D. UN QUATRIÈME DYSFONCTIONNEMENT : L'ABSENCE DE SANCTION ADMINISTRATIVE DE L'INDUSTRIEL
Après l'entretien entre Nestlé Waters et le cabinet du ministère de l'industrie le 31 août 2021, les échanges entre les cabinets et les administrations centrales ne font état d'aucune volonté de faire cesser le manquement de l'industriel.
Pourtant, il n'existe aucun doute quant à ce manquement, avoué par l'industriel lui-même. Un courriel de Joëlle Carmes, sous-directrice de la prévention des risques liés à l'environnement et à l'alimentation à Jérôme Salomon, directeur général de la santé et du 27 septembre 2021 mentionne d'ailleurs « une infraction aux dispositions du code de la santé publique sur l'interdiction de ces traitements et un problème de loyauté ».
Le compte-rendu de l'échange inter-cabinets du 5 octobre 2021 mentionne quant à lui une « interrogation selon les résultats [de la mission Igas] sur d'éventuelles sanctions, accompagnement voire évolution de la règlementation ».
Le rapporteur est surpris que, dès le départ, la prise de sanctions n'ait été considérée que comme « éventuelle » et mise au même plan que l'accompagnement de l'industriel vers sa mise en conformité. Il déplore que la mise en conformité de la règlementation aux pratiques de l'industriel ait été même évoquée : c'est la logique inverse qui doit prévaloir.
Indépendamment des poursuites pénales, l'inobservance des dispositions relatives aux eaux minérales naturelles pouvait justifier a minima une mise en demeure de l'autorité administrative compétente, éventuellement assortie d'une perte de la mention « eau minérale naturelle », voire, en l'absence de mise en conformité, d'une suspension de la production ou de la distribution jusqu'à exécution des mesures imposées34(*).
En l'espèce, l'autorité administrative compétente pour assurer le respect de la règlementation est le préfet, sur proposition de l'ARS. Le compte rendu de la première réunion interministérielle sur le sujet des eaux minérales naturelles du 14 octobre 2021 le confirme : « la DGCCRF n'interviendra pas en police administrative pour la remise en conformité des installations de production, car cela relève des ARS. »
Côté DGCCRF, nous avons vu plus haut que l'abstention a été privilégiée. Le résultat c'est l'immobilisme des deux grandes administrations et la poursuite de la commercialisation d'une eau avec l'appellation « minérale naturelle » qu'elle aurait dû perdre.
Les autorités locales n'ont pas non plus agi avec la célérité requise pour faire cesser le manquement de l'exploitant, en particulier en Occitanie.
Dans le Gard, Didier Jaffre, directeur général de l'ARS Occitanie, écrit à la directrice de cabinet de la ministre chargée de l'organisation territoriale et des professionnels de santé, Agnès Firmin-Le Bodo le 12 décembre 2022 en sollicitant un arbitrage du ministère concernant deux options pour réagir aux pratiques constatées par l'ARS au sein de Nestlé Waters le 29 novembre :
- soit le retrait immédiat des traitements avec pour conséquence l'arrêt de l'exploitation ;
- soit la gestion d'une dérogation en 2023 dans l'attente de la mise en conformité ;
Il prend alors parti pour la seconde option : « d'un point de vue sécurité sanitaire, pour ma part en tant que DG ARS, je suis favorable au maintien des traitements de filtration au CA et de désinfection UV, tout comme la microfiltration. Je suis donc favorable à l'octroi d'une dérogation pour l'année 2023, le temps que les travaux planifiés par NW soient réalisés. Si tel n'était pas le cas, nous serions dans l'obligation de stopper l'exploitation pour être en conformité avec la réglementation sur les eaux minérales. » Le même jour, il transmet ce message à la préfète en indiquant « Moi je ne prendrai pas la responsabilité vous l'imaginez bien d'envisager l'arrêt de l'exploitation. Mais encore faut-il que le ministère se prononce. » En d'autres termes, l'ARS laisse commercialiser une eau qui n'est plus minérale naturelle. Elle n'évoque pas même une mise en demeure ou une possible perte de la mention « eau minérale naturelle ».
