I. IV. LE CONTRÔLE DE SUBSIDIARITÉ, UN GARDIEN FRAGILISÉ DE LA COMPÉTENCE DES ÉTATS MEMBRES
Il est utile de rappeler le contexte dans lequel le respect du principe de subsidiarité doit être apprécié. En effet, lorsque la Commission européenne était présidée par M. Jean-Claude Juncker, elle avait affiché une volonté claire de réduire le nombre de ses propositions législatives pour recentrer son activité autour de quelques grandes priorités politiques. Cette volonté s'accompagnait de l'objectif de mieux respecter le principe de subsidiarité.
Cependant, avec la Commission présidée par Mme Ursula von der Leyen, le nombre d'initiatives législatives a été de nouveau croissant. Cette tendance a été confortée par la nécessité de répondre en urgence aux crises par une harmonisation européenne renforcée.
Néanmoins, s'il satisfait le Conseil et le Parlement européen, ce pouvoir normatif « extensif » (par exemple dans le domaine de l'industrie de défense) - est parfois difficilement compatible avec la lettre des traités et se met le plus souvent en place au détriment des pouvoirs de contrôle des parlements nationaux.
A. RAPPEL SUR LE CONTRÔLE DE SUBSIDIARITÉ : LES AVIS MOTIVÉS
Depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009, les Parlements nationaux disposent de compétences propres en matière de contrôle de la subsidiarité142(*). Pour les assemblées du Parlement français, ces compétences sont également visées à l'article 88-6 de la Constitution : « L'Assemblée nationale ou le Sénat peuvent émettre un avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte législatif européen au principe de subsidiarité. »
Dans ce cadre, pour chaque texte concerné, le Sénat doit vérifier que l'Union européenne, en adoptant ce projet d'acte législatif, reste bien dans son rôle, qu'elle intervient à bon escient et évite l'excès de réglementation.
En pratique, le Sénat peut adopter un avis motivé prenant la forme d'une résolution s'il estime qu'une proposition législative ne respecte pas le principe de subsidiarité, avis dans lequel il indique les raisons pour lesquelles la proposition ne lui paraît pas conforme. À cette fin, comme les autres assemblées parlementaires des États membres, le Sénat est directement destinataire de certains textes (58 textes en 2023-2024 contre 123 textes en 2022-2023 et 110 en 2021-2022).
Dans ce cadre, il va en pratique vérifier :
- si l'Union européenne est bien compétente pour proposer l'initiative concernée ;
- si la base juridique choisie est pertinente ;
- si l'initiative proposée est nécessaire et si elle apporte une « valeur ajoutée » par rapport au droit en vigueur ;
- enfin, si elle n'excède pas ce qui est nécessaire pour mettre en oeuvre les objectifs poursuivis. En effet, dans son contrôle de la conformité des textes au principe de subsidiarité, le Sénat effectue également un contrôle de proportionnalité des mesures envisagées.
Le délai pour adopter un avis motivé est fixé par les traités à huit semaines à compter de la date à laquelle le Sénat a été saisi du texte143(*).
UN GROUPE DE VEILLE SUR LA SUBSIDIARITÉ
Un groupe pilote a été constitué au sein de la commission des affaires européennes afin d'effectuer un examen systématique des projets d'actes législatifs au regard du principe de subsidiarité. Le Règlement du Sénat permet, en effet, à la commission des affaires européennes d'adopter un projet d'avis motivé de sa propre initiative.
Ce groupe pilote est présidé par le président de la commission des affaires européennes et comporte un représentant de chaque groupe politique.
Il a été renouvelé à l'occasion des élections sénatoriales du 24 septembre 2023.
Le Règlement du Sénat prévoit que tout sénateur peut déposer une proposition de résolution portant avis motivé. Celle-ci doit d'abord être adoptée par la commission des affaires européennes. Elle est ensuite soumise à l'approbation de la commission compétente au fond, si cette dernière souhaite intervenir. Si, en revanche, elle ne statue pas dans les délais, le texte élaboré par la commission des affaires européennes est considéré comme adopté. En outre, à tout moment de la procédure, le président d'un groupe peut demander un examen en séance publique. Une fois adopté, l'avis motivé est aussitôt transmis aux institutions européennes (Commission européenne, Conseil et Parlement européen). Le Gouvernement en est également informé.
Conformément au protocole n° 2 annexé aux traités sur l'Union européenne et sur le fonctionnement de l'Union européenne, si un tiers des Parlements nationaux émet un avis motivé sur une même proposition législative, celle-ci doit être réexaminée par l'institution européenne concernée qui peut décider de la maintenir, de la modifier ou de la retirer. C'est ce que l'on appelle le « carton jaune ». Ce seuil est abaissé à un quart des Parlements nationaux pour les projets d'acte législatif intervenant dans le domaine de la coopération judiciaire et policière en matière pénale.
