B. LA NÉCESSITÉ DE RENFORCER LES EXIGENCES DE TRANSPARENCE À TOUS LES NIVEAUX POUR LUTTER CONTRE CES MONTAGES ABUSIFS

1. Des réflexions autour de l'efficacité des dispositifs de « name and shame », qui pourraient davantage être portées sur la qualité de la coopération en matière d'échange d'informations entre États

Le défaut de coopération de la part des États désignés dans les dossiers de « leaks » constitue l'une des principales difficultés que rencontre l'administration pour sanctionner les montages abusifs. Il s'agit d'un sujet sensible diplomatiquement, sur lequel aucune avancée ne peut être obtenue sans engager une réflexion et un dialogue approfondis au niveau international.

Les réflexions relatives à la création de « listes noires » visant à faire pression sur certains paradis fiscaux, afin de les inciter à partager des informations de nature fiscales sur certains contribuables y possédant des actifs ont été engagées dès 2015 en Europe, soit avant la publication de principaux dossiers de « leaks ». Si la publication de ces enquêtes a contribué à accélérer le développement de ces outils, elle en a aussi paradoxalement souligné les limites. En effet les schémas de fraude qui sont exposés dans les affaires les plus récentes mettent systématiquement en lumière un défaut de coopération entre les États, que ces dispositifs de « name and shame » n'ont, force est de constater, pas permis d'enrayer.

La France a ainsi créé une liste d'États et territoires non coopératifs (ETNC) en matière fiscale, composée de 12 États 107 ( * ) , depuis sa dernière actualisation le 2 mars 2022 108 ( * ) . L'Union européenne établit aussi, depuis 2016 sa propre liste noire d'ETNC . Elle publie également une « liste grise », plus longue, qui vise à mesurer les progrès réalisés par les États concernés.

Par ailleurs d'autres États membres de l'Union européenne, tels que l'Allemagne, la Belgique, le Danemark, l'Espagne, la Grèce, la Hongrie, l'Irlande, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Slovaquie, la Slovénie, disposent d'une liste nationale d'ETNC.

Les critères d'inscription sur les listes française et européenne d'ETNC

Pour définir si un État doit ou non intégrer la liste, les autorités françaises ne s'arrêtent pas à la seule existence d'instruments de coopération fiscale, elle vérifie que ces instruments juridiques ont bien permis à l'administration fiscale d'obtenir les renseignements nécessaires à l'application de la législatif fiscale française. Les critères français sont définis à l'article 238-0 A du CGI. Ainsi, des États ou territoires sont considérés comme des ETNC dès lors que :

- ils sont considérés par le Conseil de l'UE comme facilitant la création de structures ou de dispositifs offshore destinés à attirer des bénéfices sans substance économique réelle ;

- ils ne respectent pas au moins un des autres critères définis par le conseil de l'UE relatifs à la transparence fiscale, à l'équité fiscale et à la mise en oeuvre des mesures anti-BEPS que les États membres de l'UE s'engagent à promouvoir, et figurant à l'annexe V de la liste de l'UE.

L'article 31 de la loi relative à la lutte contre la fraude a par ailleurs ajouté à la liste française des ETNC les États et les territoires présents sur la liste « noire » européenne , dont les critères d'inscription sont différents. La liste française des ETNC est aujourd'hui identique à la liste européenne à la seule exception des Iles Vierges britanniques qui demeurent inscrites sur la liste française.

L'édiction de la liste européenne reposes sur trois types de critères :

- un critère de transparence fiscale ;

- un critère de fiscalité équitable ;

- un critère reposant sur l'application des standards de l'OCDE anti- BEPS 109 ( * ) .

Source : commission des finances, d'après les réponses au questionnaire du rapporteur

Ces listes font l'objet de plusieurs critiques qui concernent, d'une part, la pertinence de critères d'inscription des États sur ces listes, et d'autre part, les conséquences effectives de l'inscription sur ces listes.

Plusieurs États, de par leur législation fiscale agressive ou leur comportement en matière de coopération fiscale, pourraient théoriquement être inscrits sur ces listes, mais ne le sont pas dans les faits, en raison de leur poids économique ou politique important. Leur inscription pose en effet, selon Éric Alt, vice-président de l'association Anticor, « un vrai problème diplomatique » 110 ( * ) , avec un trop important dommage réputationnel pour ces États, « too big to blacklist » 111 ( * ) . Cela conduit, dans les faits à dissuader leurs homologues de les inscrire sur « liste noire », ces derniers craignant de provoquer une dégradation de leurs relations diplomatiques.

