H. UN HUITIÈME DYSFONCTIONNEMENT : DES DÉLAIS EXCESSIFS QUI FAVORISENT L'ENRACINEMENT DES INFRACTIONS EN MATIÈRE DE TROMPERIE DU CONSOMMATEUR ET DE SURVENANCE DE RISQUES SANITAIRES
1. Délais entre l'aveu de Nestlé Waters et l'information du ministère de la santé
Alors que Nestlé a révélé au cabinet de la ministre chargée de l'industrie, Agnès Pannier-Runnacher, son recours à des traitements illégaux le 31 août 2021, cette information n'a été transmise au cabinet du ministre de la santé, Olivier Véran, que le 27 septembre 2021, soit presque un mois plus tard45(*).
Or, si le recours à ces traitements s'analyse en un premier temps comme une tromperie du consommateur, il n'en demeure pas moins que seul le ministère de la santé était en capacité d'apprécier la réalité des déclarations de Nestlé sur l'absence de risque sanitaire.
Le rapporteur s'interroge sur les raisons de ce manque de diligence : lenteurs bureaucratiques, faible prise de conscience des enjeux, poids du contexte marqué par le Covid, volonté de retarder cette transmission par complaisance à l'égard de l'industriel ?
2. Délais entre l'information de l'État et le déclenchement de la mission de l'Igas
C'est ensuite un délai de presque deux mois qui s'avère nécessaire pour missionner l'Igas.
La décision de saisir l'Igas est prise le 14 octobre 2021, soit un mois et demi après les aveux de Nestlé Waters, lors d'une réunion interministérielle à laquelle participaient les cabinets santé et industrie, d'une part, et la DGCCRF et la DGS, d'autre part.
Le jour-même, à la suite de cette réunion, Jérôme Salomon transmet à Norbert Nabet, conseiller santé d'Olivier Véran, un projet de lettre de saisine de l'Igas rédigé par ses services. Ce projet a mis plus d'un mois à être amendé par les ministères de l'économie et de l'industrie. La lettre de mission n'a été signée, en définitive, que le 19 novembre 2021.
Une fois signée, reste à lancer la mission. Or, il faut attendre trois semaines, le 7 décembre 2021, pour qu'une réunion se tienne aux fins de repréciser, avec le cabinet santé et la DGS, les contours de l'intervention de l'Igas.
Il résulte de cette cascade de délais que les inspecteurs n'ont reçu leur ordre de mission officiel que le 16 décembre 2021. Et eux-mêmes n'organisent leur première réunion de travail avec la direction générale de la santé que le 18 janvier 2022, soit deux mois après la lettre de mission. Enfin, le directeur général de la santé n'informe les directeurs généraux d'ARS de l'existence de cette mission que le 28 janvier 2022.
Ce sont donc près de cinq mois qui ont été nécessaires pour le démarrage de la mission.
3. Délais entre le déclenchement de la mission de l'Igas et la constatation des pratiques interdites sur les sites Nestlé des ARS Grand Est et Occitanie
La lettre de mission de l'Igas, datée du 19 novembre 2021, précise ensuite que sa mission sera conduite « sur l'ensemble des usines de conditionnement d'eaux minérales naturelles et d'eaux de source implantées sur le territoire français, et en priorité sur les usines de conditionnement identifiées par le SNE dans le cadre de son enquête actuelle. Elle sera conduite avec l'appui des ARS concernées. »
De l'analyse des documents reçus par la commission, il ressort que les sites de Nestlé des Vosges ont été inspectés le 6 avril 2022, permettant aux services de l'ARS de constater les pratiques interdites dévoilées par l'exploitant dans ses réponses au questionnaire de l'Igas. Nous sommes donc 7 mois après la réunion au cabinet de la ministre de l'industrie.
S'agissant du site Nestlé du Gard, l'ARS Occitanie est informée dès le 31 janvier 2022, du fait de son appartenance au groupe de contact des ARS créé par la mission Igas, du contenu de la lettre de mission qui mentionne l'enquête de nature pénale du service national des enquêtes (SNE) et des révélations faites par Nestlé waters au cabinet de la ministre de l'industrie. Pourtant, elle ne constatera les pratiques interdites que le 29 novembre 2022, 14 mois après les aveux de l'industriel, au cours d'une visite -et non d'une inspection à proprement parler - organisée à la suite de l'information de Nestlé Waters au directeur général de l'ARS Occitanie le 3 novembre.
