E. UN CINQUIÈME DYSFONCTIONNEMENT : L'INVERSION DE LA RELATION ENTRE L'ÉTAT ET L'INDUSTRIEL EN MATIÈRE D'ÉDICTION DE LA NORME

Dès l'entretien du 31 août 2021, Muriel Liénau présente à l'administration un « plan de transformation » censé permettre à l'industriel de se conformer à la règlementation. D'emblée, il est question de modifier la règlementation, en y intégrant la microfiltration à 0,2 micron, afin de la mettre en conformité avec la pratique de l'industriel, dans une logique totalement dévoyée par rapport à ce que devraient être les relations entre, d'une part, l'État qui édicte la norme et, d'autre part, l'industriel qui l'applique.

Les actions de lobbying déclarées à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique traduisent cette conception de Nestlé Waters. Elles s'intitulent : « Refléter dans les arrêtés préfectoraux d'exploitation les évolutions des modalités d'application des réglementations pour le site des Vosges » ou « Refléter dans les arrêtés préfectoraux d'exploitation les évolutions des modalités d'application des réglementations pour le site de Vergèze », témoignant d'une inversion de la relation entre l'industriel et la norme.

Le compte-rendu de l'entretien dressé par François Rosenfeld, alors directeur du cabinet de la ministre chargée de l'industrie, mentionne très clairement : « ce plan [de transformation] exige de maintenir la microfiltration. Elle est tolérée en Angleterre ou en Espagne. » La fiche-ministre rédigée par la DGCCRF le 14 septembre 2021 mentionne quant à elle que : « La DGS devra également expertiser la demande de la société Nestlé concernant la possibilité d'utiliser la microfiltration en lieu et place des filtres que l'entreprise utilise actuellement, qui, selon elle, est indispensable pour garantir la sécurité des eaux mises sur le marché ».

Les documents transmis à la commission d'enquête montrent même que Nestlé Waters a interprété la mission de l'Igas comme l'occasion de faire changer la règlementation ou, du moins, comme un moyen de gagner du temps. En effet, à la suite d'une inspection menée le 6 avril 2022, où elle constate le recours à des traitements interdits par Nestlé Waters, l'ARS Grand Est indique, dans son rapport final, que « des informations complémentaires exhaustives, attendues sous 3 mois, sont nécessaires et demandées pour statuer définitivement sur la situation. ». Or, la directrice générale de l'ARS explique, dans une note adressée à la directrice de cabinet du ministère de la santé, au directeur général de la santé et au chef de l'Igas, le 27 juin 2022 : « Nestlé estime que le dépôt de dossier, demandé sous 3 mois, permettant d'évaluer les éventuelles modifications des caractéristiques de l'eau est prématuré compte tenu du fait que [...] l'Igas devrait faire évoluer le cadre national permettant le recours à ces traitements. » Nestlé Waters aurait donc utilisé la mission en cours de l'Igas pour remettre en cause et contourner les conclusions de l'autorité compétente en matière de contrôle des eaux embouteillées.

Dans une note datée du 26 septembre 2022 destinée à Matignon et à l'Élysée, transmise notamment au secrétaire général de la présidence de la République, pour préparer un entretien avec les dirigeants de Nestlé, les cabinets industrie et santé notent que : « L'industriel a indiqué être en mesure de suspendre les traitements par charbon actif et par UV s'il était autorisé à continuer une microfiltration à 0,2 micron ». En d'autres termes, Nestlé Waters pose explicitement l'autorisation du maintien de la microfiltration à 0,2 micron comme condition à l'arrêt de traitements pourtant illégaux.

Pour le rapporteur, cette attitude transactionnelle témoigne du peu de cas que fait l'industriel de la règlementation, pourtant censée s'appliquer à tous. La seule mention de cette demande aurait dû, selon le rapporteur, faire réagir les lecteurs de cette note transmise au secrétariat général de la présidence de la République !

