TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. PANDORA PAPERS : COMMENT CONTRÔLER LA CRÉATION ET LES BÉNÉFICIAIRES EFFECTIFS DES SOCIÉTÉS OFFSHORE (13 OCTOBRE 2021)

Réunie le mercredi 13 octobre 2021 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu Mme Giulia Aliprandi, chercheuse à l'Observatoire européen de la fiscalité, MM. Marc Bornhauser, avocat spécialiste en droit fiscal, Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, et Quentin Parrinello, responsable de plaidoyer justice fiscale et inégalités à Oxfam France, sur le thème "Pandora Papers : comment contrôler la création et les bénéficiaires effectifs des sociétés offshore ?"

M. Claude Raynal , président . - Nous nous retrouvons ce matin une semaine après les informations publiées par un consortium international de journalistes sur les montages fiscaux élaborés par plus d'une dizaine de cabinets de conseil financier. Connues sous le nom de Pandora Papers , ces informations s'inscrivent dans le sillage de précédents travaux d'investigation - Panama Papers en 2016, Paradise Papers en 2017 ou encore OpenLux plus tôt cette année. Les informations mettent à jour un système à grande échelle d'opacification de flux financiers, par la création de sociétés écrans, localisées dans des juridictions à fiscalité réduite et peu ouvertes aux échanges d'informations, incluant des territoires dépendant de grands États.

Depuis une dizaine d'années, d'importantes avancées ont été enregistrées à différents niveaux. Je pense au projet BEPS - pour Domestic tax base erosion and profit shifting - de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mais aussi à plusieurs directives emblématiques - la directive du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d'évasion fiscale dite « ATAD », ou les directives relatives à l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal dites « DAC » -, et à des évolutions législatives nationales. Pourtant, la levée du secret bancaire à la suite de la crise financière de 2008 se heurte toujours à certains obstacles, dont les sociétés écrans.

En tant que législateurs, nous nous interrogeons sur l'efficacité des règles applicables pour contrôler et appréhender fiscalement les sociétés offshore , ainsi que sur les moyens de renforcer la lutte contre ces montages. Les enjeux sont à la fois financiers et politiques, dans la mesure où ces pratiques peuvent faciliter le blanchiment de revenus illicites et reportent la contribution publique sur d'autres acteurs.

Pour faire le point sur ces questions, j'ai le plaisir d'accueillir M. Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal à la direction générale des finances publiques (DGFiP), M. Marc Bornhauser, avocat spécialiste en droit fiscal, Mme Giulia Aliprandi, chercheuse au sein de l'Observatoire européen de la fiscalité et M. Quentin Parrinello, responsable plaidoyer justice fiscale et inégalités pour Oxfam France. Je vous remercie tous d'avoir accepté cette invitation.

Je vous propose de tenir chacun un propos liminaire de dix minutes, que vous pourrez compléter ultérieurement par des précisions complémentaires.

Sans plus tarder, je cède la parole à M. Frédéric Iannucci, pour qu'il nous expose le point de vue de l'administration chargée du contrôle fiscal sur les Pandora Papers et sur les suites qui pourraient en résulter pour les résidents fiscaux français concernés.

M. Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la direction générale des finances publiques . - L'administration fiscale se réjouit évidemment de ces nouvelles révélations concernant des schémas d'évasion ou de fraude fiscale internationales. Il s'agit d'une étape supplémentaire par rapport à des révélations antérieures. Nous n'avons accès qu'aux publications de la presse, car, en vertu de leurs principes déontologiques, les journalistes n'entendent pas livrer plus d'éléments aux administrations fiscales. Les informations dont nous disposons sont assez fragmentaires ; elles portent sur des personnes qui détiendraient des sociétés à l'étranger et sont, ou non, résidentes fiscales françaises. Il ne suffit pas d'être français pour être assujetti à l'impôt en France. Pour les personnalités citées qui sont non-résidentes depuis plusieurs années, l'administration fiscale française n'est pas en mesure d'opérer des vérifications.

Hormis le cas où les personnes viendraient spontanément régulariser leur situation, c'est pour nous le début d'un travail long et minutieux pour retrouver les informations pertinentes permettant d'effectuer des redressements. Savoir qu'une personne détient une société dans tel ou tel paradis fiscal n'est pas suffisant pour en tirer des conclusions opérationnelles sur le montant des impôts qu'elle doit payer. Le plus souvent, nous avons le nom du siège d'une société, mais sans informations sur le lieu de situation des comptes et encore moins sur les sommes qui y figurent. Nous sommes amenés à faire des demandes d'assistance administrative internationale auprès des pays concernés ; certains d'entre eux nous confirment les informations, mais sans nous donner d'informations comptables et financières. C'est là toute la difficulté.

Nous avons un peu de recul sur les Panama papers ; des procédures ont abouti. Nous travaillons de plus en plus avec la justice, notamment le parquet national financier et tous les services de l'État conjuguent leurs efforts en ce sens. Le dernier rapport de l'OCDE sur le sujet publié cette année - En finir avec les montages financiers abusifs : réprimer les intermédiaires qui favorisent les délits fiscaux et la criminalité en col blanc - est éloquent à cet égard. En ce moment même se poursuit le débat sur l'étendue du secret professionnel des avocats, y compris dans leur fonction de conseil. Nous y sommes très sensibles, car si des sanctuaires sont créés, y compris en France, notre action sera encore plus limitée.

Sur les précédentes vagues de révélations, nous avons obtenu des résultats. Pour les Panama Papers , 115 dossiers ont conduit à 167 millions d'euros de droits et de pénalités. Pour les Paradise Papers , nous en sommes à 11 millions d'euros. Nos travaux étant loin d'être achevés, ces chiffres sont régulièrement actualisés.