Ce constat est particulièrement vrai concernant l'Union européenne, dont certains États pourraient, eu égard aux caractéristiques de leur système fiscal, risquer d'être inscrits sur ces listes. Dans sa résolution de 2021 sur l'amélioration des critères d'inscription sur les listes d'ETNC de l'Union européenne, le Parlement européen a à cet égard critiqué l'hypocrisie de la liste européenne, en estimant qu'il fallait que l'Union européenne donne « l'exemple chez elle 112 ( * ) ».

L'inscription sur les listes noires, au-delà du dommage réputationnel qu'elle implique, peut également conduire à l'application de sanctions à l'égard des États ou territoires désignés. Concernant la France, ces sanctions, modifiées pour la dernière fois par l'article 31 de la loi relative à la lutte contre la fraude , diffèrent selon le critère d'inscription sur la liste de l'État en question. Ainsi, les États et territoires inscrits sur la liste française peuvent se voir appliquer pas moins de 24 mesures, telles que, par exemple, un alourdissement de la fiscalité applicable aux opérations réalisées avec ces États ou l'encadrement des prix de transferts.

La portée réelle de ces sanctions peut toutefois être remise en cause dans la mesure où leur application n'a rien d'automatique. Celles-ci peuvent faire l'objet de clause de sauvegarde , exigées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel 113 ( * ) , et permettant d'écarter leur application au cas par cas lorsque le débiteur établit que les opérations concernées sont réelles et ont principalement un objet et un effet autres que de permettre leur localisation dans un ETNC. Par ailleurs, certaines de ces contremesures s'appliquent sous réserve des stipulations des conventions fiscales internationales, conformément à l'article 31 de la loi relative à la lutte contre la fraude.

Les États membres de l'Union européenne se sont toutefois engagés depuis 2021 à appliquer au moins une mesure de nature législative, et une mesure de nature administrative, parmi une liste élaborée par le groupe de travail « Code de conduite » de l'Union européenne en 2019. Il convient de noter que la France est le seul État membre qui impose l'ensemble des contremesures identifiées.

Le groupe de travail « Code de conduite »

Le code de conduite de l'UE (fiscalité des entreprises) est un instrument de L'Union européenne ayant vocation à promouvoir une concurrence fiscale loyale, au sein de l'UE et au-delà. Il s'agit d'un groupe de travail intergouvernemental juridiquement non contraignant qui vise à identifier et à évaluer les éventuelles mesures fiscales préférentielles dommageables des États membres. Ce groupe de travail a permis d'identifier des contre-mesures à l'égard des ETNC.

Les mesures défensives en matière administrative sont :

- la surveillance renforcée des transactions ;

- les risques d'audit accrus pour les contribuables bénéficiant de régimes inscrits sur la liste ;

- les risques d'audit accrus pour les contribuables qui recourent à des dispositifs fiscaux impliquant des régimes inscrits sur la liste.

Les mesures défensives en matière législative sont :

- la non-déductibilité des coûts exposés dans un ETNC ;

- l'application des règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées ;

- la retenue fiscale à la source ;

- la limitation de l'exonération de participation sur les dividendes des actionnaires.

Source : réponses au questionnaire du rapporteur

Certains observateurs considèrent que ces listes noires, dont l'efficacité et la cohérence sont remises en cause, devraient être complétées au niveau européen par une « liste noire » qui se concentrerait exclusivement sur le défaut de coopération des États en matière de réponses aux demandes d'informations.

Selon Patrick Lefas, président de Transparency international France , il conviendrait ainsi de « trouver le moyen de désigner les pays qui ne répondent pas aux demandes d'informations » 114 ( * ) . Le « name and shame » en la matière pourrait en effet être intensifié, dans la mesure où ce défaut de coopération constitue bien souvent la principale cause de l'incapacité des États à démanteler les montages dévoilés dans les affaires de Papers .

En effet, le recours à la coopération internationale se traduit encore aujourd'hui par un allongement sensible des délais de procédure, quand il n'est pas synonyme de refus, explicite ou implicite, de coopérer 115 ( * ) . Une discussion pourrait dès lors être engagée au niveau international sur le système d'entraide en matière de lutte contre la délinquance économique et financière. Cette réflexion pourrait notamment porter sur la création d'un dispositif de « name and shame » , qui interviendrait en complément des listes européennes et françaises, et qui viserait les pays ne jouant pas le jeu de la réponse aux assistances administratives internationales.

