agricole » appelée des voeux du président de la République aboutissait à promouvoir une montée en gamme des productions, au risque de perdre des marchés, afin de mieux adresser le marché de la consommation française, à la condition que les prix y soient plus rémunérateurs, ce que la loi Egalim était censée permettre.

L'ensemble des outils étaient orientés vers un seul et unique objectif : une agriculture plus premium, fondée sur des circuits courts.

En témoigne l'éternel marronnier de la loi Egalim11(*), déjà modifiée à trois reprises en l'espace de quatre ans, indicateur qui donne peu d'espoir quant à ses chances de succès. Elle visait à garantir des prix plus rémunérateurs aux agriculteurs dans leurs relations contractuelles avec leurs clients en vue de la distribution de produits alimentaires en grandes et moyennes surfaces par le biais d'une contractualisation rénovée et d'une cascade de marges, depuis le distributeur, aidé en cela par le relèvement du seuil de revente à perte, jusqu'à la cour de ferme. Le sujet est bien entendu essentiel et stratégique, tant les dérives constatées auprès d'une poignée de centrales d'achats, françaises ou européennes, sont majeures et impactent négativement les revenus de milliers de producteurs agricoles. Mais les résultats sont malheureusement connus : ils sont, dans une acception pourtant optimiste, inexistants à ce stade. Le bilan devient négatif dès lors que l'on rappelle que cette loi a considérablement augmenté les charges des agriculteurs. La loi a donc promis un revenu très hypothétique aux agriculteurs en échange d'une hausse certaine de charges.

Le remède proposé par la loi Egalim pourrait, au reste, être pire que le mal car, en n'axant la politique agricole que sur ce circuit de distribution à destination du consommateur français en grandes et moyennes surfaces, consacré comme nouvel eldorado économique pour les producteurs en quête d'une amélioration de leur revenu, le Gouvernement en a oublié qu'une grande partie des débouchés agricoles sont ailleurs : sur les marchés internationaux, dans la restauration hors foyer, dans certaines industries non alimentaires12(*)...

En parallèle de cet échec programmé, dénoncé en tant que tel par le Sénat dès le départ, le Gouvernement s'est lancé, au début du quinquennat précédent, dans une politique de hausse des charges et de contraintes pour faire évoluer plus rapidement les pratiques et contraindre à la montée en gamme. C'est le sens des réformes comme l'interdiction des remises, rabais et ristournes et de la séparation de la vente et du conseil sur les produits phytopharmaceutiques. C'est également le sens de la hausse historique du montant de la redevance pour pollutions diffuses. C'était l'objectif, avant son report dû à la crise des gilets jaunes, de la réduction progressive du taux réduit applicable au gazole non routier pour les agriculteurs.

Enfin, la majorité gouvernementale a proposé de réserver une partie des approvisionnements de la restauration collective publique à quelques produits distingués par des signes de qualité, à hauteur d'un objectif de 50 % inatteignable pour l'ensemble des acteurs interrogés sans une quelconque aide de l'État. La montée en gamme devait être valorisée à tout prix par les pouvoirs publics pour sauver l'agriculture d'une concurrence effrénée sur le coeur de gamme que les producteurs français ne pourraient plus affronter.

Une augmentation tangible de charges et de contraintes contre une hypothétique hausse des revenus : telle a été la politique de la carotte et du bâton du Gouvernement lors du quinquennat 2017-2022.

La politique agricole a, néanmoins, considérablement été infléchie lors de la crise liée à l'épidémie de Covid-19 et, plus récemment, à la suite de la guerre en Ukraine, mais jamais en remettant en cause ces premières dispositions. Rattrapé par la réalité, le Gouvernement n'a toutefois pas totalement fait machine arrière.

Tous les outils étaient et sont toujours tournés vers un seul et même objectif : garantir la montée en gamme de la Ferme France. Les rapporteurs estiment aujourd'hui que si le cap n'est plus clairement affiché, il demeure le même.

Loin de l'idée des rapporteurs de nier l'intérêt de promouvoir, au cas par cas, une telle évolution sur certains marchés, d'autant plus si elles peuvent garantir un revenu supplémentaire pour nos producteurs agricoles.

Mais faire de la montée en gamme le principal moteur de la politique agricole sans un raisonnement adapté par filière, par culture, par territoire, par marché, c'est méconnaître les réalités économiques agricoles de notre pays.

Pis encore : c'est une erreur stratégique qui envoie l'agriculture française dans le mur.

Pour reprendre les mots d'un professionnel entendu, « nous nous sommes réjouis de ce discours de Rungis et des perspectives de la montée en gamme. Mais les réjouissances furent courtes. »


* 5 Rapport d'information n° 528 (2018-2019) de M. Laurent Duplomb, fait au nom de la commission des affaires économiques sur la place de l'agriculture française sur les marchés mondiaux.

* 6 Cour des comptes, référé du 5 mars 2019 sur les soutiens publics nationaux aux exportations agricoles et agroalimentaires.

* 7 Direction générale du Trésor, Trésor-Eco n° 230, « Comment expliquer la réduction de l'excédent commercial agricole et agroalimentaire ? », octobre 2018.

* 8 FranceAgriMer, Compétitivité des filières agroalimentaires françaises, juin 2021.

* 9 Chaque année, le Food sustainability index, publié dans un rapport de The Economist Intelligence Unit et du Barrila Center for Food and Nutrition Foundation, compile les résultats d'une étude comparative, permettant d'analyser les différentes façons de produire et de consommer dans plusieurs dizaines pays du monde représentant, à eux seuls, 90 % du PIB mondial et environ 80 % de la population. La France y est consacrée modèle le plus durable du monde.

* 10 Discours du Président de la République aux États généraux de l'Alimentation, publié le 11 octobre 2017.

* 11 Loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.

* 12 Comme le rappelle l'Observatoire de la formation des prix et des marges, la consommation alimentaire, incluant la restauration, contribue pour 39 % à l'excédent brut d'exploitation de la branche agricole. Le reste de ce « revenu » est constitué par l'exportation pour 24 %, les subventions (24 %) et les demandes finales en produits non alimentaires (10 %) ainsi la formation brute de capital en produits agroalimentaires (4 %).