F. UN SIXIÈME DYSFONCTIONNEMENT : DES AUTORITÉS LOCALES PEU, VOIRE PAS, ASSOCIÉES AUX DÉCISIONS PRISES PAR L'ÉCHELON CENTRAL
Malgré le caractère déconcentré du dispositif de contrôle des eaux minérales naturelles et de source, les administrations centrales n'informent pas (a) et ne sollicitent pas l'avis des autorités locales avant de prendre des décisions concernant le plan de transformation de Nestlé Waters (b). Une fois ces décisions prises, l'échelon central se « dessaisit » du dossier et livre les autorités locales à elles-mêmes dans le cadre de la mise en oeuvre concrète du plan de transformation de Nestlé Waters (c).
1. L'échelon national n'informe pas les autorités locales, qui souffrent d'un déficit d'informations
Dès le 5 octobre 2021, un courriel de la cheffe de bureau de la qualité des eaux de la DGS fait état de la décision prise par les cabinets des ministères chargés de l'économie et de la santé de ne pas informer les services déconcentrés de l'État, et a fortiori les ARS, ni des pratiques avouées par Nestlé Waters le 31 août 2021 ni de la mission de l'Igas. Elle indique : Les cabinets ne sont a priori pas favorables pour mobiliser les services déconcentrés sur cet aspect, ne souhaitant pas partager trop largement des éléments sur ce dossier pour l'instant et ils envisageraient ainsi de passer par nos services d'inspection centraux. »
Cela a pour conséquence de placer les autorités locales dans une situation d'ignorance pendant un certain temps.
Ce manque de clarté de l'échelon central aura une seconde conséquence stupéfiante : tous les sites de Nestlé Waters ne feront pas l'objet d'une inspection dans le cadre de la mission de l'Igas.
Dans les Vosges une inspection a bien lieu, le 6 avril 2022. Certes, elle est tardive, mais a le mérite d'exister. Notons qu'elle intervient à la suite des réponses en date du 25 mars 2022 de Nestlé Waters au questionnaire de l'Igas dans lequel l'exploitant reconnaît pratiquer des traitements interdits.
En revanche, en ce qui concerne les installations à Vergèze, aucune inspection n'est diligentée avant le 29 novembre 2022. Pourtant, le questionnaire de l'Igas a bien été envoyé à l'exploitant par le biais de l'ARS, qui a validé ses réponses le 30 mars 2022.
D'après l'Igas, les réponses des exploitants ont ensuite été transmises aux ARS « sur demande ». L'Igas a indiqué à la commission d'enquête ne pas trouver trace d'envoi du questionnaire relatif au site de Vergèze à l'ARS Occitanie, « soit que le message n'ait pas été envoyé soit qu'il ait été effacé à la fin des travaux ». L'Igas a néanmoins précisé qu'« en tout état de cause [...], les ARS Auvergne-Rhône-Alpes, Grand Est et Occitane (qui constituaient le groupe « contact » sur lequel la mission s'est appuyée tout au long de ses travaux) disposaient de la lettre de mission depuis le 31 janvier 2022. Ladite lettre mentionnait les pratiques illégales (UV et charbon actif) de Nestlé Waters. »
Les 32 sites inspectés par les ARS dans le cadre de la mission de l'Igas ont été choisis par les ARS sans intervention de la mission. Or, dans le Gard, le site de Vergèze n'est pas retenu par l'ARS ! Il faudra attendre que l'industriel lui-même saisisse l'ARS pour qu'elle lance enfin une vite du site.
Le rapporteur s'interroge sur les raisons de ce dysfonctionnement majeur, qui a fait perdre plusieurs mois aux autorités locales dans le Gard : rupture de la chaîne d'information au sein de l'ARS Occitanie, erreur de transmission d'informations entre l'Igas et l'ARS Occitanie, volonté de ne pas perturber un acteur économique majeur du territoire ?