Cette liste pourrait s'appuyer sur le travail de l'OCDE, qui aurait la tâche de collecter et de consolider les informations en matière de demande d'informations que lui transmettraient l'ensemble des États membres. Elle pourrait, selon Transparency international France , tenir une comptabilité des délais de réponse des pays aux commissions rogatoires internationales et assimilées des autres pays.

Recommandation n° 15 ( OCDE ) : engager, au niveau international, une réflexion sur la création d'un dispositif de « name and shame » envers les pays ne jouant pas le jeu de la coopération en matière d'échanges d'informations, en complément des listes européennes d'ETNC.

2. Promouvoir une meilleure utilisation des registres de bénéficiaires effectifs de sociétés
a) Le registre des bénéficiaires effectifs : un outil incomplet qui doit être renforcé

Le défaut d'identification des bénéficiaires effectifs de sociétés offshores et de trusts est au coeur des dossiers de fraudes révélés dans la presse ces dernières années. La création de registres permettant de répertorier les bénéficiaires effectifs en France et dans chaque pays de l'Union européenne a, à cet égard, constitué une avancée notable.

Le registre des bénéficiaires effectifs

La notion de bénéficiaire effectif est définie, selon l'article L. 561-2-2 du code monétaire et financier comme « la ou les personnes physiques : soit qui contrôlent en dernier lieu, directement ou indirectement, le client ; soit pour laquelle une opération est exécutée ou une activité exercée ».

Le registre des bénéficiaires français, dont la gestion et le contrôle a été confiée en France aux greffiers des tribunaux de commerce, a été créé en 2017, et est accessible au public gratuitement depuis avril 2021. Il est censé recenser l'ensemble des personnes qui détiennent, directement ou indirectement, plus de 25 % du capital ou des droits de vote de la société cotée, du groupement d'intérêt économique ou d'une autre personne morale inscrite au registre du commerce et des sociétés (RCS).

L'obligation de tenir un registre des bénéficiaires effectifs a depuis été consacrée au niveau de l'Union européenne. La directive (UE) 2018/843 du 30 mai 2018 116 ( * ) a notamment imposé aux États membres de mettre en place, dans un registre central, un dispositif d'identification des bénéficiaires effectifs des sociétés et entités juridiques constituées sur leur territoire. Cette directive a été transposée en droit français par l'ordonnance n° 2020-115 du 12 février 2020 et les décrets n° 2020-118 et n° 2020-119 du 12 février 2020.

Les entreprises et les personnes physiques qui ne se conforment pas à leur obligation de déclarer leurs bénéficiaires effectifs s'exposent à des sanctions pénales. Celles-ci sont prévues par l'article L.574-5 du Code monétaire et financier :

- pour les personnes physiques, il est prévu une peine de 6 mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende ainsi que l'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler une société et de participer aux marchés publics ;

- pour les personnes morales, il est également prévu une amende de 7 500 euros ainsi que la dissolution, l'interdiction d'exercice définitif ou temporaire, la fermeture définitive ou temporaire, l'exclusion des marchés publics à titre définitif ou temporaire, l'interdiction, à titre définitif ou temporaire, de procéder à une offre au public de titres financiers ou de faire admettre ses titres financiers aux négociations sur un marché réglementé.

Source : rapport d'information (n°1822) du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale, sur la mise en oeuvre des conclusions du rapport d'information (n° 1822) du 28 mars 2019 sur l'évaluation de la lutte contre la délinquance financière

L'accès aux données contenues dans ces registres constitue en effet, selon l'administration fiscale , une réelle avancée dans la connaissance des bénéficiaires effectifs, notamment lorsqu'il existe plusieurs sociétés étrangères dans la chaîne de détention.

Le Parlement européen a également souligné l'intérêt de ces registres, dans le cadre d'une résolution prise au lendemain de la publication des Pandora papers 117 ( * ) . Il a estimé que ces affaires « démontrent la nécessité et la grande utilité des registres de bénéficiaires effectifs interconnectés et accessibles au public pour les fiducies et les structures similaires telles que les entreprises, afin de permettre un contrôle plus étroit et une meilleure vérification croisée des informations par les journalistes et la société civile ».