De fait, les traitements interdits ne seront retirés dans les Vosges qu'à la fin de l'année 2022 et dans le Gard qu'en août 2023.
Devant la commission, l'ancienne préfète du Gard, Marie-Françoise Lecaillon, a le mérite d'émettre des regrets : « Après la réception du bleu de Matignon35(*) concernant la microfiltration inférieure à 0,8 micron, j'aurais dû officiellement signifier à Perrier que les autres dispositifs utilisés, à l'exception de ceux pour le marché américain représentant la moitié de la production, devaient être retirés. J'aurais dû les mettre en demeure. (...) Je reconnais avoir mal évalué la situation. Dès que nous avons eu la certitude de l'infraction début novembre, confirmée par le compte rendu du directeur général de l'ARS le 12 décembre, j'aurais dû agir. »36(*)
Pour le rapporteur, il ne fait pas de doute que l'absence de mesures de police administrative à l'encontre de l'exploitant a contribué à ralentir sa mise en conformité et donc à permettre la pérennisation de la tromperie à l'égard des consommateurs.
À la connaissance de la commission d'enquête, la seule évocation d'une suspension de la production provient du cabinet de la ministre de la santé, Agnès Firmin-Le Bodo à l'égard des sites de Nestlé Waters dans les Vosges et a rapidement été écartée, non sans lien avec les projets d'annonce de suppression d'emplois de Nestlé Waters en mai 2023.
Le 26 janvier 2023, une note du cabinet santé est transmise au cabinet du Premier ministre et note : « Compte tenu des enjeux sanitaires et réglementaires rendant impossible d'accepter une microfiltration inférieure à 0,8 micron, la proposition du cabinet OTPS est de suspendre immédiatement l'autorisation d'exploitation et de conditionnement de l'eau pour les sites Nestlé dans les Vosges. »
Mais, le 16 février 2023, une note du cabinet industrie transmise par Mathilde Bouchardon, conseillère de Roland Lescure, au cabinet du Premier ministre préconise à l'inverse de ne pas suspendre l'autorisation d'exploitation, car « une suspension immédiate de l'autorisation aurait des impacts sociaux et industriels majeurs. » Elle précise qu'« un plan social est prévu en raison de la baisse de consommation de Vittel sur le marché allemand [...]. NWSE attend de savoir si un plan social plus important doit ou non être annoncé (en fonction de la position de l'État sur le sujet filtration). »
Cette note convient néanmoins qu'en ce qui concerne Hépar, la situation est différente, car « l'eau est contaminée en amont par des eaux usées d'origine anthropique (sans risque sanitaire grâce à la filtration mise en place). L'eau à l'émergence n'est pas microbiologiquement saine : l'eau ne peut donc pas être considérée comme une EMN. Le cabinet Industrie propose de suspendre l'autorisation d'exploiter, ou de la modifier pour la restreindre à la commercialisation vers des marchés ayant des exigences différentes (ex : le marché américain). »
Les deux forages contaminés destinés à la production de l'EMN Hépar, Essar et Hépar Nord sont finalement suspendus à l'initiative de Nestlé Waters le 4 mai 2023.
Le rapporteur déplore que les autorités de l'État aient renoncé à prononcer des mesures de suspension, même dans les cas où la non-conformité des eaux brutes à la pureté originelle était avérée comme pour Hépar. En définitive, seul le forage Romaine VIII sur le site de Vergèze dans le Gard a fait l'objet, à ce jour, d'un arrêté de suspension de l'exploitation en raison de risques sanitaires37(*).
* 34 Article L. 1324-1 A du code de la santé publique.
* 35 Ce « bleu » est le compte-rendu de la concertation interministérielle dématérialisée des 22 et 23 février 2023 qui autorisera notamment Nestlé Waters à pratiquer la microfiltration à 0,2 microns.
* 36 Audition du 18 février 2025.
* 37 D'autres forages de Nestlé Waters ont été mis à l'arrêt par l'exploitant, après discussion avec les services de l'État, dans les Vosges en raison de non conformités microbiologiques : Hépar Nord et Essar (Hépar), Thierry Lorraine et Belle Lorraine (Contrex).