TROIS PRÉCÉDENTS EN MATIÈRE DE « CARTON JAUNE »
Depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, les Parlements nationaux ont adressé trois « cartons jaunes » à la Commission européenne. Le Sénat a contribué aux deux premiers avis :
- le premier concernait le paquet « Monti II », un ensemble de textes relatifs au droit de grève. Des assemblées parlementaires de douze États membres144(*), représentant 19 voix, ont estimé que ces textes étaient contraires au principe de subsidiarité. La Commission européenne a retiré ce paquet le 26 septembre 2012 ;
- le deuxième « carton jaune » visait la proposition de règlement créant un Parquet européen. Des assemblées de dix États membres145(*), représentant 18 voix, se sont exprimées dans le même sens. La Commission a souhaité maintenir son texte. Mais le Conseil et le Parlement européen, prenant acte des avis motivés, ont fait ensuite évoluer le projet conformément aux voeux du Sénat ;
- le troisième « carton jaune » portait sur la proposition de directive visant à réviser la directive de 1996 relative au détachement des travailleurs. Des assemblées de onze États membres146(*), représentant 22 voix, ont considéré que ce texte, en particulier la question de la fixation des salaires, était contraire au principe de subsidiarité. Le 20 juillet 2016, la Commission a cependant maintenu son texte, rappelant que la directive qu'elle proposait de réviser datait de plus de vingt ans.
En outre, dans le cadre de la procédure législative ordinaire (codécision entre le Parlement européen et le Conseil), si la moitié des Parlements nationaux émet un avis motivé sur une même proposition législative, la Commission doit réexaminer sa proposition et décider soit de la maintenir, soit de la modifier, soit de la retirer. Si, malgré le nombre important d'avis négatifs, elle choisit de la maintenir, elle doit justifier cette décision en publiant elle-même un avis motivé indiquant les raisons pour lesquelles elle estime que cette proposition est conforme au principe de subsidiarité. De leur côté, le Parlement européen et le Conseil devront vérifier, avant d'achever la première lecture, la conformité du texte au principe de subsidiarité. Si le Parlement européen, à la majorité des suffrages exprimés, ou une majorité de 55 % des membres du Conseil estime qu'il n'est pas conforme, la proposition législative est rejetée et son examen n'est pas poursuivi. C'est ce que l'on appelle le « carton orange ».
Le contrôle de subsidiarité par le Sénat peut également en principe s'effectuer a posteriori. C'est ce que l'on appelle le « carton rouge ». Le Sénat peut ainsi, en application de l'article 88-6 de la Constitution, former un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) contre un acte législatif européen déjà adopté, dans les deux mois suivant cette adoption, afin de faire constater qu'il ne respecte pas le principe de subsidiarité. La procédure d'adoption est alors la même que pour les avis motivés. Toutefois, la Cour de justice peut également être saisie, sans qu'une décision de l'Assemblée nationale ou du Sénat soit nécessaire, dès lors qu'au moins soixante députés ou sénateurs en font la demande147(*).
À cet égard, il convient de souligner que, le 5 mai dernier, les députés membres du groupe politique du Rassemblement national (RN) ont souhaité mettre en oeuvre cette procédure pour la première fois. Ils ont en effet transmis un projet de recours dénonçant la non-conformité du Pacte sur la migration et l'asile au principe de subsidiarité, à la présidente de l'Assemblée nationale, en lui demandant de saisir officiellement le Gouvernement, afin que ce dernier défende ce recours devant la CJUE.
* 142 Aux termes du quatrième alinéa de l'article 5 du traité sur l'Union européenne, « les parlements nationaux veillent au respect du principe de subsidiarité » conformément à la procédure prévue dans le protocole II annexé aux traités.
* 143 Par une lettre du 11 octobre 2019 adressée à M. le Président du Sénat, M. Frans Timmermans, alors premier vice-président de la Commission Juncker, a notifié l'intention de la Commission d'exclure la période comprise entre le 20 décembre d'une année donnée et le 10 janvier de l'année suivante du délai de 8 semaines accordé pour l'examen de la conformité de projets d'actes législatifs avec le principe de subsidiarité.
* 144 Belgique, Danemark, Finlande, France (Sénat), Lettonie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Suède et République tchèque.
* 145 Chypre, France (Sénat), Hongrie, Irlande, Malte, Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovénie, Suède et République tchèque.
* 146 Bulgarie, Croatie, Danemark, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie et République tchèque.
* 147 Cette procédure a été utilisée pour la première fois à l'Assemblée nationale contre le pacte sur la migration et l'asile.