J. UN DIXIÈME DYSFONCTIONNEMENT : L'ABSENCE DES MINISTRES DANS LE PROCESSUS DÉCISIONNEL
L'un des enjeux de notre commission était de connaître le niveau auquel s'était jouée l'affaire des eaux minérales. L'un de ses constats les plus notables est celui de la quasi-absence des ministres dans le processus décisionnel.
L'absence de l'autorité politique est particulièrement marquante pour les ministres chargés de la consommation et de la santé.
S'agissant de la consommation, les ministres n'apparaissent jamais dans la documentation. Leurs cabinets sont peu présents, rapidement exclus du processus de décision et n'évoquent jamais l'autorité ministérielle.
Loïc Tanguy, conseiller consommation et pratiques commerciales auprès des ministres chargés de la consommation entre juillet 2020 et mai 2022, Alain Griset51(*) et Jean-Baptiste Lemoyne52(*), n'est ainsi pas convié à la réunion du 31 août au cabinet de la ministre de l'industrie et ne semble informé du dossier qu'à la mi-septembre 2021, par la réception de la note du 14 septembre adressée par la directrice générale de la DGCCRF à la ministre chargée de l'industrie. Le ministre de la consommation, au contraire de sa collègue de l'industrie, n'est même pas convié à signer la lettre de mission de l'Igas, le 19 novembre 2021, alors même qu'elle évoque clairement une « tromperie du consommateur ». Si l'on s'en tient à ses réponses écrites à la commission d'enquête, Alain Griset n'a été ni informé de la réunion du 31 août 2021, ni associé à la décision de lancer la mission Igas, ni informé de son lancement. Entendu par la commission, Loïc Tanguy a affirmé que les ministres avec lesquels il avait travaillé n'avaient été amenés à prendre aucun arbitrage politique.
Ni arbitrage, ni même information si l'on en croit Alain Griset qui indique par écrit à la commission : « Entre le 06 juillet 2020, date de ma nomination, et le 09 décembre 2021, date de mon départ du ministère, je n'ai eu d'aucune façon connaissance de ce dossier. Ni M. Le Maire, mon ministre de tutelle, ni Mme Pannier-Runacher ne m'ont parlé de ce dossier et je n'ai eu aucune information en provenance de leurs cabinets. »
Interrogé par écrit par la commission, Jean Baptiste Lemoyne, qui lui succède, relève : « Ce n'est qu'avec les travaux de la commission d'enquête sénatoriale que j'ai pris connaissance du dossier Nestlé Waters ». Il ajoute : « Je n'ai pas eu connaissance d'éléments spécifiques à ce dossier pendant les 6 mois au cours desquels j'ai exercé (...) ». Il note que : « Lors de la passation de pouvoir, au lendemain de ma nomination intervenue le 8 décembre 2021, à aucun moment ce dossier n'a été évoqué par mon prédécesseur ni par le ministre de tutelle, ministre de l'économie, des finances et de la relance, ni par ma collègue ministre déléguée à l'industrie, ni par leurs cabinets respectifs. ». De manière significative, il fait valoir que le « dossier ministre » qui lui a été remis à son entrée en fonction ne comportait pas, selon son souvenir « d'éléments spécifiques à ce sujet ».
Jérôme Vidal, qui occupait les mêmes fonctions que Loïc Tanguy au cabinet d'Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée de la consommation entre juillet 2022 et juin 2024, confirme la non-implication de sa ministre. À la question « Votre ministre s'est-elle positionnée à un moment ou à un autre sur ce dossier ? », la réponse est nette : « Non, ma ministre ne s'est pas positionnée sur ce sujet en raison du contexte dans lequel il s'inscrivait, à savoir l'existence d'enquêtes en cours menées par la DGCCRF. ». Il indique qu'il n'a pas informé la ministre de l'affaire Nestlé, et qu'elle n'a été destinataire d'aucune information spécifique sur ce dossier ni n'a rendu aucun arbitrage à son sujet. À la question « En définitive, toutes les décisions se sont prises au niveau des cabinets ministériels, en excluant le vôtre », la réponse est tout aussi nette : « Entre juillet 2022 et juin 2024, oui. » Ces éléments sont confirmés par les réponses de l'ancienne ministre au questionnaire de la commission : « Je n'ai, en tant que ministre déléguée, pas été informée d'un dossier « Nestlé Waters », ni par mon cabinet, ni par l'entreprise, ni par un autre ministre. Je n'ai reçu aucun élément de la part de mon prédécesseur. »
S'agissant de la santé, la plupart des titulaires de la fonction semble n'avoir gardé qu'un souvenir lointain d'un dossier pourtant éminemment sensible. Si Olivier Véran, ministre chargé des solidarités et de la santé de février 2020 à mai 2022, reconnaît avoir été informé du sujet le 27 septembre 2021 par une note transmise par la DGS, ses réponses écrites à la commission laissent entendre qu'il s'est contenté de valider les propositions de son administration pendant la période, en particulier la saisine de l'Igas.