Je peux vous assurer de notre détermination à combattre ces phénomènes.

M. Marc Bornhauser, avocat spécialiste en droit fiscal . - Ces Pandora Papers , après les Panama Papers et les Paradise Papers , ne nous apprennent pas grand-chose sur les techniques utilisées ni sur les juridictions concernées : les îles Vierges britanniques, le Panama, la Suisse, ce sont toujours les mêmes usual suspects . En examinant ce que les journalistes ont bien voulu dévoiler, je me suis aperçu que tous ces schémas n'étaient pas nécessairement frauduleux.

Il convient de distinguer la fraude, sanctionnée par l'administration fiscale qui use pour ce faire de tous les moyens légaux, et l'optimisation, qui reste encore un droit. Selon qu'elle est agressive ou non, cette pratique se trouve du bon ou du mauvais côté de la loi. Des marqueurs objectifs permettent de la classer.

Il faut également opérer une distinction entre les problématiques de fiscalité et celles qui sont liées à la confidentialité. Certaines personnes veulent rester discrètes, on ne peut pas le leur reprocher si leurs investissements ne proviennent pas d'argent sale. Toutefois, les personnes politiquement exposées (PPE) ont un devoir plus lourd quant à la transparence de leur patrimoine. J'ai été frappé que Tony Blair ait acquis un tel patrimoine.

Les avocats ne sont pas des intermédiaires financiers comme les autres. Nous avons une déontologie très stricte ; nous ne pouvons pas participer à la commission d'une infraction, et si tel est le cas, nous ne sommes pas protégés par le secret professionnel. Nous tenons cette faculté de la loi dans l'intérêt de nos clients. Pour réprimer une fraude, le législateur n'a rien à gagner à nous prendre pour cible en perquisitionnant nos cabinets. Nous attaquer, c'est attaquer la justice et le consentement à l'impôt. Nous, avocats, participons à l'expression de cette justice qui, pour aboutir, doit entendre l'accusation, mais aussi la défense. La distinction entre le conseil et la défense, sur laquelle le Sénat s'est prononcé récemment, n'existe pas dans les textes européens, en particulier dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Il est indispensable que nos clients puissent nous parler sans crainte de dénonciation.

Les Pandora Papers vont-ils justifier une loi de circonstance qui donnera encore plus de pouvoir à l'administration fiscale ? Les textes existent ; l'arsenal juridique de l'administration fiscale s'est même considérablement renforcé au cours des dix dernières années. Les limites sont désormais atteintes. Après-demain, le Conseil constitutionnel statuera sur la Constitutionnalité de l'article L. 23 C du livre des procédures fiscales et de l'article 755 du code général des impôts. Quelle que soit la décision du Conseil - validation, censure ou réserves d'interprétation -, il sera difficile d'aller plus loin que ce mécanisme permettant à l'administration fiscale d'interroger ceux qui n'ont pas satisfait à leurs obligations déclaratives, et en l'absence de réponse satisfaisante, de taxer le solde le plus élevé du compte bancaire au titre des dix dernières années, soit 60 % des sommes créditées.

L'administration fiscale a acquis de nombreux savoir-faire. La première cellule de régularisation dite « Woerth » travaillait sur la fameuse liste HSBC. Or l'un de mes clients avait acheté sans m'en parler des titres provenant d'une « société BVI » car inscrite aux British Virgin Islands (Îles Vierges britanniques), dont l'origine était douteuse. Je lui ai immédiatement conseillé de déclarer ses avoirs. J'avais été reçu par le directeur de cette cellule, qui ignorait ce que signifiait « BVI ». L'administration fiscale a fortement renforcé son expertise grâce aux campagnes de régularisation. Cette connaissance de la pratique lui permet aujourd'hui de réprimer les schémas abusifs, ce qui n'est pas le cas de tous les schémas dénoncés dans les Pandora Papers .

M. Claude Raynal , président . - Vous avez parlé de marqueurs objectifs permettant de distinguer fraude et optimisation fiscale. Quels sont-ils ??

M. Marc Bornhauser . - Si vous ne respectez pas la loi, c'est de la fraude. Si vous la respectez, c'est a priori de l'optimisation. Il faut aussi prendre en compte l'abus de droit : si vous bafouez l'esprit de la loi, vous êtes également fraudeur. Tout cela relève de la jurisprudence. Nous guidons nos clients pour les accompagner du bon côté de la ligne.

Mme Giulia Aliprandi, chercheuse à l'Observatoire européen de la fiscalité . - La semaine dernière, la révélation des Pandora Papers a montré que certains schémas permettent d'éviter l'imposition de sommes importantes. La recherche économique cherche à évaluer le patrimoine financier détenu offshore . Pour l'Europe, on estime que 1 500 milliards d'euros, soit l'équivalent de 10 % du PIB, sont placés offshore . La perte de recettes fiscales serait ainsi de 46 milliards d'euros. Pour la France, le patrimoine financier détenu offshore serait d'environ 300 milliards d'euros, ce qui engendre une perte de recettes d'environ 10 milliards d'euros. Au-delà de ce chiffre agrégé, rappelons que ce patrimoine est surtout détenu par les individus les plus riches de notre société.

Des mesures ont été prises pour combler le manque d'informations, notamment l'échange d'informations automatiques relatives aux comptes bancaires et financiers. Toutefois, les États-Unis n'entretiennent pas de relations réciproques avec les autres pays. Ainsi, la France ne dispose pas d'informations concernant les citoyens français ayant des comptes bancaires aux États-Unis. Par ailleurs, l'instauration d'un registre des bénéficiaires effectifs progresse doucement dans un nombre de pays de plus en plus important. Les progrès sont toutefois plus lents dans les juridictions les plus opaques.