Ces registres présentent toutefois plusieurs limites, qui conduisent à en réduire la portée et l'efficacité dans le cadre de la lutte contre les montages abusifs.

Premièrement, si l'existence de telles bases de données est aujourd'hui obligatoire pour les États membres de l'Union européenne, force est de constater que la grande majorité des États hors Union européenne ne disposent pas de tels registres. Ainsi, ces outils ont certes favorisé une meilleure transparence de l'information au niveau de l'Union européenne, mais ils n'ont de fait pas permis de régler le problème de l'accès aux informations des pays tiers, et notamment des paradis fiscaux. À cet égard, l'association Oxfam France, dans le cadre d'une table ronde sur les Pandora Papers organisée par la commission des finances le 13 octobre 2021 118 ( * ) a notamment regretté que l'existence d'un registre national de bénéficiaires effectifs publiquement accessible et exploitable par l'administration fiscale ne constitue pas un critère d'inscription sur les listes noires de l'UE.

Par ailleurs, le caractère incomplet des registres existants les rend mécaniquement beaucoup moins exploitables pour l'administration fiscale.

En France le degré de complétude du registre des bénéficiaires effectifs des sociétés représenterait 75 %, ce qui correspond à environ à 3,5 millions d'informations déclarées 119 ( * ) . Ainsi, près de 25 % des sociétés assujetties à l'obligation de déclaration n'ont pas déclaré l'identité de leurs bénéficiaires effectifs. D'après les éléments communiqués par Transparency International , les principales structures défaillantes seraient les sociétés civiles, et plus particulièrement les sociétés civiles immobilières (SCI) 120 ( * ) . Or, il peut arriver qu'une SCI soit impliquée dans un schéma de blanchiment du produit de la corruption internationale.

Il est essentiel, pour garantir l'effectivité de cet outil, de s'assurer que les sanctions pour défaut de déclaration de ces bénéficiaires effectifs soient appliquées. Or, aucune information ne serait actuellement publiée à ce sujet 121 ( * ) .

Recommandation n° 16 ( greffiers des tribunaux de commerce ) : veiller à l'application de sanctions en cas de défaut de renseignement du registre des bénéficiaires effectifs.

Recommandation n° 17 ( Gouvernement ) : publier chaque année des statistiques concernant l'application des sanctions relatives au défaut de renseignement des bénéficiaires effectifs de sociétés.

b) Optimiser l'utilisation des registres par un croisement avec d'autres données existantes

Il est également essentiel, dès lors que la complétude des registres est garantie, de pouvoirs disposer des outils techniques afin d'en exploiter tout le potentiel.

Le cas de l'enquête Open Lux , publié par les Décodeurs du Monde en février 2021, est à cet égard particulièrement éclairant. Cette enquête a la particularité de ne pas reposer sur la fuite de documents, contrairement aux Panama Papers , aux Pandora papers et aux CumEx Files , mais sur l'exploitation, par le recours au webscraping, du registre des bénéficiaires effectifs du Luxembourg ( Luxembourg Business Register) , dont les données sont publiquement accessibles.

OpenLux : une enquête basée sur le « webscraping » de données publiques

Les OpenLux , désignent l'enquête initiée par les Décodeurs du Monde et publiée en février 2021 par un consortium de journalistes internationaux. Les montages qui y sont dévoilées répondent à une logique similaire que pour les autres affaires de « Papers », puisqu'ils reposent sur la création de sociétés sans bureau ni salarié mais gérant pourtant des actifs dont la valeur s'élèverait au minimum à 6 500 milliards d'euros.

La particularité des OpenLux réside dans les modes d'investigation utilisés : ils ne reposent pas sur l'exploitation de « leaks », c'est-à-dire de fuites de documents confidentiels, mais sur l'extraction et l'exploitation de données publiquement accessibles et issues du registre luxembourgeois de bénéficiaires effectifs de sociétés.

Les données de ce registre ont pu être exploitées par les journalistes du Monde par l'intermédiaire de la technique du webscraping , grâce à la création d'un script informatique qui a simulé le comportement de plusieurs milliers d'internautes qui auraient navigué anonymement pendant un an sur l'intégralité des pages du registre luxembourgeois.

Ainsi, entre 2016 et 2020, plus de 3,3 millions de documents ont été « aspirés », soit 1,3 téraoctet de données, dont les plus anciens remontent aux années 1950.