Brigitte Bourguignon qui lui succède brièvement53(*) indique de son côté : « Dans le cadre de mes fonctions de ministre de la santé et de la prévention du 20 mai au 4 juillet 2022, je n'ai pas été amenée à traiter du dossier des eaux minérales naturelles. D'ailleurs dans le dossier ministre de la direction générale de la santé, ce dossier n'était pas mentionné ».
François Braun54(*), qui lui succède, note : « Je n'ai reçu aucune information de la part de ma prédécesseure sur ce dossier. Mon équipe en a été informée, pour sa part, quelques jours après ma prise de fonctions, au début du mois de juillet 2022, par une sollicitation de l'ARS Grand Est. Puis par la communication du rapport de l'Igas. » Il ajoute « je ne crois pas avoir identifié de point de vigilance particulier à ce sujet dans les différents dossiers » du « dossier ministre » reçu à son entrée en fonctions au ministère de la santé.
Plus significatif encore, il affirme n'avoir donné aucune instruction sur ce sujet ni à son cabinet, ni à la DGS ni à sa ministre déléguée, Agnès Firmin Le Bodo. S'agissant des informations portées à sa connaissance, il souligne : « Les éléments qui m'ont été transmis à l'époque étaient factuels : inspection en cours à la suite des révélations intervenues avant ma prise de fonctions, mobilisation conjointe de l'Igas et des ARS. Il nous a été précisé que le sujet ne portait pas sur un risque sanitaire, mais sur une tromperie du consommateur, justifiant la saisine du Parquet au titre de l'article 40. Le dossier ayant été rapidement confié à la ministre déléguée Agnès Firmin Le Bodo, je n'en ai pas su davantage à mon niveau ».
Pour Aurélien Rousseau55(*) en sa qualité de ministre de la santé, le dossier était comme réglé par la concertation interministérielle de février 2023, intervenue alors qu'il était directeur de cabinet de la Première ministre.
Agnès Firmin Le Bodo56(*) affirme avoir été informée du dossier par sa directrice de cabinet Isabelle Epaillard « au début du mois de septembre 2022, lors d'un échange préparatoire aux travaux de la semaine à venir. ». Elle relève néanmoins n'avoir participé à aucune réunion de ministres sur le sujet, en la justifiant par le fait que sa directrice de cabinet faisait « régulièrement le point, à chaque évolution ou lorsque ma directrice de cabinet estimait qu'une mise à jour était nécessaire ». En fait, au cours de son audition, si elle affirme avoir été « informée de ce dossier de manière très régulière » par sa directrice de cabinet, l'ancienne ministre reconnaît que l'essentiel du dossier a été géré par Isabelle Epaillard : « Ce dossier a été géré avec la plus grande rigueur par ma directrice de cabinet, en qui j'avais toute confiance ». Elle précise : « je n'ai effectivement pas exercé d'arbitrage politique, dans la mesure où le risque sanitaire était inexistant. ». Comme on l'a vu, cette appréciation sur l'absence de risque sanitaire est très contestable.
De son côté, Isabelle Epaillard est encore
plus nette quant à la faible implication de la ministre. En
témoigne l'échange suivant avec le
rapporteur : « M. Alexandre Ouizille,
rapporteur. - Oui, l'administration propose et les politiques
décident, mais avez-vous des échanges avec votre
ministre ?
Mme Isabelle Epaillard. - Non, je n'ai pas eu
d'échange avec la ministre.
M. Alexandre Ouizille,
rapporteur. - À aucun moment, sur ce
dossier ?
Mme Isabelle Epaillard. - Compte tenu de la
façon dont je travaillais avec Mme Firmin Le Bodo, j'ai dû
aborder le dossier, mais les arbitrages sont restés à mon
niveau.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Il n'y a jamais eu
d'arbitrage à son niveau ?
Mme Isabelle Epaillard. -
Non. »
La faible mobilisation de l'autorité politique en charge de la santé se poursuit même après les révélations de presse sur le scandale en janvier 2024. Frédéric Valletoux57(*), interrogé par la commission, note : « Le dossier Nestlé Waters a été prioritairement suivi par mon cabinet. Dès mon arrivée, et par souci de transparence, je m'inscris favorablement à la publication du rapport Igas de 2022 sur les eaux embouteillées, maintenu confidentiel jusqu'alors. Bien que la direction générale de la santé, en tant qu'administration en charge des sujets liés à l'eau, ait assuré la coordination globale du dossier et son pilotage opérationnel, je restais destinataire ponctuellement de points d'étape sur ce sujet. Pour autant, je n'ai jamais participé à une réunion spécifique sur ce sujet. »
Geneviève Darrieussecq58(*) adopte le même positionnement : « Dans l'exercice de mes fonctions, je ne suis pas amenée à me prononcer directement sur le dossier des eaux conditionnées. Mon cabinet est saisi par le cabinet du Premier ministre en octobre 2024 afin de faire un état des lieux du dossier « Nestlé Waters ». Dans la perspective de l'échange, qui s'est tenu à Matignon le 31 octobre 2024, mon cabinet produit une note reprenant les éléments saillants du dossier. »
Enfin, s'agissant de Matignon, Cédric Arcos, conseiller santé d'Élisabeth Borne, affirme avec netteté : « en ce qui nous concerne, à aucun moment la Première ministre n'a été tenue informée. Nous avons estimé à notre niveau qu'il n'était pas nécessaire de faire remonter le dossier. En revanche, nous informons régulièrement notre directeur de cabinet sur les différents dossiers. ». Aurélien Rousseau, alors directeur de cabinet de la Première ministre, confirme ce point devant la commission : « Dans la période où j'étais directeur de cabinet, je n'ai jamais évoqué ce sujet avec la Première ministre ».