L'Observatoire européen de la fiscalité suggère de mettre en place des mesures supplémentaires, pour combattre la fraude et l'évasion fiscales. Nous sommes, tout d'abord, favorables à la création d'un cadastre financier, pour lutter contre l'opacité qui entoure la richesse mondiale et sa répartition. Ces outils permettraient de donner aux gouvernements une vision globale des richesses détenues par leurs citoyens. Les professionnels choisissant de favoriser la fraude fiscale et les flux financiers illicites en sont responsables, comme leurs clients. Nous souhaitons donc la mise en place de sanctions plus sévères pour les fournisseurs de services destinés à la fraude fiscale.

M. Claude Raynal , président . - Existe-t-il une spécificité des Pandora Papers , monsieur Parrinello ?

M. Quentin Parrinello, responsable de plaidoyer justice fiscale et inégalités à Oxfam France . - Oui, cette investigation présente des spécificités. La plus importante, à mon sens, est le fait que la fuite de données couvre environ quinze ans, jusqu'à une période très récente, et concerne quatorze intermédiaires financiers. On découvre ainsi comment des intermédiaires financiers et des juridictions fiscales se sont adaptés aux changements législatifs de certains pays. Je pense notamment aux sanctions mises en place par l'Union européenne à partir de la liste des paradis fiscaux. À la suite de cette mesure, certains territoires, comme le Dakota du Sud, aux États-Unis, sont apparus comme des territoires susceptibles de loger des actifs en toute discrétion.

Comme dans toute fuite, on s'intéresse d'abord aux têtes d'affiche, qui sont souvent des personnes aux responsabilités, ce qui nourrit une méfiance envers l'action politique et sape le consentement à l'impôt. Dès lors, comment retrouver une confiance dans l'action politique ?

Cette investigation fait apparaître certains faits de blanchiments, qui devront être caractérisés, provenant par exemple de la mafia italienne, du terrorisme ou des narcotrafiquants. La transparence, pour ce qui concerne l'échange d'informations non seulement entre les administrations fiscales, mais aussi en direction des citoyennes et citoyens, est cruciale. En effet, 70 % des affaires de corruption impliquent aujourd'hui une société écran. Quels sont les outils pour faire face à cette situation ?

Il existe, en France, l'échange automatique d'informations, l'identification des bénéficiaires effectifs et, depuis peu, le registre des sociétés permettant d'identifier les bénéficiaires effectifs. Toutefois, ce registre possède certaines limites. Tout d'abord, il est disponible uniquement par un accès à la pièce, ce qui suppose d'aller chercher les informations une par une ; ensuite, on n'est pas encore sûr de son taux de complétude, qui avoisinerait les 75 %. Il ne suffit donc pas de publier ces informations, il faut pouvoir les vérifier. Ainsi, d'après OpenLux , dans le registre des sociétés du Luxembourg, 50 % des entreprises ne déclarent aucun bénéficiaire effectif. Dans le registre des sociétés du Royaume-Uni, des dizaines de milliers d'entreprises n'ont pas de bénéficiaires effectifs déclarés ; enfin, dans le cadre de ces registres, il n'est pas possible d'avoir accès, au sein d'un montage, à une structure située hors de France. Ainsi, si je suis contribuable français et que je possède une entreprise qui n'est pas située en France, je n'apparaîtrai pas dans le registre des bénéficiaires effectifs. Pour renforcer ce registre, il convient donc de croiser l'ensemble des données disponibles. C'est un premier pas vers le cadastre financier évoqué par Giulia Aliprandi.

Bien évidemment, la limite essentielle est que nous n'avons pas accès aux actifs logés dans les territoires qu'on appelle les paradis fiscaux. C'est là tout l'enjeu de la liste de ces paradis fiscaux pour faire pression sur des pays tiers. Cependant, l'absence de registre public des bénéficiaires effectifs ne fait pas partie des critères pris en compte pour qualifier un paradis fiscal au niveau européen. L'enjeu, aujourd'hui, est donc de trouver le moyen de faire pression sur les pays tiers. La liste européenne des paradis fiscaux a prouvé dans une certaine mesure son utilité dans ce domaine, quand elle n'était pas soumise à des pressions politiques et lorsque ses critères étaient objectifs et ambitieux.

J'évoquerai enfin les intermédiaires financiers, dont il faut renforcer le contrôle. Certains d'entre eux ne sont pas concernés par les obligations de lutte contre le blanchiment. Par ailleurs, dans la très grande majorité des cas, le blanchiment d'argent implique des personnes morales, alors que les déclarations à Tracfin impliquent des personnes physiques. Il convient également de renforcer les sanctions qui les concernent.

M. Jean-François Husson , rapporteur général . - Je poserai trois questions.

Tout d'abord, Claude Raynal l'a rappelé, le projet BEPS de l'OCDE comporte un certain nombre de recommandations pour renforcer les règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées. La directive ATAD comprend différentes dispositions visant à renforcer le contrôle de ces entités, en permettant notamment d'imposer des revenus issus d'une société localisée dans un territoire à faible imposition. Malgré ces avancées, il n'a pas été jugé utile d'adapter le dispositif existant en France à l'article 209 B du code général des impôts. Quelles en sont les raisons ? En quoi cet outil permet-il, ou non, de lutter efficacement contre de tels montages financiers ?

