B. UN DEUXIÈME DYSFONCTIONNEMENT : LA MINIMISATION DU RISQUE SANITAIRE À L'ÉCHELON NATIONAL

Lors de la réunion du 31 août 2021, les représentants de Nestlé Waters affirment au cabinet de la ministre chargée de l'industrie que les traitements pratiqués, certes interdits, n'ont jamais remis en cause la sécurité sanitaire des produits commercialisés. Le compte-rendu de François Rosenfeld, directeur de cabinet de la ministre de l'industrie et présent au rendez-vous, reprend cette affirmation sans la discuter. La ministre elle-même, Agnès Pannier-Runacher, répond au compte-rendu de la réunion établi par François Rosenfeld en écrivant, entre autres : « Si je comprends bien on est plutôt sur de la tromperie commerciale que sur un sujet de sécurité alimentaire ? »

Certes, les traitements interdits ne sont pas facteurs de risque sanitaire en eux-mêmes. Cependant, leur utilisation dissimule une dégradation de la qualité de l'eau qui, elle, peut être source d'un risque sanitaire non maîtrisé : le rapporteur rappelle que les eaux rendues potables par traitement (autrement dit l'eau du robinet) font non seulement l'objet de traitements au charbon actif et aux UV, mais aussi de traitements au chlore afin d'éliminer tout risque virologique !

Une fiche « ministre » en date du 14 septembre 2021 signée de Virginie Beaumeunier, alors directrice générale de la CCRF25(*), mentionne bien l'hypothèse selon laquelle ces traitements découlent d'une dégradation de la qualité de l'eau, sans toutefois aborder la question d'un risque sanitaire.

Le rapporteur s'étonne que l'affirmation de l'industriel quant à l'absence de risque sanitaire lié à l'utilisation et au retrait des traitements interdits soit reprise telle quelle par les autorités politiques et administratives, sans précaution ni vérification.

La prise de contact de Lucile Poivert, conseillère de la ministre de l'industrie, avec le ministère de la santé fin septembre 2021 concernant les pratiques de Nestlé Waters reprend en effet ces éléments. Joëlle Carmes, alors sous-directrice de la prévention des risques liés à l'environnement et à l'alimentation à la DGS, en fait alors état par courriel à Jérôme Salomon, directeur général de la santé, le 27 septembre 2021 et indique qu'« il ne me semble pas y avoir de préoccupation d'ordre sanitaire, car les EMN en question sont exemptes de problèmes de qualité biologique, mais bien une infraction aux dispositions du code de la santé publique sur l'interdiction de ces traitements et un problème de loyauté. ».

Joëlle Carmes élabore néanmoins un projet de courriel de la part de Jérôme Salomon à Virginie Beaumeunier, directrice générale de la CCRF, qui n'évacue pas totalement ce risque sanitaire. Ce courriel, envoyé le 1er octobre 2021, indique que, « compte tenu de ces pratiques frauduleuses au vu des informations transmises, et des enjeux politiques, économiques, juridiques, et potentiellement sanitaires posés, des échanges interministériels sont effectivement nécessaires en vue de prendre une décision collégiale pour répondre à la demande. Afin d'apprécier la situation rencontrée, il est essentiel que la société Nestlé Waters communique avec toute la transparence nécessaire sur (...) les éventuelles difficultés rencontrées d'un point de vue sanitaire (non-conformité de la qualité de leurs eaux, problème d'hygiène, etc.). »

Le compte rendu dressé par Norbert Nabet le 5 octobre 2021 à la suite de son échange avec Lucile Poivert évoque bien la « nécessité d'évaluer la pratique, le risque sanitaire et le caractère ponctuel ou systématique : mission Igas +/- DGCCRF immédiate ? »

Malgré un vocabulaire plus prudent au sein du ministère de la santé concernant l'absence de risque sanitaire, aucune action - à l'instar d'une saisine de l'Anses ou des ARS - n'est entreprise afin d'en avoir le coeur net.

Le rapporteur déplore d'autant plus ce positionnement que des contaminations bactériologiques étaient intervenues sur le site de Perrier dès 2020, et qu'elles ont été abordées lors de l'entretien du 31 août 2021. En effet, l'ARS Occitanie dénombre au moins 3 épisodes de contaminations en juin 2020, septembre 2020 et janvier 2021. Certaines ont été détectées dans le cadre de la surveillance de l'exploitant, mais n'ont pas fait l'objet d'un signalement à l'ARS, ce qui interroge quant à la volonté de transparence de l'exploitant et le degré de confiance que les pouvoirs publics peuvent lui accorder.

