II. COMPTE TENU DU VERROUILLAGE DES SYSTÈMES DE PRODUCTION AGRICOLE, UNE MODIFICATION EN PROFONDEUR DU SYSTÈME AGRIALIMENTAIRE PERMETTRAIT D'APPORTER DES SOLUTIONS DURABLES AU MONDE AGRICOLE

A. LE VERROUILLAGE DES SYSTÈMES DE PRODUCTION AGRICOLE EMPÊCHE LE DÉVELOPPEMENT DE NOUVELLES INITIATIVES PLUS DURABLES

Marie-Benoît Magrini12(*) a décrit les processus qui conduisent au verrouillage du système de production agricole actuel et empêchent l'essor de systèmes alternatifs.

1. Les mécanismes de verrouillage des systèmes de production agricole

Les choix techniques qui régissent le modèle de production agricole actuel13(*) ont leur origine dans la découverte du processus Haber-Bosch au début du siècle dernier qui a permis le développement des engrais de synthèse et des pesticides à partir des énergies fossiles. L'utilisation de ces produits a constitué une rupture avec les pratiques dominantes à l'époque, qui s'appuyaient sur des régulations biologiques et mécaniques internes à l'exploitation agricole. En l'espace de quelques décennies, ces produits ont réussi à s'imposer au point de verrouiller le système de production agricole autour de ces choix initiaux.

Le concept de « rendements croissants d'adoption » explique comment une technologie en vient à dominer les technologies concurrentes en étant adoptée par un nombre croissant d'acteurs. En effet, plus une technique est diffusée, plus sa performance augmente au fil du temps et plus elle devient profitable grâce aux économies d'échelle et de gamme réalisées, qui réduisent considérablement les coûts marginaux de production.

Par conséquent, une technologie n'est pas forcément choisie parce qu'elle est la meilleure, mais elle devient la meilleure parce qu'elle a été choisie initialement et s'est renforcée au cours du temps14(*).

D'autres mécanismes renforcent cette domination. Marie-Benoît Magrini a cité les interdépendances technologiques avec le système agroalimentaire qui vont imposer des technologies et des standards de production en lien avec la technologie dominante, ou encore les externalités de réseau autour du conseil agricole qui conduisent à inciter les agriculteurs à adopter la technologie dominante pour bénéficier d'autres services développés en compatibilité avec cette dernière.

Ces mécanismes d'auto-renforcement forment un ensemble de normes, de standards et de réglementations qui vont verrouiller le marché autour des choix techniques initiaux.

Le verrouillage du système de production conduit à un alignement des façons de penser et d'agir entre les producteurs, les industriels et les consommateurs. Marie-Benoît Magrini a illustré la manière dont nos habitudes de consommation se sont alignées avec l'offre agro-industrielle en rappelant que nous n'avons jamais autant consommé d'aliments ultra-transformés et que plus de 75 % de nos achats se font en grande surface, au détriment d'une alimentation qui pourrait être fondée sur une connexion plus directe avec le monde agricole. Les sciences sociales désignent cet alignement progressif par le terme de régime sociotechnique, qui renvoie à un ensemble de règles d'actions collectives qui, aujourd'hui, représentent une force systémique et freinent le changement.

2. Les difficultés de diffusion des niches d'innovation

Selon Marie-Benoît Magrini, une niche d'innovation est un réseau d'acteurs qui, conscients des défis auxquels se heurte le modèle agricole actuel, cherchent à le rendre plus durable et mobilisent des connaissances scientifiques pour mettre en place, par expérimentation, de nouveaux choix techniques. Ces niches d'innovation sont composées d'organisations de nature très variable : des entreprises privées, des auto-entrepreneurs, des coopératives, des groupements associatifs, des consommateurs, des collectivités territoriales.

Si ces niches d'innovation arrivent à trouver les conditions de leur développement, elles vont peu à peu s'hybrider avec les composantes du modèle en place et permettre l'instauration d'un nouveau choix technique, par exemple autour de l'agroécologie.

Dans la réalité, elles vont se heurter à de grandes difficultés liées au verrouillage du régime sociotechnique actuel.

D'abord, elles nécessitent une phase d'apprentissage plus ou moins longue, inhérente au développement de toute nouvelle technique. Il faut du temps pour que celle-ci livre les fonctionnalités recherchées à moindre coût, comme en témoignent, dans un autre domaine, la performance et les prix d'achat des premiers ordinateurs. Cette phase d'apprentissage peut être ralentie lorsque les innovations ne sont pas adaptées aux infrastructures et aux réglementations, à l'instar des difficultés rencontrées par les techniques de manipulation des paysages olfactifs et les biosolutions pour leur homologation.

Les récits et les croyances peuvent entraver l'adoption d'innovations comme le mentionne expressément le rapport d'évaluation du plan « Enseigner à produire autrement » qui souligne les obstacles liés aux profils sociologiques des apprenants ainsi qu'à la distance entre les savoirs acquis en centre de formation et les pratiques et discours du terrain.

Mireille Navarrete a également insisté sur la nécessité de se méfier de certaines intuitions qui s'avèrent erronées à l'aune d'études scientifiques. Elle a cité la croyance largement répandue chez certains agriculteurs de la non-rentabilité liée à l'introduction de légumineuses, qui ne se vérifie pas à long terme. Une expertise collective menée par l'Inrae en 2022 a démontré la profitabilité de cette technique à long terme en raison de l'amélioration de la structure et de la santé du sol. L'enjeu est donc de ne pas considérer uniquement les coûts de l'année en cours, mais d'examiner également les effets cumulatifs sur plusieurs années.

Les innovations ont du mal à enclencher une dynamique de rendements croissants d'adoption et à générer des profits. La concurrence de marché à laquelle elles sont confrontées les empêche de se diffuser suffisamment pour réduire leurs coûts marginaux et être profitables.

Selon Marie-Benoît Magrini, l'agriculture biologique, qui ne représente que 6 % des dépenses alimentaires, est caractéristique de ces niches d'innovation qui n'occupent qu'une part mineure dans nos systèmes de production.


* 12 Au niveau international, Frank Geels est considéré comme la référence scientifique en matière de recherche sur les transitions technologiques. Cf. Geels, « Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes: a multi-level perspective and a case-study », Research Policy, Volume 31, Issues 8-9, December 2002.

De nombreux scientifiques français se sont intéressés au concept de verrouillage sociotechnique ; cf. Jean- Marc Meynard, « Innovating in cropping and farming systems » (chapter 5), in Coudel et al., Renewing innovation systems in agriculture and food: how to go towards more sustainability?, 2012 ; ou Laurence Guichard et al., « Le plan écophyto de réduction d'usage des pesticides en France : décryptage d'un échec et raisons d'espérer », Cahiers Agricultures, 2017.

* 13 Ce modèle est celui d'une forte spécialisation des systèmes de grandes cultures favorisant les cultures industrielles telles que les céréales, la betterave, le colza, assurant la meilleure profitabilité à court terme au regard des produits développés par l'industrie agroalimentaire.

* 14 Cf. Magrini et al. , « Transition vers des systèmes agricole et agroalimentaire durables : quelle place et quantification pour les légumineuses à graines ? », Revue française de Socio-Économie, 2017/1 n° 18.

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