En bref, les cabinets ministériels prennent les décisions et arbitrages, produisent des notes et les transmettent aux ministres qui, éventuellement, les lisent.
Le cas de l'industrie est différent. D'abord, parce que ce ministère a été la porte d'entrée de Nestlé au sein de l'État. L'industriel escomptait un intérêt ou, au moins une certaine attention et une indulgence, de la part des ministres de l'industrie. Il n'a pas été déçu.
Le lendemain de la réunion du 31 août 2021 à son cabinet, la ministre de l'industrie, Agnès Pannier-Runacher, reçoit un compte-rendu de son directeur de cabinet. En retour, le 6 septembre, la ministre donne pour seules instructions : « me tenir au courant » ; « ça vaudrait le coup de vérifier que des pratiques équivalentes n'existent pas chez leurs concurrents »59(*). S'y ajoute surtout, une minimisation du risque sanitaire qui suivra cette affaire pendant toute sa durée : « Si je comprends bien on est plutôt sur la tromperie commerciale que sur un sujet de sécurité alimentaire ? ». Par la suite, les interventions de la ministre se résumeront à deux faits saillants :
- sa participation à une des réunions mensuelles avec la directrice générale de la DGCCRF où le sujet sera évoqué et où, selon Lucile Poivert, alors conseillère santé et biens de consommation à son cabinet, « il a été décidé de prendre contact avec le ministère de la santé, de mon côté au niveau du cabinet et du côté des services avec la DGS. »
- la signature de la lettre de mission de l'Igas, le 19 novembre 2021.
En revanche, la ministre ne donne aucune instruction visant, soit à la saisine immédiate de la Justice au titre de l'article 40, soit à l'arrêt conservatoire de production, soit à une mise en demeure de l'industriel de cesser les traitements interdits. Entendue par la commission, la ministre affirme : « J'ai mis la police (la DGCCRF) sur le coup ». Or, s'il s'agit de la DGCCRF dans ses compétences administratives, il ne s'est rien passé. Et s'il s'agit de la DGCCRF (et de son service national d'enquêtes) dans ses compétences judiciaires, l'activer ne relevait pas de la ministre, mais de l'autorité judiciaire.
Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie du 4 juillet 2022 au 8 janvier 2024 puis du 8 février 2024 au 5 septembre 2024, et donc en fonctions pendant une large part de « l'affaire » indique : « Sur Nestlé Waters, j'ai été sollicité par mon équipe pour valider la position, commune avec le ministère de la santé qui remonterait à l'arbitrage de Matignon, à partir de décembre 2022. C'est en décembre 2022 que mon équipe demande à me voir pour évoquer ce dossier et préparer la position du ministère en vue d'une réunion organisée par Matignon. Mes collaborateurs viennent d'apprendre par le ministère de la santé que l'eau du principal forage d'Hépar n'est pas pure à l'émergence. ». Pour le reste, Roland Lescure assume l'ensemble des décisions prises par son cabinet, mais son nom n'apparaît pratiquement pas dans les documents reçus par la commission. De fait, la quasi-totalité du dossier est traitée de cabinet à cabinet.
* 51 De juillet 2020 à décembre 2021.
* 52 Entre décembre 2021 et mai 2022.
* 53 Ministre de la santé et de la prévention du 20 mai au 4 juillet 2022.
* 54 Ministre chargé de la santé et de la prévention du 4 juillet 2022 au 20 juillet 2023.
* 55 Ministre de la santé et de la prévention du 20 juillet 2023 au 20 décembre 2023.
* 56 Ministre déléguée chargée de l'organisation territoriale et des professions de santé du 4 juillet 2022 au 18 décembre 2023, puis ministre de la santé et de la prévention du 19 décembre 2023 au 11 janvier 2024.
* 57 Ministre de la santé et de la prévention du 8 février au 21 septembre 2024.
* 58 Ministre de la santé et de l'accès aux soins du 21 septembre 2024 au 23 décembre 2024.
* 59 Ce qui est une évidence puisque le courriel évoque l'enquête sur le groupe Alma.