II. UNE RÉACTION DE L'ÉTAT TARDIVE, INADAPTÉE ET NON TRANSPARENTE, QUI PÈCHE PAR UNE SÉRIE DE DYSFONCTIONNEMENTS
C'est une série de dix dysfonctionnements qu'identifie la commission d'enquête et qu'elle souhaite dénoncer, car ils témoignent de difficultés structurelles dans l'action de l'État.
A. UN PREMIER DYSFONCTIONNEMENT : L'ABSENCE OU LE RETARD DE SIGNALEMENT DES DÉLITS PRÉSUMÉS CONFORMÉMENT À L'ARTICLE 40 DU CODE DE PROCÉDURE PÉNALE
Aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale, « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
L'article 40 du code de procédure pénale
L'article 40 du code de procédure pénale, précité, comporte deux alinéas. Le premier énonce les attributions du procureur de la République, qui « reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner », à savoir l'opportunité ou non de poursuivre les faits devant un tribunal, opportunité dont il détient le monopole.
Le second alinéa de l'article 40 du code de procédure pénale en définit le champ d'application, en précisant que l'obligation de dénonciation au procureur des crimes et délits incombe à l'ensemble des agents publics que sont « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire » dans l'exercice de leurs fonctions. Le texte précise qu'il est tenu « d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de [lui] transmettre tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
Cet article, issu originellement du code pénal de Brumaire an IV, a ensuite traversé les codes d'instruction criminelle et figure dans le code de procédure pénale depuis la loi du 31 décembre 1987. Son objectif premier est de prévenir toute tentative de dissimulation d'infractions. Il impose ainsi aux fonctionnaires et, plus généralement, selon la jurisprudence, aux agents publics21(*), de signaler immédiatement (« sans délai ») au procureur de la République toute information sur une infraction dont ils auraient connaissance dans le cadre de leurs fonctions. La célérité imposée permet, d'une part, d'assurer la cessation rapide de l'infraction éventuelle, et donc d'un potentiel trouble à l'ordre public et, d'autre part, de préserver la charge de la preuve matérialisée par les renseignements et actes objets du signalement, ou recueillie par les procès-verbaux.
L'article 40 s'applique à toutes les infractions pénales et ne fait pas de distinction entre les crimes et les délits.
Si le fait d'être en possession de telles informations et de s'abstenir d'effectuer un signalement n'est pas susceptible de sanctions pénales, en revanche, la non-dénonciation d'un crime constitue un délit réprimé à l'article 431-1 du code pénal.
La lettre de l'article 40 est donc très large et s'impose également à tous les agents publics. Si le principe hiérarchique dans la fonction publique est élevé au rang de principe général du droit, la Cour de cassation comme le Conseil d'État ont rappelé que ce signalement n'imposait aucun formalisme préalable. Pour le Conseil d'État, la circonstance de transmettre un tel signalement sans en avertir sa hiérarchie n'est pas constitutive d'une faute de nature à justifier une sanction disciplinaire22(*). La Cour de cassation a elle rappelé qu'un agent dénonçant des faits délictueux au procureur n'avait pas besoin d'une quelconque autorisation, et ne faisait qu'observer les prescriptions de l'article 4023(*).
L'aveu fait par Nestlé Waters à la ministre de l'industrie le 31 août 2021 du recours à des traitements illégaux24(*), est susceptible de recouvrir la qualification pénale de tromperie dans la mesure où les produits concernés ne sont pas conformes aux mentions qui figurent sur l'étiquetage.
Ces éléments étaient nécessairement connus des membres des cabinets et des fonctionnaires des ministères de l'industrie, de l'économie, de la santé et de la DGCCRF qui ont eu connaissance de ces révélations. Pourtant, une seule personne semble s'être réellement posé la question d'effectuer un tel signalement : le directeur général de la santé Jérôme Salomon. Le 13 octobre 2021, il saisit sa direction des affaires juridiques en écrivant que « la DGS envisage[ait] un signalement au procureur de la République en vertu de l'article 40 du Code de procédure pénale ». Malheureusement, le directeur des affaires juridiques, Charles Touboul Moracchini, lui répond le jour même que les infractions susceptibles d'être retenues relèveraient du domaine de la tromperie du consommateur, et plus généralement du droit de la consommation, donc de la compétence de Bercy et de la DGCCRF. Il en déduit que l'opportunité de ce signalement par la DGS n'était pas « évident[e] ».