En juin 2020, des courriels de l'ARS Occitanie à l'Anses mettent en évidence des contaminations microbiologiques des eaux de Perrier, qui ont donné lieu au blocage de certaines unités. Les traitements de désinfection n'étaient alors pas connus des services. La responsable de la cellule Environnement de l'ARS Occitanie, Christelle Duclos, se demande par exemple, dès le 9 février 2021, « comment imaginer que de telles contaminations mesurées juste avant l'embouteillage, au niveau de la soutireuse, ne se retrouvent pas dans le produit fini ? cela interroge. Et comment une entreprise agroalimentaire comme NWSS peut ne pas s'être préoccupée d'une contamination qui apparaît comme dépasser largement le cadre de la ligne d'embouteillage ? Les contaminations sont mesurées après traitement par microfiltration, il n'y a donc pas d'autre étape de traitement qui permettrait de les maîtriser avant embouteillage. » Bien que ces non-conformités ne présentent pas, selon l'ARS, de risques sanitaires, la DGS estime à l'époque qu'une vigilance était justifiée : « L'absence de non-conformités sur les autres paramètres microbiologiques faisant l'objet d'un contrôle sanitaire semble indiquer une absence de manquements aux règles d'hygiène, mais les non-conformités répétées, sur un laps de temps relativement court, témoignent néanmoins d'un dysfonctionnement dans l'usine qu'il conviendra d'identifier et de supprimer26(*) ».

Pour le rapporteur, le simple fait que des non-conformités microbiologiques sur les eaux aient pu être dissimulées aux autorités locales aurait dû interroger les administrations quant à la transparence de Nestlé Waters et justifier une vérification méticuleuse de toutes ses affirmations.

Les échanges conduits par la suite entre les ARS et la DGS confirment d'ailleurs l'intérêt qu'il y aurait eu à approfondir cette question du risque sanitaire.

Dans une note du 8 novembre 2022 à la directrice de cabinet de la ministre déléguée à l'organisation territoriale et aux professions de santé, Isabelle Epaillard, la directrice générale de l'ARS Grand Est, Valérie Cayré, résume toute l'ambivalence de ces traitements interdits qui, s'ils n'emportent pas en eux-mêmes de risque sanitaire, peuvent en dissimuler : « Dans l'hypothèse où l'eau serait contaminée, la substitution des UV par des filtres à 0,2 um ne traiterait qu'une partie des micro-organismes potentiellement pathogènes (les virus passent la barrière des filtres). Le contrôle sanitaire rendu inopérant, car ne détectant plus les bactéries indicatrices d'une contamination fécale et son cortège de micro-organismes pathogènes, ne permettrait plus d'évaluer les risques sanitaires pour le consommateur. Il faudrait alors imposer un suivi au-delà des paramètres réglementaires classiques avec l'appui scientifique de l'Anses pour détecter de telles pratiques. »

Dès lors, une contamination des eaux brutes pourrait être masquée par les traitements interdits et donc entraîner un risque sanitaire à l'arrêt des traitements, les seuls traitements maintenus - les microfiltres à 0,2 micron - ne permettant pas de maîtriser ce risque. Pour cette raison, l'ARS Grand Est a exigé de l'industriel qu'il réalise des analyses virologiques.

Confortant ces doutes, la note d'appui scientifique de l'Anses du 16 octobre 2023 a, quant à elle, recommandé la mise en place d'un plan de surveillance renforcée sur les sites de Nestlé Waters en Occitanie et dans le Grand Est en raison du « niveau de confiance insuffisant dans l'évaluation de la qualité des ressources ». Ce plan de surveillance renforcée prévoit notamment l'inclusion de paramètres de surveillance virologique.

Pour le rapporteur, ces constats de l'ARS Grand Est en novembre 2022 et de l'Anses en octobre 2023 démontrent que l'État ne s'est pas posé les bonnes questions en août 2021 et a sous-estimé le risque sanitaire et notamment virologique.


* 25 Fiche-ministre intitulée « Suite de l'entretien avec la société Nestlé Waters - informations sur les traitements autorisés sur les eaux conditionnées sur les investigations conduites par le SNE de la DGCCRF dans le secteur ».

* 26 Courriel de Sabrina Mekhous du bureau de la qualité des eaux de la direction générale de la santé du 2 mars 2021 aux services de l'ARS Occitanie et à l'Anses à la suite de signalements de non-conformité sur les eaux de Perrier.

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