En outre, Nestlé Waters a anticipé l'autorisation des filtres à 0,2 micron par l'administration sans disposer d'aucune autorisation à ce titre. Son plan de transformation ne mentionne aucune alternative, aucun « plan B » en cas de refus de l'autorisation de la microfiltration à 0,2 micron.

La présentation du plan de transformation aux services de l'État dans le Gard et à l'ARS Occitanie en date du 29 novembre 2022 consacre une page à cette pratique et affirme que les filtres à 0,2 micron sont compatibles avec la règlementation, ne désinfectent pas l'eau et a un effet similaire à d'autres traitements autorisés sur les caractéristiques microbiologiques de l'eau, sans convoquer des références scientifiques.

Pourtant, les administrations estiment peu convaincants les rares arguments - sur lesquels nous reviendrons - transmis par Nestlé Waters pour démontrer le caractère non-désinfectant de la microfiltration à 0,2 micron.

Le 10 novembre 2022, dans un courriel, Jérôme Salomon, directeur général de la santé, disqualifie en quelques lignes le contenu d'une note transmise par Nestlé Waters sur le sujet, en indiquant que : « Concernant la « note relative à la filtration à 0,2ìm » fournie par NWSE, celle-ci se base uniquement sur 2 études scientifiques et aucun résultat d'analyse sur l'EMN avant et après filtration à 0,2 um n'est présenté. Le résumé de la 1ère publication accessible sur internet indique que l'étude a montré que « jusqu'à 10 % de la charge microbiologique de l'eau brute a pu passer à travers la filtration », donc 90 % de cette charge est retenue par la filtration, qui constitue bien un traitement de désinfection. Contrairement à ce qu'indique NWSE dans cette note, un traitement de désinfection n'a pas pour objectif d'éliminer la totalité de la charge microbiologique de l'eau (l'ARS GE partage cette position). » Il conclut son courriel par ces mots, qui traduisent une volonté de ne plus laisser l'industriel dicter les règles du débat : « Afin de trancher de manière scientifique et technique, je saisis l'Anses sur l'impact de la filtration à 0,2 um sur la qualité d'une EMN. »

Au demeurant, la stratégie d'influence que mène Nestlé Waters par l'intermédiaire du lobbyiste Nicolas Bouvier pour obtenir l'autorisation de la microfiltration à 0,2 micron relève davantage d'une mise sous pression des administrations en usant d'enjeux économiques et sociaux, que d'un dialogue argumenté sur la base de faits scientifiques.

Nicolas Bouvier écrit par exemple le 6 octobre 2022, à Victor Blonde, conseiller au cabinet de la Première ministre et à l'Élysée : « Suite à notre rendez-vous de la semaine dernière, nous avions noté que vous reviendriez vers vous dans la semaine. Avez-vous pu rendre les derniers arbitrages attendus ? Comme vous l'avez compris, l'entreprise a besoin de pouvoir avancer vite maintenant, en particulier vis-à-vis des autorités préfectorales ». Le 17 octobre, soit moins de quinze jours plus tard, il écrit à nouveau : « mon client est en attente de vos arbitrages pour pouvoir avancer sur différents aspects du dossier localement, vis-à-vis des autorités préfectorales comme des représentants du personnel. » Nestlé Waters ne craint pas de faire montre d'impatience à l'égard de l'État.

Pire, comme en témoigne un courriel du 10 novembre 2022 du directeur général de la santé, Jérôme Salomon, à Pierre Breton, conseiller au cabinet de la ministre déléguée à la santé : « NWSE38(*) semble faire du chantage à l'ARS Grand Est (...), NWSE attend un « alignement » sur leurs propositions avant de nous transmettre la localisation exacte des points de prélèvements d'eau brute (sans prétraitement) en vue de réaliser notre contrôle (...). NWSE temporise pour donner les points de prélèvement des eaux sans aucun traitement préalable, car l'industriel attend d'abord la position de l'ARS sur le maintien des filtres à 0,2 micron. » En effet, l'ARS n'a toujours pas eu accès à l'eau brute pour en contrôler la qualité à l'aune du critère de pureté originelle, alors que sa situation dégradée est connue depuis l'inspection du 6 avril 2022. En clair, l'industriel se permet de dicter ses conditions à son contrôleur.