4. Délais entre la réalisation des inspections et les retraits de traitements interdits ou le signalement au titre de l'article 40
- Dans les Vosges
L'inspection du site de Nestlé Waters dans les Vosges a été diligentée le 6 avril 2022, et le rapport définitif rendu le 1er juillet 2022, au terme d'une période d'échanges contradictoires. À cette date, Nestlé a été mis en demeure par l'ARS Grand Est de retirer sous trois mois les traitements interdits. Nestlé Waters s'est dans un premier temps montré réticent à respecter ce délai de trois mois pour une partie de ses forages.
Le retrait des traitements interdits a été constaté le 17 avril 2022 pour Grande Source captage (Vittel), le 28 novembre 2022 pour Belle Lorraine, Anger Lorraine, Great Source, Reine Lorraine et Thierry Lorraine (Contrex)46(*). Quant aux traitements sur les forages Essar et Hépar Nord (Hépar), ils s'arrêtent seulement le 5 mai 2023, date de leur mise à l'arrêt.
Parallèlement, la directrice générale de l'ARS Grand Est a échangé en juillet 2022 avec le cabinet du ministre de la santé qui lui a « donné son feu vert » pour effectuer un signalement au titre de l'article 40 du code de procédure pénale. Elle a également pris l'attache du procureur d'Épinal à l'été 2022, avant de formaliser son signalement en octobre 2022.
Sur le fond, pour avoir effectué ce signalement alors que l'ARS d'Occitanie ne l'a jamais fait et avoir pris des décisions visant à imposer le retrait des traitements interdits, l'ARS Grand Est fait figure de bonne élève. Le rapporteur regrette toutefois que le SNE n'ait été missionné par le procureur d'Épinal qu'en octobre 2022, soit plus d'un an après les révélations de Nestlé, pour enquêter sur le site des Vosges, alors que cette enquête aurait dû être lancée un an plus tôt, en octobre 2021.
- Dans le Gard
Sur le site de Vergèze, l'arrêt des traitements interdits n'a été constaté par l'ARS Occitanie que le 9 août 2023.
Par ailleurs, l'ARS Occitanie, bien qu'informée le 31 janvier 2022 par l'Igas des révélations de traitements interdits chez Nestlé Waters, prétend n'avoir eu connaissance de ces traitements à Vergèze que le 3 novembre 2022 lors d'un échange téléphonique qui s'est tenu entre Nicolas Bouvier, lobbyiste de Nestlé Waters, et Didier Jaffre, directeur général de l'ARS Occitanie. Elle a ensuite réalisé une visite de l'usine Perrier le 29 novembre 2022 au terme de laquelle Nestlé a montré à ses agents les traitements dissimulés dans des armoires.
Le directeur général de l'ARS Occitanie n'a toutefois pas jugé utile de porter ces faits à la connaissance de l'autorité judiciaire, pendant de très longs mois, au motif étrange que les administrations centrales et l'Igas en étaient déjà informées. Il a indiqué lors de son audition devant la commission avoir concentré son action sur l'accompagnement du plan de transformation et le retrait des traitements interdits, qui n'a cependant eu lieu qu'en août 2023. Le directeur général de l'ARS Occitanie atout de même fini par procéder à un signalement le...18 avril 2025.
Il en résulte que si dans le Grand Est, les traitements interdits ont perduré un peu plus d'un an après l'aveu de Nestlé au ministère de l'industrie, en Occitanie, ils sont restés en place 2 ans. Par ailleurs, si 8 mois se sont écoulés entre l'information de l'ARS Grand Est par la mission Igas des pratiques de Nestlé Waters et le signalement au procureur d'Épinal par sa directrice générale, il a fallu plus de trois ans au directeur général de l'ARS Occitanie pour procéder au même signalement au procureur de Nîmes.
5. Délais de régularisation éventuelle des arrêtés préfectoraux
Lors de la visite d'inspection du 6 avril 2022, l'ARS Grand Est a relevé le recours à des traitements de filtration à 0,2 ou 0,45 micron sur les sources « Peulin » (Hépar), « Ermitage » (Hépar) et « Grande Source captage référence « (Vittel)47(*).
Ces traitements n'étaient pas autorisés pas les arrêtés préfectoraux régissant ces sources en vigueur à la date du contrôle48(*).
Ils ont été régularisés pour les seules sources de Vittel par des arrêtés préfectoraux modificatifs du 4 juillet 2023, qui autorisent le recours à des filtres allant de 1,2 et à 0,45 micron49(*).