Ensuite, dans le cadre de la directive dite « DAC 6 », les intermédiaires financiers sont tenus de déclarer à l'administration fiscale les montages fiscaux considérés comme agressifs qu'ils conçoivent ou commercialisent. Les données sont ensuite échangées entre les États membres. Quel premier bilan peut-on tirer de cette obligation ? Pourrions-nous imaginer qu'elle devienne la norme au niveau international ?

L'échange d'informations entre administrations fiscales joue un rôle essentiel en matière de lutte contre les pratiques fiscales dommageables. Sous l'égide du Forum mondial, des procédures standardisées ont été mises en oeuvre. Pourtant, comme les Pandora Papers l'indiquent, ces échanges semblent ne pas suffire, du fait des territoires participants ou du périmètre des informations couvertes. Quel est le rôle de ces données pour le contrôle fiscal ? Quelles limites identifiez-vous et comment y remédier ?

M. Éric Bocquet . - Tout d'abord, je voudrais saluer l'excellente initiative de la commission des finances, qui a réussi, huit jours après la révélation des Pandora Papers , à organiser cette table ronde fort intéressante et fort utile.

Je salue également la presse, notamment le Consortium international des journalistes d'investigation, qui a mené ce travail depuis de longues années. Depuis l'affaire Cahuzac en 2013, nous en sommes au treizième dossier de révélations fracassantes, toutes révélatrices des pratiques incroyables et scandaleuses du monde de l'offshore.

Tout est connu aujourd'hui. À chaque fois, c'est la même sidération, le même scandale. En s'appuyant sur les révélations OpenLux du mois de février dernier, le journal Le Monde avait mené une enquête au long cours, qui révélait que 55 000 sociétés offshore au Luxembourg détenaient 6 500 milliards d'actifs. Nous qui travaillons ici sur le budget de la France, lequel atteint péniblement 400 milliards de dépenses, nous sommes confrontés à une échelle absolument incroyable.

Les Pandora Papers représentent 11 300 milliards de dollars, soit 10 000 milliards d'euros, autant d'argent qui échappe à l'impôt.

À l'occasion des Panama Papers, en 2016, les pratiques du cabinet Mossack Fonseca avaient été pointées. Toutefois, on se rend compte, avec ces nouvelles révélations, que ce cabinet n'était pas un cas isolé. Cette année, on nous parle du cabinet Baker McKenzie, avec 5 000 avocats présents dans 46 pays du monde. Dans les Pandora Papers sont cités quatorze cabinets, des personnalités politiques - cela fait bien évidemment beaucoup de mal à la République -, ainsi que 600 de nos concitoyens. On y découvre que des États membres de l'Union européenne, le Luxembourg et Chypre, sont eux-mêmes impliqués dans ces pratiques, ce qui n'est pas sans poser un problème politique de fond.

Ces dossiers illustrent parfaitement le caractère systémique de cette industrie de l' offshore , qui est au coeur du système. Il faut des clients, des territoires complaisants, des banquiers, des avocats, des notaires, des prestataires, des prête-noms, et des sociétés écrans. Tout cela fait système et organise l'opacité.

Monsieur Iannucci, les noms de 600 Français ont été cités. Vous avez évoqué tout à l'heure comment vous traitiez ce genre de sujets. Pourriez-vous préciser votre stratégie ? De quels moyens disposez-vous ? Les journalistes ont exploité 12 millions de documents ; M. Darmanin a créé en 2018 une police fiscale composée de vingt-cinq individus, sans doute très compétents, mais c'est peu. Dans le même temps, depuis vingt ans, la DGFiP a perdu 38 000 emplois.

M. Olivier Dussopt, la semaine dernière, disait que nous avions récupéré 200 millions d'euros après les Panama Papers . Vous nuancez ce chiffre puisque vous avez parlé de 167 millions d'euros. Le décalage est saisissant entre les sommes récupérées et celles qui sont censées nous échapper.

J'évoquerai ensuite la chaîne de responsabilité. La commission d'enquête de 2013 l'a montré, on ne peut pas pratiquer l'évasion sans un peu d'aide. Je me souviens de l'audition de M. Marc Roche, à l'époque journaliste pour Le Monde , correspondant à Londres, fin connaisseur de la City, du monde de la finance et de ses acteurs. Il avait déclaré : « le s banques ne sont qu'un petit élément d'un réseau de complicités plus vaste dans lequel on trouve des bureaux d'avocats, des cabinets comptables, des conseillers financiers ». Denis Healey, Chancelier de l'Échiquier entre 1974 et 1979, a eu ce mot : « la différence entre l'optimisation et l'évasion fiscale est dans l'épaisseur des murs d'une prison » !

Le dernier point, évoqué par Monsieur Parrinello, est la liste des paradis fiscaux en Europe. Aux yeux de l'Union européenne, aucun État membre ne peut être considéré comme un paradis fiscal. Quid du Luxembourg et de Chypre, mais l'on pourrait aussi citer Malte, ainsi que l'Irlande, dont le statut fiscal est particulier ? Il y a là, à mon sens, un deuxième trou dans le bouclier ; sans parler des complicités constatées, qu'il s'agisse de Tony Blair ou de Dominique Strauss-Kahn. Tout cela est fondamentalement dommageable.

Mme Sophie Taillé-Polian . - M. Éric Bocquet a dit beaucoup de choses que je partage. Je salue la presse sans laquelle nous n'aurions pas d'information aujourd'hui. Merci aussi aux lanceurs d'alerte, qui prennent beaucoup de risques et qui ne sont pas assez protégés. Oxfam ne pense-t-elle pas qu'il y aurait des choses à faire en ce sens ?