Pour expliquer son raisonnement, Charles Touboul a d'abord fait valoir que le point d'entrée de Nestlé Waters était le cabinet du ministère de l'industrie, aux côtés de la DGCCRF, et que la saisine de la DGS n'est advenue qu'au « cinquième ou sixième » maillon de la chaîne, via le cabinet de la santé. Il en déduit qu'il revenait au ministère de l'industrie et à la DGCCRF, directement saisis et dont le champ de compétence relève du droit de la consommation, d'effectuer ce signalement, tout en reconnaissant qu'il ne s'était pas assuré que ledit signalement avait bien été effectué.
Le rapporteur de la commission d'enquête déplore une telle analyse, dont il craint qu'elle ne soit largement partagée dans l'administration, et dont Charles Touboul lui-même relève qu'elle est contraire au texte même de l'article 40, de portée générale. S'il est loisible de concevoir que certains fonctionnaires puissent bénéficier de connaissances plus approfondies que d'autres sur la teneur de manquements observés, il ne peut être envisagé de leur laisser la priorité dans la mise en oeuvre d'un tel signalement à la justice qu'après s'être effectivement assuré qu'un tel signalement a été effectué.
La pratique qui consiste à prévoir arbitrairement une priorité de certains acteurs sur d'autres dans le déclenchement d'un signalement au titre de l'article 40 peut également donner lieu à des interprétations contradictoires. Et, en l'espèce, c'est bien ce qui s'est passé, chaque administration estimant qu'un article 40 relevait de l'autre.
Le rapporteur n'ignore pas qu'une « doctrine administrative » conduit à ce que les directions d'administration centrale et leurs unités locales estiment ne pas avoir à faire de signalement dès lors qu'un fait ne relève pas de leurs attributions. À cela se conjugue la posture inverse pour les administrations qui disposent de compétences judiciaires, comme c'est le cas pour la DGCCRF. Sarah Lacoche, directrice générale, déclare ainsi nettement à la commission d'enquête que « nous transmettons au titre de l'article 40 des infractions lorsqu'elles ne relèvent pas de notre champ de compétences. »
Le résultat global de ces positionnements est, dans le cas des eaux minérales, que le signalement de l'article 40 n'a été effectué que tardivement et dans un seul ressort, celui d'Épinal, négligeant ainsi le cas du Gard.
S'agissant des sites Nestlé des Vosges, un signalement n'a été transmis par la directrice générale de l'ARS Grand Est au procureur de la République d'Épinal qu'en octobre 2022, soit plus d'un an après les aveux de l'industriel au cabinet de la ministre de l'industrie, Agnès Pannier-Runacher. S'agissant du site Nestlé du Gard, ce signalement par la DGCCRF n'est intervenu que le 19 février 2025, soit près de quatre ans plus tard !
Le rapporteur estime utile que la Chancellerie rappelle le caractère très large de l'article 40 qui vise à éviter qu'il ne soit neutralisé par des pressions hiérarchiques ou des logiques de fonctionnement en silo. A minima, le bon usage de l'article devrait être rappelé aux directions compétentes en matière de contrôle sanitaire des eaux. Il pourrait également être opportun de prévoir que l'autorité administrative qui diligente un signalement au titre de l'article 40 du code de procédure pénale soit systématiquement informée par le procureur de la République compétent de l'existence ou de l'absence de poursuites pénales.
Recommandation |
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N° |
Libellé |
Destinataire |
Échéancier |
Support |
2 |
Rappeler le caractère général de l'article 40 du code de procédure pénale et prévoir l'information systématique, par le procureur de la République territorialement compétent, de l'existence ou de l'absence de poursuites pénales |
Ministère de la justice Ministère de la santé, direction générale de la santé, agences régionales de santé Ministère de l'économie, direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, directions départementales de la protection des populations Ministère de l'agriculture, direction générale de l'alimentation |
Immédiat |
Instruction |
* 21 La Cour de cassation a même étendu cette obligation aux personnes investies d'un mandat public qui concourent à la gestion des affaires de l'État ou d'une collectivité territoriale.
* 22 CE, 15 mars 1996, Guigan.
* 23 Cass, Crim, 19 septembre 2000, n° 99-83 960.
* 24 Pour mémoire, il s'agit de traitements ultraviolets, de filtres à charbon actifs et de microfiltres à 0,2 micron.