Comment, de son côté, la mission Igas a-t-elle pu écrire, dans la synthèse de son rapport, que « d'autres écarts plus graves ont été mis au jour [...]. Il s'agit de ceux révélés par le groupe Nestlé Waters aux membres de la mission et à l'ARS Grand Est à l'occasion d'un contrôle sur site », sans s'interroger sur l'absence d'information des autorités locales en Occitanie ?
Comble de la situation, Nicolas Bouvier, lobbyiste pour le compte de Nestlé Waters, a indiqué à la commission d'enquête que ce décalage d'information entre les deux ARS était une préoccupation de Nestlé Waters, qui a posé la question lors des rendez-vous avec les autorités nationales entre juillet et octobre 2022. Ce n'est qu'après une visioconférence entre la préfète du Gard, le directeur général de l'ARS Occitanie et la directrice de cabinet de la ministre déléguée Agnès Firmin-Le Bodo, que le directeur général de l'ARS Occitanie est mis en contact avec Nestlé Waters qu'il rencontre le 3 novembre 2022.
2. L'échelon national sollicite peu ou pas l'avis de l'échelon local au moment de décider
La demande de Nestlé Waters d'autoriser la microfiltration à 0,2 micron est en fait tranchée au niveau national dès le 17 février 2023, au cours d'une réunion « intercabinets » associant Isabelle Epaillard, directrice de cabinet d'Agnès Firmin-Le Bodo, Adrienne Brotons, directrice de cabinet de Roland Lescure et Pierre Breton et Mathilde Bouchardon, respectivement conseillers des mêmes cabinets, ainsi que Cédric Arcos, conseiller au cabinet d'Élisabeth Borne et Victor Blonde, conseiller à la fois à Matignon et à l'Élysée.
Le relevé de décision de cette réunion mentionne notamment l'autorisation de la prise d'arrêtés préfectoraux incluant une autorisation de microfiltration avec un seuil de coupure inférieur à 0,8 micron. Il mentionne également : « compte tenu de la sensibilité du sujet, il nous paraît préférable de « bleuir » ce relevé de décisions avant transmission aux autorités déconcentrées ». Le terme « bleuir » renvoie ici à la prise d'un « bleu » interministériel, compte-rendu officiel de la couleur du papier utilisé pour ce type de document traduisant un arbitrage interministériel tranché au niveau du cabinet de la Première ministre. En l'occurrence, ce « bleu » sera pris à la suite d'une concertation interministérielle dématérialisée (CID) des différents cabinets concernés tenue le 22 et 23 février 2023 et présidée par Cédric Arcos et Victor Blonde.
Cette position est le fruit de plusieurs semaines d'aller-retour par courriers électroniques entre les cabinets des ministères de la santé et de l'industrie, d'une part, et de la Première ministre, d'autre part, les conseillers de cette dernière semblant être les uniques arbitres, à l'exclusion des ministres, de la confrontation entre la vision du ministère de la santé et celle de la santé.
Entre juillet 2022, moment où le cabinet de la Première ministre a été informé des pratiques de Nestlé Waters, et octobre 2022, le dossier semble même être géré directement au niveau de son cabinet, sollicité, de manière insistante, par le conseil de Nestlé Waters.
Le 6 octobre 2022, Cédric Arcos paraît prendre la mesure du problème et indique à son collègue Victor Blonde, après que ce dernier lui a transféré une énième sollicitation de Nicolas Bouvier : « Je pense vraiment qu'il faut revenir à un process normal : échanges avec les Préfets et les ARS qui seuls sont en capacité d'apprécier ce qu'ils font et les conséquences sur la qualité de l'eau avec éventuellement un suivi par les deux [cabinets] ». Résultat : dans la note des deux conseillers au directeur de cabinet de la Première ministre, Aurélien Rousseau, en date du 6 octobre 2022, ils préconisent : « demander à l'industriel de travailler directement et en transparence avec les préfets et ARS ». C'est ainsi que le 13 octobre 2022, une fois la note validée par Aurélien Rousseau, Cédric Arcos et Victor Blonde adressent aux deux cabinets un message leur « passant complètement la main », leur proposant d'inviter Nestlé Waters à travailler directement avec les préfets et ARS concernées. Notons que, ce faisant, les conseillers de Matignon induisent au moins partiellement en erreur et les autorités locales et Nestlé Waters. Ils omettent en effet d'engager l'entreprise à saisir le ministre de la santé pour faire examiner la microfiltration à 0,2 micron, comme cela est prévu par les textes39(*).