M. Bornhauser a rappelé que l'optimisation, tant qu'elle n'était pas illégale, était un droit. Or, la semaine dernière, pour justifier la réforme de l'assurance chômage, on pointait du doigt les précaires en disant : « ils optimisent, c'est scandaleux ! » Il y a donc deux poids, deux mesures. Certains s'arrogent le droit de s'extraire de leurs obligations de participer à l'effort public pour faire société. C'est violent, à l'heure où notre pays compte 4 millions de nouveaux vulnérables.

Nous avons beaucoup débattu en 2018 de la loi pour un État au service d'une société de confiance, présentée par MM. Darmanin et Dussopt. Nous avions déposé à l'époque un certain nombre d'amendements, qui ont été rejetés, pour réprimer les intermédiaires, ainsi que pour inverser la charge de la preuve. Toutes ces dispositions permettaient pourtant de faciliter le travail de l'administration fiscale. Que proposez-vous comme solutions ?

Il y a certes une augmentation des moyens, notamment techniques, avec le data mining , mais, ainsi que nous ne cessons de le dénoncer, le nombre d'enquêtes est toujours le même. On enregistre une baisse des montants récupérés par l'État, alors même que certains innovent sans arrêt pour s'extraire de leurs obligations de solidarité et de justice.

M. Hervé Maurey . - M. Iannucci a évoqué les sommes recouvrées, mais il n'a pas indiqué ce que cela pouvait représenter en pourcentage par rapport à la masse globale. Existe-t-il des perspectives pour améliorer les recouvrements par rapport aux scandales précédents ? Il est important que des mesures efficaces soient prises, sans pour autant en arriver, comme l'a suggéré ma collègue, à inverser la charge de la preuve. De quels outils souhaiteriez-vous disposer pour être encore plus efficaces ? Faut-il renforcer les coopérations internationales ? Faut-il prévoir de sanctionner les intermédiaires ? Faut-il que les journalistes eux-mêmes fassent preuve de transparence et acceptent de se montrer un petit peu plus coopératifs qu'ils ne le sont ? Je brise là un tabou...

M. Didier Rambaud . - J'ai retrouvé un article datant de décembre 2018, publié dans un grand quotidien du soir, qui expliquait qu'il était pratiquement impossible pour un État seul comme la France de stopper l'évasion fiscale. Modifier les règles pour forcer les Français les plus fortunés à payer leurs impôts en France nécessiterait la modification de conventions fiscales internationales qui prévalent sur le droit français, comme l'explique le quotidien. Partagez-vous ce constat ?

Ma deuxième remarque est plus optimiste. Je me réjouis que la semaine dernière, au sein de l'OCDE, 140 pays se soient mis d'accord sur la taxation mondiale des multinationales à hauteur de 15 %. Les derniers pays opposants - la Hongrie, l'Irlande, l'Estonie - ont levé leurs objections. Cet accord est-il prémonitoire ? Pourrait-il nous permettre d'espérer davantage de coopération dans la lutte contre l'évasion fiscale ?

M. Patrice Joly . - Il y a urgence à agir du point de vue démocratique. Le consentement à l'impôt est en jeu, la contribution aux charges collectives également. Cette sécession des riches participe à la montée du populisme. Il n'y a aucune commune mesure entre les retours qu'a pu obtenir l'administration fiscale et les sommes en jeu. Il existe donc un problème de moyens. Comment se fait-il que nous ne soyons pas plus productifs en matière de récupération ? Quel est l'avis de nos intervenants sur l'actualisation de la liste des paradis fiscaux européens ?

Mme Vanina Paoli-Gagin . - Ma première question concerne le registre des bénéficiaires effectifs. Je sais qu'il est déjà très compliqué, en droit français, de le modifier sur Infogreffe. Il est donc très difficile d'avoir un registre à jour. Quels moyens pourrions-nous mettre en oeuvre pour rendre ces registres plus opérationnels ? Serait-il envisageable de consolider un tel registre au niveau de l'Union européenne, voire via des traités à l'échelon international ? On le sait, c'est la chaîne d'interposition et les actionnariats en cascade qui nous permettent de tracer les fraudes. Quant aux paradis fiscaux en Europe, il convient de s'interroger sur certains de nos partenaires, qui ne semblent pas jouer tout à fait franc jeu avec nous. C'est à mon sens une question qui mérite d'être soulevée.

M. Michel Canévet . - La lutte contre la fraude, vers les paradis fiscaux ou envers les prestations sociales, doit rester un combat permanent. Dans le prolongement des propos d'Hervé Maurey et de Patrice Joly, je m'interroge également du peu de productivité en ce qui concerne les Panama Papers . Sommes-nous vraiment allés au bout de ce que l'on pouvait faire ? C'est pire encore pour les Paradise Papers puisque le produit des redressements est extrêmement limité. Quelle est la situation dans les autres pays européens ? Ont-ils également engagé une action résolue pour lutter contre les paradis fiscaux et contre l'évasion fiscale ?

M. Thierry Cozic . - L'accord qui a été signé la semaine dernière avec 136 pays sur la nouvelle taxation des multinationales permet de jeter un pavé dans la mare de l'optimisation fiscale. Cet accord est organisé autour de deux piliers.

Le premier vise, par une modification de l'allocation d'une partie des droits d'imposition, à restreindre la capacité des paradis fiscaux à développer par toutes les astuces juridiques et financières possibles l'ensemble des mécanismes permettant de découpler artificiellement l'endroit où un revenu est perçu du lieu où il est enregistré. Selon l'OCDE, 125 milliards de dollars de base taxable au niveau mondial pourraient ainsi échapper aux paradis fiscaux.