Source : Le Monde, 8 février 2021, OpenLux : faire parler des registres publics, une enquête d'un genre nouveau

La DGFiP a également indiqué travailler avec un prestataire privé, chargé du développement de robots de webscrapping , qui doivent permettre de récupérer de façon automatique les données des registres de bénéficiaires effectifs d'autres États. Les données du Luxembourg ont été récupérées, tandis que les registres du Royaume Uni et du Danemark seraient en cours de traitement. La mise à jour régulière des sites constitue toutefois une source de complexité en ce qui concerne le paramétrage de ces robots, qui doit être redéfinie à chacune de ces mises à jour.

L'administration fiscale a ensuite recours à des techniques de fuzzy matching pour associer aux personnes physiques, par un traitement automatisé de l'état civil des bénéficiaires effectifs, un identifiant fiscal français (SPI) afin de faciliter ensuite leur intégration dans le référentiel des associés et leur utilisation dans les travaux d'analyse pour cibler la fraude et les anomalies fiscales.

Pour renforcer l'utilité du registre des bénéficiaires effectifs, il pourrait être particulièrement utile de mobiliser l'ensemble des technologies fondées sur l'extraction et l'exploitation de données dont dispose l'administration, telles que le websrapping , le fuzzy matching , ou l'intelligence artificielle 122 ( * ) , afin de croiser ces informations avec d'autres bases de données. Il pourrait par exemple être envisagé de mettre en lien les données du registre des bénéficiaires effectifs avec celles du cadastre permettant de recenser l'ensemble des propriétés immobilières en France, de manière à détecter, par le rapprochement de ces données, d'éventuelles anomalies et fraudes. Cette démarche pourrait être menée au niveau de l'Union européenne, afin de disposer de la base d'information la plus complète possible. Il s'agirait d'un premier pas vers le cadastre financier encouragé par l'Observatoire européen de la fiscalité 123 ( * ) . Celui-ci plaide en effet pour la création d'une base de données au niveau de l'Union européenne, qui permettrait de retracer les propriétaires de l'ensemble des actifs, qu'ils soient par exemple financiers ou immobiliers , mais qui apparait difficilement réalisable à ce stade.

À cet égard, il convient de souligner qu'une étude croisée du registre français sur les bénéficiaires effectifs et du cadastre français menée conjointement par Transparency International France , Transparency International et Anti-Corruption Data Consortium est actuellement en cours, et devrait être publiée dans le courant du second semestre 2022 124 ( * ) .

Recommandation n° 18 ( Gouvernement et Union européenne ) : élaborer un outil permettant de croiser les données relatives au registre des bénéficiaires effectifs avec d'autres données, notamment celles du cadastre. Cette démarche pourrait être menée au niveau européen pour que les informations soient les plus complètes possibles.

3. Promouvoir une meilleure responsabilisation des intermédiaires impliqués dans des montages financiers abusifs

Le rôle des intermédiaires financiers dans le cadre de l'élaboration de montages financiers abusifs a été souligné par de nombreux observateurs, et notamment par Transparency international qui, dans le cadre de son rapport sur le bilan des Pandora papers , a estimé que ces professions, « par leurs activités de conseil (...) sont susceptibles de faciliter la création de montages financiers opaques destinés à dissimuler l'identité de leurs clients ou l'origine de leurs actifs 125 ( * ) . » De même, l'OCDE a appelé, dans un rapport publié au début de l'année 2021, à mieux réprimer les intermédiaires fiscaux qui décident de jouer un « rôle décisif pour dissimuler des délits fiscaux et d'autres infractions financières commis par leurs clients » 126 ( * ) .

Il convient toutefois de noter que les obligations à l'égard de ces intermédiaires financiers ont ces dernières années fait l'objet d'un renforcement, et plus particulièrement depuis la transposition de la directive 2018/822 du 25 mai 2018 dite « DAC 6 127 ( * ) ».

L'article 22 de la loi relative à la lutte contre la fraude a ainsi prévu une habilitation pour le Gouvernement à légiférer par ordonnance afin de transposer la directive « DAC 6 ». Cette directive prévoyait notamment que les intermédiaires, et notamment les avocats fiscalistes, en tant que concepteurs ou prestataires de service qui mettent en place des dispositifs de planification fiscale potentiellement abusifs, les déclarent à l'administration fiscale. Les données récoltées ont ensuite vocation à être échangées entre les États membres. Toujours dans le cadre de la loi relative à la lutte contre la fraude, son article 7 a en outre permis de clarifier l'obligation déclarative de comptes dormant à l'égard des intermédiaires fiscaux, en précisant que celle-ci, prévue par l'article 1649 A du CGI, vise bien l'ensemble des comptes détenus à l'étranger par le contribuable.