De manière générale, les sollicitations pressantes du lobbyiste de Nestlé Waters au niveau du cabinet de la Première ministre témoignent d'une volonté de l'entreprise d'outrepasser les canaux traditionnels de décision dont ses interlocuteurs sont conscients. Cédric Arcos, a ainsi indiqué à la commission n'avoir rencontré les représentants de Nestlé Waters qu'une seule fois, le 29 novembre 2022 : « J'ai refusé ces rencontres pour plusieurs raisons : j'avais déjà entendu les arguments de l'entreprise ; une procédure article 40 était en cours, avec des arbitrages prévus pour février 2023 ; je ne souhaitais pas donner l'habitude à cette entreprise de court-circuiter les différents responsables, qu'ils soient locaux ou ministériels. »

Le rapporteur condamne ces méthodes qui vont bien au-delà de la représentation d'intérêts, mais constituent des tentatives de l'industriel d'imposer son tempo et ses priorités aux autorités de contrôle. Il regrette tout autant que certaines autorités de l'État, au plus haut niveau, aient donné prise à ce qui doit s'analyser comme une véritable mise sous pression.

Une autre forme d'inversion des positionnements est caractérisée au sein du cabinet de l'industrie, dont la conseillère chargée du dossier, Mathilde Bouchardon, reprend les arguments Nestlé de manière caricaturale et sans aucune prise de distance. Deux exemples : le premier concerne une note du 30 novembres 2022 « à l'attention des cabinets Élysée et Matignon » où la conseillère pose trois questions : « Considère-t-on que ces filtres aient été installés dans un but technologique ? », « Considère-t-on que ces filtres ont pour effet de modifier la composition de l'eau dans ses constituants essentiels ? » et « Quel risque prend-on à autoriser la filtration à 0,2 ìm ? ». À ces questions, la conseillère du ministre de l'industrie apporte les réponses du seul... industriel. Mieux, un dernier point est abordé : « Sur la possibilité d'autoriser Nestlé à filtrer pour continuer à appeler ses eaux Hépar EMN malgré la contamination à la source ». En soi cet intitulé, à lui seul, est stupéfiant puisqu'il s'agit clairement pour l'État de valider une illégalité.

Seconde exemple : dans une note du 16 février 2023 destiné au cabinet de Matignon, la même conseillère, répercute purement et simplement les éléments de langage de Nestlé Waters sur l'objet de la microfiltration à 0,2 micron : « NSWE utilise une microfiltration à 0,2 ìm dans un but technologique, c'est-à-dire pour maîtriser les dangers potentiels dans le procédé (et non à la source, sauf sur Hépar) ». On se désole de la précision sur le but technologique puisque la même conseillère indiquera devant la commission d'enquête : « Aujourd'hui encore, je ne saurais vous dire exactement ce que recouvre une microfiltration dans un but technologique. ».

Le rapporteur ne peut que déplorer que des cabinets ministériels, loin de chercher l'intérêt général en documentant sérieusement les sujets, se contentent de reprendre les argumentaires biaisés d'un industriel dont on savait par ailleurs la propension à tricher.

Il relève que cet industriel n'a pris aucune mesure interne (audit, sanctions...) permettant de rechercher les responsabilités en matière de non-respect de ses obligations légales. Ce faisant, il a non seulement mis en risque l'ensemble de ses salariés mais engage sa propre responsabilité de personne morale.


* 38 Il s'agit en fait de Nestlé Waters dans les Vosges.

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