Le deuxième, plus classique, vise à établir un taux minimum effectif d'imposition à 15 % des profits logés à l'étranger par les multinationales qui réalisent plus de 750 millions d'euros de chiffre d'affaires.

Ces deux nouveaux piliers de la taxation peuvent paraître révolutionnaires puisqu'un État pourra taxer une entreprise, même si celle-ci n'est pas présente sur son territoire. C'est un énorme changement de paradigme dans la façon d'organiser la taxation des multinationales. Dans un monde de libre-échangisme, n'est-il pas vain de parler de mesures propres à la France, quand seule une réponse globalisée semble être de nature à résoudre la problématique, à l'image de ce qui se passe pour le climat ? Une approche plus collective n'est-elle pas la seule solution pour que certains pays cessent leur dumping fiscal et pour aller vers une harmonisation ?

M. Claude Raynal , président . - Il a été question de la création d'un cadastre des avoirs financiers. J'aimerais avoir l'avis de M. Iannucci sur la concrétisation de ce concept.

Le Conseil de l'Union européenne a pris récemment la décision de sortir trois juridictions de la liste européenne des États et territoires non coopératifs, parmi lesquelles les Seychelles ; certains y ont vu le signe de la portée réduite d'une telle liste. Qu'en pensez-vous ?

M. Quentin Parrinello . - Je salue également le travail d'investigation des journalistes, ainsi que le courage des lanceurs d'alerte. Oxfam n'est pas forcément l'ONG la plus indiquée pour se prononcer sur la protection de ces derniers. Je vous renvoie notamment aux travaux de Transparency International et de la Maison des lanceurs d'alerte (MLA). Pour autant, il serait utile de mener un travail sur la chaîne d'alerte, qui passe aujourd'hui systématiquement en interne, ce qui peut fragiliser la personne, voire la mettre en danger.

Vous m'avez interrogé sur la liste des paradis fiscaux, en liant cette question à celle de la balance entre initiatives unilatérales et multilatérales. On peut effectivement adopter les meilleures règles possible en France, il n'en reste pas moins que l'on fait face à des juridictions opaques. C'est tout l'intérêt d'outils comme les listes de paradis fiscaux si elles sont assorties de sanctions.

La liste dont on entend le plus parler est celle de l'Union européenne. Elle souffre d'une faille majeure, relevée par M. Bocquet : selon les critères actuels, certains États membres de l'Union européenne devraient y figurer. D'après une analyse réalisée par Oxfam il y a quelques années, cinq pays étaient concernés : l'Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg, Malte et Chypre. Deux d'entre eux ont été cités dans les Pandora Papers : le Luxembourg et Chypre, dont le président de la République était impliqué. Le fait que ceux qui sont censés voter les lois participent à des montages financiers pose problème, mais c'est un autre sujet...

On peut agir de manière unilatérale pour faire évoluer les autres pays en se servant d'outils comme les listes de paradis fiscaux, si celles-ci sont basées sur des critères objectifs et ambitieux. Le problème vient du fait que ces listes sont trop souvent soumises à des pressions politiques. Des États sont too big to blacklist - trop gros pour être montrés du doigt - , il faut donc améliorer les critères. S'agissant de la liste européenne des paradis fiscaux, il existe des critères de coopération fiscale - un pays accepte de transférer des informations fiscales à d'autres -, des critères de pratiques fiscales dommageables - elles sont extrêmement réduites, ce qui explique pourquoi des paradis fiscaux importants ne font pas partie de la liste -, et des critères d'application des réformes fiscales internationales. Mais rien sur la transparence des bénéficiaires effectifs ou sur les règles mises en place pour les intermédiaires financiers ! Ces deux derniers critères simples, auxquels on peut ajouter celui du taux d'imposition zéro, pourraient être pris en compte.

La question des pressions politiques doit être également intégrée. L'Europe est-elle prête à mettre le Dakota du Sud ou le Delaware dans une liste grise ou noire ? On risque de se retrouver dans une situation où des pratiques de blanchiment vont se déplacer des petits États vers de grands États too big to blacklist . La question de la chaîne de responsabilité et des intermédiaires est un véritable enjeu. Aujourd'hui, une myriade d'acteurs parviennent à échapper aux obligations de contrôle. Aux termes de la cinquième directive antiblanchiment, les obligations de lutte contre le blanchiment s'appliquent aux « auditeurs, experts-comptables externes et conseillers fiscaux, et toute autre personne qui s'engage à fournir, directement ou par le truchement d'autres personnes auxquelles cette autre personne est liée, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale ». Le problème vient de l'emploi du mot « principale ». Et ce n'est pas Oxfam ou Transparency International qui le relève, mais Tracfin qui, selon un rapport de l'Assemblée nationale de juillet dernier, explique que « certains membres des professions du chiffre et du droit ont élaboré une stratégie de contournement en développant, parallèlement à leur activité réglementée, des entités juridiquement distinctes [...] qui les exonèrent de leurs obligations ». Certains intermédiaires ne sont pas soumis à l'obligation, appelée « know your customer », de vérifier d'où vient l'argent.

Autre enjeu, s'agissant des intermédiaires : les déclarations faites à Tracfin portent essentiellement sur des personnes physiques, alors que les personnes morales représentent l'immense majorité des cas de corruption.