En tout état de cause, tout se décide à Paris et jamais ni les préfets ni les directeurs généraux d'ARS ne sont véritablement consultés avant ces décisions.
3. L'échelon national n'accompagne pas l'échelon local pour la mise en oeuvre de ses décisions
La concertation interministérielle dématérialisée, utilisée pour « bleuir » la décision du 17 février 2023, officialise la validation par le cabinet de la Première ministre des orientations suivantes :
« 1/ Concernant le site des Vosges de Nestlé Waters, un plan d'action devra être sollicité sans délai auprès de l'industriel de nature à recouvrir la qualité de l'eau à l'émergence Hépar « Essar ». Ce plan devra être présenté à la Préfète des Vosges et à la Directrice générale de l'Agence régionale de santé Grand Est et comporter un calendrier précis de mise en oeuvre des actions amélioratives. Parallèlement, des contrôles de qualité devront être menés par les services de l'ARS, étant entendu que la Préfète et la Directrice générale de l'ARS pourront décider de toutes les mesures nécessaires à la préservation de la qualité de l'eau, pouvant aller, si nécessaire, jusqu'à la suspension de l'autorisation d'exploitation d'une émergence. »
Ce point ne donne aucune indication aux autorités locales concernant le calendrier qui serait acceptable pour les « actions amélioratives » envisagées et ne fait qu'opérer un rappel à la loi lorsqu'il mentionne la possibilité pour la préfète d'aller jusqu'à la suspension de l'autorisation d'exploitation.
« 2/ En réponse aux demandes de l'industriel et aux interrogations des autorités préfectorales et de l'ARS, et au regard d'une part des autres autorisations déjà accordées en France et, d'autre part, de l'absence de norme empêchant ce niveau de filtration, confirme la possibilité d'autoriser par modification des arrêtés préfectoraux la pratique de la microfiltration inférieure à 0,8 ìm. »
La formulation de ce deuxième point est floue, à dessein. Mais, ici encore, les services locaux devront faire avec. De l'aveu de Victor Blonde, sous la coprésidence duquel cette CID a été menée : « nous aurions été, à Matignon, dans le cadre d'un bleu, bien incapables de fixer précisément une norme en-deçà de 0,8 micron. C'est pour cela que nous avons renvoyé vers les autorités compétentes (préfectures et ARS). »40(*)
« 3/ Demande à l'ARS Grand Est de mettre en place une surveillance renforcée (bactériologique et virologique) de la qualité de l'eau aux différentes émergences, quel que soit le débit de prélèvement en amont et en aval de la microfiltration. »
Ce point est peut-être le seul sur lequel l'administration centrale a accompagné l'échelon local puisque la DGS a saisi à cette fin le laboratoire d'hydrologie de Nancy (LHN) de l'Anses le 28 avril 2023. Cette saisine omet néanmoins la situation très similaire que rencontre l'ARS Occitanie à Vergèze, ce qui a poussé cette dernière à solliciter le DGS, le 7 juin 2023, pour bénéficier elle-aussi de l'appui scientifique et technique du LHN. La note d'appui scientifique et technique de l'Anses est rendue le 16 octobre 2023.
« 4/ Concernant le Site de Vergèze dans le Gard, le cabinet de la Première ministre demande à la préfète du Gard et au Directeur général de l'Agence régionale de santé d'Occitanie de prendre en compte l'autorisation de microfiltration évoquée ci-dessus et de définir une démarche d'accompagnement et de contrôle de la qualité de l'eau aux différentes émergences dans le cadre du plan de transformation du site prévu par l'industriel Nestlé Waters. »
Le rapporteur tient à souligner deux points, qui témoignent des lacunes de la décision consacrée par la CID, en totale déconnexion avec la réalité concrète du terrain.