L'obligation de déclaration des dispositifs transfrontières potentiellement abusifs introduits par la directive « DAC 6 »

La directive « DAC6 » est entrée en vigueur le 1er janvier 2021. Elle instaure l'obligation de déclarer les dispositifs transfrontières potentiellement agressifs à charge de leurs concepteurs - les intermédiaires - ou à défaut, de leurs bénéficiaires - les contribuables.

Applicable dans l'ensemble de l'UE, obligation déclarative a été transposée en France par les articles 1649 AB à AH du CGI, dont les dispositions sont entrées en vigueur le 1 er janvier 2021. L'article 1649 AE du CGI définit ainsi l'intermédiaire comme :

- « t oute personne qui conçoit, commercialise ou organise un dispositif transfrontière devant faire l'objet d'une déclaration, le met à disposition aux fins de sa mise en oeuvre ou en gère la mise en oeuvre » ;

- « toute personne qui, compte tenu des faits et circonstances pertinents et sur la base des informations disponibles ainsi que de l'expertise en la matière et de la compréhension qui sont nécessaires pour fournir de tels services, sait ou pourrait raisonnablement être censée savoir qu'elle s'est engagée à fournir, directement ou par l'intermédiaire d'autres personnes, une aide, une assistance ou des conseils concernant la conception, la commercialisation ou l'organisation d'un dispositif transfrontière devant faire l'objet d'une déclaration, ou concernant sa mise à disposition aux fins de mise en oeuvre ou la gestion de sa mise en oeuvre ».

Le champ d'application matériel de l'obligation « DAC 6 » est défini à partir des critères cumulatifs suivants :

- « les dispositifs » : qui s'entendent au sens large et recouvrent notamment tout accord, entente, mécanisme, transaction ou série de transactions, qu'ils aient ou non force exécutoire ;

- « transfrontières » : les dispositifs doivent concerner au moins deux États, dont un État membre de l'UE au moins ;

- « potentiellement agressifs au plan fiscal » : les dispositifs qualifiés au sens de la « DAC 6 » comportent au moins l'un des marqueurs issus de la liste figurant à l'article 1649 AH du CGI (il s'agit de caractéristiques et d'éléments susceptibles de constituer des signes manifestes d'évasion fiscale ou de pratiques fiscales abusives).

Une fois déclarées, les informations sont transférées au répertoire central européen (RCE) qui est accessible aux administrations fiscales de tous les États membres de l'UE. Ce transfert doit intervenir au plus tard dans le mois suivant la fin du trimestre au cours duquel les données ont été déclarées à la DGFiP, soit, pour l'année 2021, avant le 30 avril, le 31 juillet et le 31 octobre.

La collecte les déclarations « DAC6 » par la DGFIP a débuté le 1er janvier 2021 et le premier transfert des données au RCE a eu lieu en avril 2021.

Sources : réponses de la DGFiP au questionnaire du rapporteur

L'utilisation des données collectées à partir des déclarations « DAC 6 » permet ainsi à l'administration fiscale :

- de détecter d'éventuelles failles législatives qui permettent ou facilitent la mise en place de montages agressifs ;

- de procéder au datamining et, à terme, au textmining des déclarations en vue d'exploiter leur contenu à des fins de programmation du contrôle fiscal ;

- d'utiliser ces données pour les besoins d'actions menées directement par les directions nationales et régionales de contrôle fiscal.

Ces données sont par ailleurs transférés au sein d'un répertoire central européen (RCE), qui regroupe l'ensemble des déclarations déposés par tous les États membres, et a déjà permis, au 31 décembre 2021, d'obtenir 33 658 déclarations dont 669 déclarations transmises par la France.

La portée de cet outil doit toutefois être nuancée. Tout d'abord ces obligations de déclaration ne s'appliquent pas aux schémas préexistant à l'entrée en vigueur de la directive. Par ailleurs, la sanction financière en cas de non-respect de cette obligation déclarative, qui se traduit par une amende de 10 000 euros ramenée à 5 000 euros pour la première infraction, ne serait, selon l'organisation syndicale Solidaires finances publiques , pas suffisamment dissuasive 128 ( * ) .