S'agissant de l'accord international, j'ai le regret de vous dire que ce n'est pas la fin des paradis fiscaux et de l'évasion fiscale ! Cet accord ne vise que les multinationales. Le fameux « Pilier un » ne devrait s'appliquer qu'à 70 à 100 entreprises, soit un confetti dans l'économie mondiale. Le taux d'imposition minimum effectif à 15 % comprend, quant à lui, un certain nombre d'exonérations de substance, qui permettent aux multinationales d'abaisser leur taux d'imposition effectif en dessous de 15 %. Tout n'est pourtant pas à jeter dans cet accord ; on est tout de même passé en quelques années d'une logique dans laquelle la concurrence fiscale était considérée comme l'effet collatéral du libre-échange à une logique dans laquelle l'impact sur nos sociétés et sur le consentement à l'impôt de cette concurrence fiscale déloyale n'est plus acceptable. Réussir à mettre plus d'une centaine de pays autour de la table est déjà un processus intéressant, même si le résultat est largement en deçà des attentes de la société civile.

Il faudrait également engager une démarche similaire en matière de fiscalité des patrimoines. La centralisation du registre des bénéficiaires est un des enjeux. Le recours à une personne morale en dehors de notre pays fait sortir une structure du registre, ce qui en limite la portée. Il faut donc utiliser le bras armé que constitue une liste noire des paradis fiscaux et appliquer des sanctions pour forcer des pays à dévoiler des informations. Cette mesure aidera l'administration fiscale, mais elle permettra surtout de conforter le consentement à l'impôt, puisque les citoyens auront la possibilité d'exercer un contrôle.

Enfin, pour finir sur la lutte contre l'évasion fiscale, les moyens techniques sont évidemment indispensables, mais les contrôles fiscaux nécessitent des personnels. La technologie ne peut pas tout faire en la matière !

Mme Giulia Aliprandi . - Les politiques menées ont vraiment un effet sur les dépôts des contribuables offshore . On constate que les contribuables modifient leurs stratégies : les dépôts aux États-Unis connaissent une forte augmentation, car ce pays ne partage pas ses informations. On constate également un accroissement des transferts vers d'autres types de biens : l'immobilier ou les oeuvres d'art. Il faut élargir le champ d'application des mesures qui ont déjà été prises.

Je rejoins M. Parrinello sur l'accord de l'OCDE. Il est notable qu'autant de pays aient réussi à parvenir à une conclusion commune. C'est le fruit de nombreuses négociations, au cours desquelles des concessions très importantes ont été faites, notamment sur les exonérations de substance. Le taux effectif minimal affiché est de 15 %, mais ces exonérations, assez difficiles à justifier, conduisent en réalité à faire baisser ce taux. Je partage aussi son avis sur la liste des paradis fiscaux : c'est évidemment un sujet très politique, qui peut être sensible pour le multilatéralisme et la coopération entre les différents pays. Pour résoudre ce type de problème, il est préférable de favoriser la coopération et le dialogue entre les administrations et les pays. Comme ce processus est long et compliqué, il faudrait trouver d'autres moyens d'action.

Je conclurai sur le registre des bénéficiaires effectifs. Cet outil très important est en cours d'unification au niveau européen. Sa mise en oeuvre dans les différents pays est assez lente, même si certains États ont été plus efficaces que d'autres et ont publié leur registre. L'amélioration de la qualité du registre sera bienvenue.

M. Marc Bornhauser . - La directive « DAC 6 » a été transposée en droit français, en intégrant, avec certaines réserves, les avocats dans son champ d'application. Les avocats ne sont pas d'accord avec la manière dont cette directive a été transposée : ils ont saisi le Conseil d'État d'un recours contre l'instruction qui commentait la loi de transposition de la directive. Manifestement, leurs arguments n'étaient pas totalement dépourvus de fondement, puisque le Conseil d'État a saisi la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, rejoignant ainsi la Cour constitutionnelle belge, qui en avait déjà fait de même sur la demande du barreau de Bruxelles. Quand les choses vont trop loin, nous ne nous laissons pas faire. Il est important que notre secret professionnel soit protégé, parce que, comme je l'ai déjà dit en introduction, mais je veux marteler le message, le secret professionnel ne sert pas à nous protéger et à nous exonérer de nos responsabilités, il est là dans l'intérêt des justiciables et donc de la justice. En matière fiscale, l'intérêt de la justice rejoint le consentement à l'impôt, si précieux pour notre démocratie. Les lois doivent être appliquées dans le respect des droits fondamentaux protégés par notre Constitution, pour ne pas affaiblir le consentement à l'impôt, ce qui serait extrêmement grave.

Pointer du doigt les avocats, comme l'ont fait un certain nombre de sénateurs et d'ONG autour de cette table, c'est se tromper de cible. Oui, il y a des intermédiaires financiers qui commercialisent des schémas frauduleux, non, il n'y a pas d'avocats parmi eux, en tout cas pas d'avocats français. Le nom du cabinet Baker McKenzie, cité dans les Pandora Papers , a été livré à la vindicte populaire : je mets au défi de prouver qu'ils ont mal agi. Si c'est le cas, ils seront sanctionnés, mais connaissant la réputation et la qualité des professionnels de ce cabinet en France, j'en serais personnellement extrêmement surpris.

Je veux également évoquer la dictature de la transparence que l'on essaye de nous imposer. Le respect de la vie privée est un droit constitutionnel. Le secret n'est pas honteux ! On peut avoir un intérêt parfaitement légitime à ne pas vouloir que ses affaires privées soient mises sur la place publique. Arrêtons de vouloir mettre de la transparence partout !

