C. UN TROISIÈME DYSFONCTIONNEMENT : LES ÉCHECS DE L'INTERMINISTÉRIEL ET LE TRAVAIL EN SILO

Comme rappelé supra, le contrôle des eaux minérales naturelles fait intervenir de nombreuses administrations : direction générale de la santé, direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, et direction générale de l'alimentation (DGAL) au niveau central ; agences régionales de santé, préfectures ou directions départementales de protection des populations (DDPP) au niveau local. L'Anses, la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature (DGALN) en particulier via sa direction de l'eau et de la biodiversité (DEB), l'Office français de la biodiversité (OFB) ou les directions départementales des territoires (DDT) peuvent, à des titres divers, jouer un rôle.

Il en résulte un véritable éclatement des compétences qui engendre des coûts de coordination considérables.

Or, au cours de ses auditions, la commission d'enquête a malheureusement constaté que ces différentes administrations ou agences avaient trop souvent travaillé chacune de leurs côtés, en silo, en ne livrant pas aux autres structures des informations qui auraient pu être s'avérer extrêmement utiles pour leurs propres investigations.

Les services de l'État ont ainsi connu de grandes difficultés pour se coordonner, avec des interventions souvent très insuffisantes voire lacunaires, ce que la Commission européenne a souligné dans son rapport final de l'audit qu'elle a réalisé en France du 11 au 22 mars 2024 afin d'évaluer le système de contrôles officiels relatifs aux eaux minérales naturelles et aux eaux de source, puisqu'elle relève « une mauvaise collaboration entre autorités compétentes et au sein de celles-ci, tant à l'échelle centrale qu'à l'échelle locale ».

Comme la Commission européenne avant elle, la commission d'enquête a pu effectivement constater de multiples dysfonctionnements : absence d'instauration d'un contrôle renforcé ou d'actions coordonnée après la révélation des fraudes, absence de prise de connaissance du rapport de l'Igas par la DGCCRF ou par l'Anses avant sa mise en ligne en février 2024, alors qu'il avait été remis à ses commanditaires en juillet 2022, manque de communication patent entre les administrations centrales, entre les administrations centrales et les administrations locales, des administrations locales entre elles, etc.

Les regrettables palinodies constatées autour du recours, ou plutôt de l'absence de recours, à l'article 40 sont une autre illustration malheureuse de ce fonctionnement en silo.

La communication entre les cabinets ministériels industrie et santé a été intense, mais leur volonté de conserver l'affaire confidentielle le plus longtemps possible a beaucoup nui à la circulation de l'information vis-à-vis des directions d'administrations centrales (DGS, DGCCRF), des agences centrales (Anses) et, surtout, des préfectures et des agences régionales de santé (ARS). Le jeu de rapport de forces entre ces deux ministères, conjugué à une difficulté à apprécier l'intérêt général a par ailleurs biaisé certaines de leurs décisions.

Il faut ajouter à cela une règlementation qui, par elle-même, fragmente l'intervention de l'État et donne l'occasion à chaque administration de se replier derrière une vision stricte de ses compétences. C'est particulièrement le cas s'agissant des champs d'intervention respectifs des ARS et de la DGCCRF.

La commission d'enquête peine par exemple toujours à comprendre que la DGCCRF n'ait pas fait usage de ses pouvoirs administratifs pour faire cesser au plus vite la fraude massive de Nestlé à l'égard des consommateurs, au moins en Occitanie dès lors que le site de Vergèze n'a pas été concerné par une procédure judiciaire jusqu'en février 2025. L'ancienne directrice générale de la DGCCRF, Virginie Beaumeunier, note que : « en l'absence d'éléments formellement établis et portés à la connaissance de la DGCCRF, de nature à remettre en cause le bien-fondé des mentions d'étiquetage prévues par l'arrêté préfectoral, la DGCCRF, qui n'est pas chargée d'exercer le contrôle des installations de production confié à l'ARS, ne disposait pas d'éléments pour motiver une suite en ce qui concerne la commercialisation, dès lors que les mentions d'étiquetage présentes sur les produits respectaient celles prévues par l'arrêté, en l'absence de modification de celui-ci. ». Pourtant, à compter du 31 août 2021, en tout cas du 14 septembre 202127(*), la DGCCRF sait que les mentions d'étiquetage « eau minérale naturelle » ne correspondent plus à la réalité.

De son côté, interrogé par écrit par la commission, le directeur général de l'ARS, Didier Jaffre relève : « si la question est de savoir si l'ARS Occitanie informe systématiquement les services locaux de la DGCCRF (les 13 DDPP ou équivalents) des contrôles réalisés sur les eaux embouteillées et de leurs conséquences, la réponse est oui sans aucune ambiguïté, n'en déplaise à la DGCCRF, dont les représentants ont semblé découvrir le sujet lors de leur audition devant votre commission. Et dans le cas présent de Perrier, ils ont participé au contrôle réalisé sur le site à la demande du préfet du Gard. Et ils sont au courant de la situation de Perrier au moins depuis ma visite sur site en novembre 2022 et de ses constats, et notamment via la préfecture du Gard, mais également via mes services directement. »

La question demeure donc : pourquoi la DGCCRF n'a-t-elle pas fait usage de ses pouvoirs de police administrative figurant aux articles L521-128(*) et suivants du code de la consommation ? Le plus inquiétant aux yeux du rapporteur est qu'à aucun moment les services concernés ne se sont révélés capables de remettre en cause leur fonctionnement et d'en tirer des leçons pour l'avenir. Dès lors, on peut se demander si un scandale similaire ne pourrait pas à nouveau intervenir.

C'est à bon droit que dans son audit de 2024, la Commission européenne a pu noter « Les AC29(*) locales de la DGCCRF et de la DGS ont été informées de soupçons d'activités frauduleuses concernant un exploitant du secteur des EMN. Bien qu'ayant connaissance de ces pratiques frauduleuses, les AC à l'échelle nationale ou locale (dans d'autres départements) n'ont instauré aucun contrôle renforcé ni aucune activité coordonnée. »30(*) ou encore : « Bien que les ACC31(*) et les AC locales aient été informées de cas de non-respect des dispositions de la directive 2009/54/UE et du règlement (UE) nº 1169/2011, en l'absence de risque sanitaire pour les consommateurs, elles n'ont pas demandé aux exploitants de retirer du marché, de rappeler ou de réétiqueter les produits non conformes. Aucune information n'a été fournie aux consommateurs et aux autorités des autres États membres à cet égard. »32(*) La Commission européenne a déduit de cette affaire à raison que « le système de contrôles officiels en vigueur en France n'est ni conçu pour détecter ou atténuer la fraude dans le secteur des eaux minérales naturelles et des eaux de source ni correctement appliqué, ce qui rend possible la présence sur le marché de produits non conformes et potentiellement frauduleux »33(*).

Il convient donc d'urgence de remédier à ce constat accablant.


* 27 Date de la « fiche ministre » établie par la DGCCRF à la suite de la réunion du 31 août 2021.

* 28 1er alinéa de l'article L521-1 du code de la consommation : « Lorsque les agents habilités constatent un manquement ou une infraction avec les pouvoirs prévus au présent livre, ils peuvent, après une procédure contradictoire, enjoindre à un professionnel, en lui impartissant un délai raisonnable qu'ils fixent, de se conformer à ses obligations, de cesser tout agissement illicite ou de supprimer toute clause illicite ou interdite. »

* 29 Autorité(s) compétente(s).

* 30 P.7 point 14.

* 31 Autorité centrale compétente.

* 32 P.16 point 70.

* 33 P.21 Conclusions générales.

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