C. RÉVISER LES CONVENTIONS FISCALES POUR PRÉVENIR LES ABUS : LE CAS EMBLÉMATIQUE DES « CUMEX FILES »

1. Un dispositif adopté à l'initiative du Sénat pour lutter contre l'arbitrage de dividendes, mais partiellement vidé de sa substance ensuite
a) L'ambition du Sénat : faire échec aux opérations d'arbitrage de dividendes

À la suite des premières révélations d'un consortium international de journalistes concernant les Cumex Files , le Sénat avait adopté à l'unanimité un amendement, présenté par la quasi-totalité des groupes parlementaires, au projet de loi de finances initiale pour 2019 visant à faire échec aux opérations d' « arbitrage de dividendes » . Le dispositif proposé était issu des travaux du groupe de suivi sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales de la commission des finances et entendait donc lutter contre ces montages abusifs, internes comme externes .

Arbitrage de dividendes : montages interne et externe

En principe, les versements de dividendes aux actionnaires étrangers
(non-résidents) d'une société française sont soumis à une retenue à la source prévue au taux « interne » de 30 % pour les personnes morales 129 ( * ) . La plupart des conventions fiscales prévoient toutefois un taux réduit, souvent 10 % ou 15 %, auquel peuvent prétendre les résidents des États concernés.

L'arbitrage de dividendes permet d'échapper à cette retenue à la source - c'est-à-dire à l'impôt - grâce à deux types de montages :

1°) montage « interne » : à l'approche de la date de versement des dividendes, afin d'échapper à la retenue à la source, le propriétaire de l'action la prête à un résident français, qui est le plus souvent un établissement financier. Le résident français, qui n'est soumis à aucune retenue à la source, rétrocède ensuite le dividende à son bénéficiaire réel sous la forme d'un flux financier indirect, en échange d'une commission.

Ce schéma est à la frontière de la légalité : si les opérations de « prêt-emprunt de titres » règlementé sont interdites autour de la date de versement du dividende, rien n'interdit aux parties de recourir à d'autres formes juridiques de cessions temporaires. Les acteurs recourent également parfois à des instruments financiers permettant à l'acquéreur non-résident de détenir tous les éléments de rendement des actions sans en être cependant le propriétaire juridique. Ces instruments donnent lieu à des flux financiers qui permettent de rémunérer indirectement le « véritable » propriétaire des actions, l'administration fiscale étant ensuite largement dans l'incapacité d'effectuer les contrôles permettant de requalifier ces flux financiers en versements de dividendes.

2°) montage « externe » : à l'approche de la date de versement des dividendes, afin d'échapper à la retenue à la source, le propriétaire de l'action la prête au résident d'un État dont la convention fiscale signée avec la France ne prévoit aucune retenue à la source. Comme pour le montage « interne », cette possibilité est souvent « offerte » par des établissements financiers disposant de filiales dans les pays concernés.

Source : commission des finances

b) L'adoption par le Parlement d'un dispositif anti-abus pour les montages internes, quoiqu'altéré par rapport à celui défendu par le Sénat

Le dispositif adopté par le Sénat visait :

- pour répondre au montage interne , à soumettre à la retenue à la source au taux « interne » tous les flux financiers correspondant indirectement à la rétrocession d'un dividende à un actionnaire non-résident . Il appartenait alors aux banques d'identifier les opérations susceptibles d'être concernées. Les établissements payeurs devaient ensuite adresser à l'administration fiscale une liste annuelle de tous les versements opérés dans ce cadre ;

- pour répondre au montage externe , à imposer aux établissements payeurs l'application par défaut du taux « interne », le bénéficiaire pouvant ensuite demander le remboursement de l'éventuel trop-perçu , sur présentation de justificatifs.

Lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2019 en nouvelle lecture, l'Assemblée nationale n'a conservé que le dispositif propre au montage interne , en le modifiant substantiellement et, partant, en l'affaiblissant :

- les opérations hors contrat entre l'investisseur étranger et l'établissement français ne sont pas comprises dans le champ de l'article (les montages faisant appel à des instruments financiers complexes sont donc exclus) ;

- le dispositif est limité aux opérations financières survenant dans les 45 jours autour de la date de versement du dividende.

Par ailleurs les montages externes sont également exclus puisque ne sont pas concernés les montages reposant sur des cessions temporaires au profit de résidents d'un pays lié à la France par une convention fiscale prévoyant une retenue à la source de 0 %.

Les résultats présentés précédemment illustrent le fait que, en l'état du droit, l'administration fiscale ne parvient à recouvrer qu'une petite partie des sommes qui échappent à l'imposition du fait de ces montages fiscaux abusifs .

2. Agir, enfin, sur les montages externes en révisant les conventions fiscales

La France est partie à neuf conventions fiscales bilatérales prévoyant un taux de retenue à la source nul sur les dividendes versés à des résidents étrangers . Les pays concernés sont l'Arabie saoudite, le Bahreïn, l'Égypte, les Émirats arabes unis, la Finlande, le Koweït, le Liban, Oman et le Qatar.

Sept 130 ( * ) de ces conventions fiscales sont couvertes par la règle anti-évitement , dite « clause des objets principaux », prévue à l'article 7 de la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS). Cette règle permet de remettre en cause un avantage accordé au titre d'une convention « s'il est raisonnable de conclure [...] que l'octroi de cet avantage était l'un des objets principaux d'un montage ou d'une transaction ayant permis, directement ou indirectement, de l'obtenir ». Quant aux deux autres, elles concernent le Liban - qui n'a pas encore signé la convention multilatérale, ainsi que le Koweït- qui l'a signée mais pas encore ratifiée.

Les nouvelles révélations du consortium international de journalistes à l'automne 2021 ont mis en lumière la persistance de l'arbitrage de dividendes, et de ses effets sur les recettes fiscales des États.

La Cour des comptes avait également relevé, dans un référé sévère 131 ( * ) , que l'expertise économique consacrée aux négociations fiscales internationales était insuffisante au regard des enjeux financiers , conduisant à une adoption « quasiment à l'aveugle » des conventions, « de nature à porter atteinte à la défense de nos intérêts ».

L'enjeu serait finalement aujourd'hui moins d'étendre le réseau conventionnel français que de le moderniser afin de mieux lutter contre l'évasion fiscale et de prévenir la mise en place de montages abusifs qui rognent les recettes fiscales françaises .

Ainsi, si la réponse la plus efficace aux montages abusifs et frauduleux, tels que ceux mis en lumière par les Cumex Files , ne réside probablement pas dans une modification de la loi, il est cependant impératif que le Gouvernement engage la révision des conventions fiscales dont les dispositions servent de support à ces montages fiscaux abusifs.

Recommandation n° 20 : rappeler au Gouvernement la nécessité de réviser les conventions fiscales internationales prévoyant un taux de retenue à la source nul sur les dividendes, et ce afin de prévenir tout abus fiscal (« arbitrage de dividendes »).


* 129 Ce taux est de 12,8 % pour les personnes physiques.

* 130 Dont le plus récemment la convention fiscale bilatérale entre la France et le Bahreïn, ce dernier ayant ratifié la convention fiscale multilatérale le 23 février 2022.

* 131 Cour des comptes, référé sur « Les conventions fiscales internationales », 5 septembre 2019.

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