D'abord, le « bleu » tend, sur le fond, à demander aux autorités locales d'autoriser la microfiltration à 0,2 micron tout en veillant consciencieusement à ne pas mentionner ce seuil de coupure dont les cabinets connaissent le caractère non-conforme à la règlementation.
Comme Victor Blonde, Cédric Arcos a indiqué à la commission d'enquête : « il est important de souligner que nous ne nous prononçons pas sur le 0,2 micron. Il n'y a donc rien qui nous amène à cette valeur. »41(*) Le rapporteur estime pourtant claire la mention, certes indirecte, de cette valeur, emportée par les termes « dans le cadre du plan de transformation du site prévu par l'industriel Nestlé Waters ». En effet, ce plan évoque depuis 2021, avec constance, un seuil de coupure à 0,2 micron.
Cette formulation floue témoigne donc de toute l'ambivalence de ministères qui savent que la microfiltration à 0,2 micron ne peut être autorisée, mais qui pour autant, autorisent les préfets à prendre des arrêtés pour tenir compte de la demande d'un industriel... d'être autorisé à filtrer l'eau à 0,2 micron.
Une conséquence du flou entretenue au sommet de l'État : à ce jour, à la connaissance de la commission d'enquête, malgré la validation de la CID, aucune ARS n'a recommandé la prise de tels arrêtés et aucun préfet n'a autorisé la microfiltration à 0,2 micron dans les départements mentionnés - les Vosges et le Gard.
Les suites données au « bleu » témoignent aussi d'un manque de clarté des administrations sur la gestion de la période « transitoire ».
Dans le Gard, le plan de transformation n'est transmis que très tardivement aux autorités locales42(*), et postérieurement à la tenue de la CID. Les autorités locales n'ont donc jamais pu se préparer à cette décision qui les concernait au premier chef.
Du reste, des points demeurent non résolus malgré l'arbitrage rendu par cette CID : Didier Jaffre, directeur général de l'ARS Occitanie, écrit en effet à Isabelle Epaillard le 7 avril 2023, soit plusieurs semaines après la CID, pour souligner que Nestlé Waters ne sera pas en conformité avec la règlementation durant la phase « transitoire » : « Pendant cette période transitoire de réalisation des travaux du plan de transformation qui va durer entre 12 et 18 mois, NWSE n'envisage en aucun cas de retirer les traitements par charbon actif et par UV ». Il mentionne plusieurs alternatives : produire uniquement à destination du marché américain, modifier l'étiquetage, mettre en vente l'eau sous la marque Maison Perrier. À la connaissance de la commission d'enquête, aucune de ces options n'a été retenue et c'est le maintien des traitements interdits qui a perduré.
« 5/ Demande au Secrétariat général des affaires européennes de conduire une analyse de la situation de la microfiltration et des pratiques existantes dans les autres pays de l'Union afin, le cas échéant, d'envisager de solliciter la commission pour une évolution de la réglementation communautaire ou en vue d'une saisine de l'EFSA. »
À la connaissance de la commission d'enquête, ce point n'a quant à lui pas jamais été suivi d'effet si bien que les autorités locales sont toujours, en avril 2025, dépourvues d'éléments sur lesquels s'appuyer sans risque concernant le seuil acceptable de microfiltration.
* 39 Voir dans la partie II La microfiltration ou comment tordre la règlementation et le bras de l'État pour remplacer des traitements interdits par un traitement non autorise.
* 40 Audition du mercredi 12 mars 2025.
* 41 Audition du jeudi 13 mars 2025.
* 42 La préfète du Gard ne transmet au directeur général de l'ARS et à la DREAL que le 6 avril 2023 le plan de transformation de Nestlé Waters Supply South. Plan qui n'a été remis à la préfète, à sa demande, que le 28 mars par Mathilde Bouchardon, conseillère santé du ministre de l'industrie.