Il apparait ainsi néanmoins essentiel qu'un véritable travail soit mené au niveau de l'Union européenne, par exemple par la Commission européenne, afin d'évaluer les apports réels de la directive DAC 6 en matière de responsabilisation des intermédiaires financiers ainsi que, sur les résultats du contrôle fiscal au sein des différents États membres.

Les affaires récentes ont par ailleurs mis en évidence la nécessité de renforcer les règles de transparence à l'égard des intermédiaires financiers, en particulier dans les pays susceptibles d'abriter des montages abusifs. À cet égard, Oxfam France a souligné dans le cadre de la table ronde Pandora Papers , le fait que l'existence de règles de transparence à l'égard des intermédiaires financiers au sein d'un État n'était absolument pas pris en compte dans les critères d'établissement des listes noires de l'Union européenne. Il pourrait dès lors être envisagé, sous réserve de l'évaluation des apports de la directive « DAC 6 », d'introduire, pour déterminer la « liste noire » des États non coopératifs, le critère de l'existence ou non de règles de transparences applicables aux intermédiaires financiers.

Recommandation n° 19 ( Union européenne ) : mener une évaluation approfondie de l'efficacité des obligations de transparence à l'égard des intermédiaires financiers introduites par la directive « DAC 6 », et sous réserve des résultats de cette évaluation, réfléchir à l'introduction d'un nouveau critère d'inscription sur la « liste noire » de l'Union européenne portant sur l'existence ou non de règles de transparence applicables aux intermédiaires financiers.


* 107 Iles Vierges britanniques, Anguilla, Seychelles, Panama, Vanuatu, Fidji, Guam, Iles Vierges américaines, Palaos, Samoa américaines, Samoa, Trinité et Tobago.

* 108 Arrêté du 2 mars 2022 modifiant l'arrêté du 12 février 2010 pris en application du deuxième alinéa du 1 de l'article 238-0 A du code général des impôts.

* 109 « Base erosion and profit shifting » ou « érosion de la base d'imposition et transfert des bénéfices ».

* 110 Table ronde de la mission d'information du 7 juin 2022.

* 111 C'est-à-dire, trop « gros » ou trop important pour être inscrit sur ces listes.

* 112 Résolution du Parlement européen du 21 janvier 2021 sur la réforme de la liste des paradis fiscaux de l'Union européenne .

* 113 Voir notamment : Conseil Constitutionnel, n°2016-614 QPC, M. Dominique L.

* 114 Table ronde de la mission d'information du 7 juin 2022.

* 115 Contribution écrite de Transparency international France transmise le 18 juin 2022.

* 116 Directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018, modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme.

* 117 Résolution du Parlement européen du 21 octobre 2021 sur les Pandora Papers: implications pour les efforts de lutte contre le blanchiment de capitaux, la fraude et l'évasion fiscales.

* 118 Table ronde de la commission des finances, « Pandora papers : comment contrôler la création et les bénéficiaires effectifs des sociétés offshore ?», 13 octobre 2021.

* 119 Contribution écrite de Transparency international France transmise le 18 juin 2022.

* 120 Ibid.

* 121 Pandora papers : et maintenant ? Constats et recommandations de Transparency International France, 10 novembre 2021.

* 122 La DGFiP a indiqué, dans le cadre de ses réponses au questionnaire du rapporteur, ne pas travailler à ce stade avec l'intelligence artificielle pour exploiter les données des registres de bénéficiaires effectifs.

* 123 Table ronde de la commission des finances, « Pandora papers : comment contrôler la création et les bénéficiaires effectifs des sociétés offshore ?», 13 octobre 2021.

* 124 Contribution écrite de Transparency international France transmise le 18 juin 2022.

* 125 Pandora Papers : et maintenant ? Constats et recommandations de Transparency International France, 10 novembre 2021.

* 126 OCDE, « En finir avec les montages financiers abusifs : réprimer les intermédiaires qui favorisent les délits fiscaux et la criminalité en col blanc », 25 février 2021.

* 127 Directive 2018/822 du Conseil du 25 mai 2018 relative à l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal.

* 128 Contribution écrite de Solidaire Finances publiques, transmise le 13 juillet 2022.

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