Il est vrai que certaines catégories de citoyens méritent une place particulière : ceux qui aspirent à exercer des fonctions publiques doivent s'attendre à ce que les citoyens scrutent leurs affaires privées, mais on est face à un problème d'éthique : il faut tracer une frontière entre la répression de la fraude, d'un côté, et le droit à la liberté et au respect de sa vie privée, de l'autre. Votre honorable assemblée participe au processus législatif qui vise à résoudre ce problème en délimitant la bonne frontière entre ces principes contradictoires. Au-dessus de vous, il y a le Conseil constitutionnel, la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme, qui ont leur conception des choses.

La transparence absolue est une folie, et je la dénonce pour le citoyen lambda qui a droit au respect de sa vie privée et de ses placements, lesquels ne doivent pas se retrouver sur la place publique. Le Conseil constitutionnel a censuré la publicité du registre des trusts. On ne peut pas faire n'importe quoi au nom de la transparence !

M. Frédéric Iannucci . - Je voudrais tout d'abord faire la distinction entre deux grands sujets : d'une part, la dissimulation de la matière imposable et, d'autre part, la répartition de l'imposition. L'imposition des multinationales est un sujet de répartition entre États de la matière imposable : ce n'est pas tout à fait le thème de notre débat d'aujourd'hui, qui est la dissimulation pour échapper à l'imposition.

La question de base, c'est comment obtenir les informations pertinentes. Des progrès considérables ont été faits depuis au moins une dizaine d'années en matière d'échange automatique d'informations sur les comptes, les revenus, la localisation pays par pays de l'activité économique.

La question des bénéficiaires effectifs est une question non seulement fiscale, mais aussi d'antiblanchiment. En France, un système très abouti, tenu par les greffiers, est en accès direct et gratuit pour tous. Il est certes perfectible - je pense à l'actualisation des données et aux mises à jour. Un système existe aussi au niveau de l'Union européenne. Le GAFI - le Groupe d'action financière - s'est emparé du sujet au niveau mondial. Le point déterminant, c'est de savoir quelles sont les personnes physiques et morales derrière les écrans. Sans cette information, on ne peut pas faire grand-chose.

En ce qui concerne l'accès à l'information, la directive « DAC-6 » devrait avoir un effet dissuasif sur les montages les plus agressifs. Comme l'a dit M. Bornhauser, les avocats font tous les recours possibles et imaginables, car ils sont indignés d'avoir été inclus dans le champ de la directive et d'être considérés comme des intermédiaires. Cela me surprend parce que la Cour européenne des droits de l'homme a clairement distingué l'activité de conseil de celle de défense, notamment dans l'arrêt Michaud rendu en 2012. L'avocat peut intervenir très en amont pour conseiller un client : cela ne relève pas du tout de l'activité de défense juridictionnelle qui, elle, justifie pleinement l'étendue du secret professionnel.

Il serait dangereux de sanctuariser l'ensemble du secret professionnel des avocats, y compris sur l'activité de conseil, car cela nous priverait de moyens d'accès à l'information.

La notion de cadastre des actifs financiers participe de cette logique. Nous avons besoin d'une vision complète de la matière imposable et de sa localisation. Il n'est pas rare que les informations publiées soient déjà connues de l'administration fiscale et, de surcroît, toutes les situations ne sont pas illégales. Cela explique l'écart entre le nombre de personnes dénoncées par le consortium de journalistes et celui des redressements engagés.

Notre arsenal législatif pour réprimer les situations illégales est étendu. Nous pouvons imposer en France un bénéfice réalisé optiquement dans une structure étrangère ou rejeter la déduction d'une charge en France sur des flux qui vont vers l`étranger. De ce point de vue, la France est plutôt en avance sur les standards internationaux. Notre coordination avec l'autorité judiciaire est de plus en plus forte. Cela nous permet de combiner nos accès à l'information.

J'entends votre sentiment de déception sur le nombre de redressements effectués par l'administration fiscale. Les Pandora Papers concerneraient 600 Français, mais je n'en ai pas la liste, je dispose seulement de quelques noms.

Le système est de plus en plus dissuasif. Les gens savent qu'ils risquent d'être rattrapés par l'administration fiscale : nous avons beaucoup de demandes de régularisations de comptes à l'étranger. Sachez que la direction nationale d'enquêtes fiscales procède à ses propres investigations, même si le secret fiscal nous interdit d'en faire état. Je pense notamment au dossier HSBC, qui nous a permis de mettre au jour 3 000 détenteurs de comptes à l'étranger. C'est un travail peu visible, mais qui nous mobilise au quotidien. On peut toujours mieux faire, mais cela n'est pas qu'une question d'effectifs. Nous avons besoin d'outils technologiques pour cibler les contrôles dans un volume d'informations considérable. Pour être efficace, il faut savoir où chercher. Nous avons aussi besoin de réponses globalisées au niveau européen, voire mondial, car tout devient plus long et plus difficile hors de nos frontières.

Pour juger de l'effectivité de la coopération des paradis fiscaux, nous regardons s'ils nous répondent et s'ils répondent bien. Attention à l'effet de décalage temporel : les données révélées datent parfois de plusieurs années ; certains paradis fiscaux nous assurent de leur bonne volonté et de leur bonne foi, mais la modification de leur législation interne prend du temps. L'OCDE procède à une revue périodique de sa liste des paradis fiscaux. L'Union européenne procède alors par rétrogradation du pays, de la liste noire vers la liste grise par exemple.

Les avocats ne sont pas visés : ce sont eux qui prennent pour cible la législation anti-évasion, de manière assez violente, au nom de grands principes que je comprends, mais qui me semblent en décalage avec l'essence de la profession d'avocat en matière fiscale.

M. Claude Raynal , président . - Merci à tous. Nous avons pu voir la subtilité des différences d'appréciation.

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