Nestlé Waters a également déposé une demande de modification des arrêtés préfectoraux régissant Hépar pour autoriser le recours à la filtration à 0,2 micron. Cette demande est en cours d'instruction par les services de l'ARS Grand Est, comme l'a indiqué à la commission Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'ARS depuis juin 2024.
Dans le Gard, Nestlé a déposé une demande de révision complète de l'autorisation d'exploitation de la source « Perrier » le 13 octobre 2023. Celle-ci est toujours en cours d'instruction par les services de l'ARS et de la préfecture plus d'un an et demi plus tard, et ce alors même que de nombreux épisodes de pollution sporadique ont été mis au jour depuis la mise en oeuvre le 23 mai 2024 par l'ARS Occitanie de la surveillance renforcée préconisée par l'Anses.
6. Délais entre la connaissance des infractions et leur traitement judiciaire
Aux délais excessifs résultant du manque de réactivité de l'administration centrale, puis locale s'agissant de l'ARS Occitanie, s'ajoutent les délais de traitement judiciaire des informations qui ont été portées à la connaissance des parquets.
L'enquête du SNE de la DGCCRF ouverte le 27 janvier 2020 à la suite d'un signalement opéré par un salarié du groupe Alma a été transmise au procureur de la République de Cusset le 7 juillet 2022, soit deux ans et demi plus tard.
Le 3 avril 2025, la procureure générale de la Cour d'appel de Riom a indiqué par écrit à la commission que le parquet de Cusset n'y avait apporté aucune suite judiciaire, alors même qu'il envisageait d'orienter les poursuites vers une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC)50(*). Selon la procureure générale, le procureur de la République de Cusset s'est finalement dessaisi au profit d'un juge d'instruction du pôle santé publique de Paris désigné le 13 février 2025 pour enquêter sur ces faits.
Le rapporteur fait part de son vif étonnement à l'égard du fait qu'une telle procédure de CRPC, qui a pour utilité première de juger rapidement l'auteur d'une infraction par lui reconnue, n'ait pas pu être mise en place entre le 7 juillet 2022 et le 13 février 2025. En tout état de cause, plus de cinq ans après l'ouverture la procédure Alma, son traitement judiciaire n'a encore rien donné.
La seconde enquête du SNE portant sur les faits signalés par l'ARS Grand Est au procureur d'Épinal le 3 octobre 2022 a donné lieu à une convention judiciaire d'intérêt public en matière environnementale (CJIPE), conclue le 2 septembre 2024 entre le procureur de la République d'Épinal et la SAS Nestlé Waters Supply Est. Si cette convention ne vaut pas reconnaissance de culpabilité de Nestlé et ne clôt les poursuites qu'une fois les obligations dûment exécutées, le rapporteur s'interroge également sur le délai de 2 ans entre la connaissance des infractions et la conclusion de cette convention.
* 45 Le courriel de Lucile Poivert, conseillère santé et biens de consommation auprès de la ministre chargée de l'Industrie, à Clément Lacoin, directeur adjoint du cabinet du ministre des solidarités et de la santé, date du 24 septembre 2024, et indique même que cette transmission intervient après une relance de Nestlé qui a interrogé le cabinet industrie sur les suites apportées à ses révélations !
* 46 Une inspection a été diligentée par l'ARS Grand Est en novembre 2022 afin de s'assurer du retrait de ces traitements, et un suivi virologique renforcé a été mis en place.
* 47 Rapport établi à la suite de la présentation par NWSE de son plan de transformation par l'ARS Grand Est en date du 1er juillet 2022, p. 5 et 6.
* 48 Soit l'arrêté préfectoral n° 365/2012/ARSDT88/VSSE du 30 novembre 2012 portant autorisation d'exploiter l'eau du captage « Bonne Source » sous la dénomination Vittel, l'arrêté préfectoral n° 2013-0270 du 19 avril 2013 portant autorisation d'exploiter les captages « Grande Source » sous la dénomination Vittel.
* 49 Arrêté n° 2023-3461/ ARS/ DT88/ VSSE concernant Vittel « Bonnes sources », arrêté préfectoral n° 2023-3460/ARS/DT88/VSSE concernant Vittel « Grandes sources ».
* 50 Procédure au terme de laquelle la personne mise en cause, qui reconnaît les faits, se voit proposer une peine par le parquet qu'il est libre d'accepter ou de refuser. S'il l'accepte, elle doit ensuite être homologuée par un juge. S'il la refuse, il est alors convoqué devant le tribunal correctionnel.