L. LES LIAISONS DANGEREUSES ÉTAT - NESTLÉ : OÙ COMMENT ÉDULCORER UN RAPPORT OFFICIEL À LA DEMANDE D'UN INDUSTRIEL

La commission d'enquête a été saisie à la toute fin de ses travaux par un lanceur d'alerte dont elle a vérifié l'identité sur un épisode qui illustre parfaitement les dysfonctionnements de l'action de l'État et les pratiques d'un industriel. Compte tenu de la gravité des révélations faites, le rapporteur a souhaité les présenter de manière complète.

· La préparation d'un Coderst important pour Nestlé Waters et sa nouvelle marque « Maison Perrier »

Tout commence fin 2023 alors que se prépare la réunion du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) du Gard. Présidé par le préfet ou son représentant, le Coderst est composé de membres issus des services de l'État, des collectivités territoriales, d'associations de consommateurs, de pêche et de protection de l'environnement, d'experts et de personnalités qualifiées. Il est chargé d'émettre des avis sur les projets d'actes réglementaires et individuels en matière d'installations classées, de déchets, de protection de la qualité de l'air et de l'atmosphère, d'eaux destinées à la consommation humaine et de police de l'eau et des milieux aquatiques.

En l'espèce, le Coderst doit, à la mi-décembre 2023, examiner un rapport de l'ARS relatif à deux demandes de Nestlé Waters :

- la première pour autoriser l'utilisation de l'eau prélevée sur les captages Romaine III et Romaine V, qui ne sont plus en capacité de produire de l'eau minérale naturelle faute de pureté suffisante, pour produire exclusivement de l'eau destinée à la consommation humaine à des fins alimentaires, pour la préparation de boissons. Il s'agit de l'eau de « Maison Perrier » qui est traité et aromatisée ;

- la seconde demande porte sur l'évolution du mélange d'eau de la source d'eau minérale naturelle Perrier et le retrait du mélange Source Perrier des eaux issues des forages Romaine III et Romaine V.

· La volonté de Nestlé Waters de faire modifier le rapport

La 29 novembre 2023, le directeur général de l'ARS reçoit de Muriel Lienau, présidente de Nestlé Waters, un courriel lui faisant part de la préoccupation de l'industriel à l'égard du rapport préparé par les services de l'État et sollicite un entretien sur le sujet.

Dans un premier temps, le même jour, le directeur général de l'ARS réagit logiquement et écarte la demande de Muriel Lienau.

· La réaction de l'État : la chaîne décisionnelle reprend les exigences de l'industriel

Tout bascule le 1er décembre. Ce jour-là, à la suite de sollicitations de Nestlé Waters, le cabinet de la ministre de la santé, par la voix de Pierre Breton, s'inquiète. Voici le récit qu'en fait Didier Jaffre, le directeur général de l'ARS : « En date du vendredi 1er décembre 2023, par téléphone, le conseiller de la Ministre déléguée OTPS, Monsieur Pierre Breton a demandé à me joindre pour échanger sur Nestlé, m'indiquant qu'apparemment il y avait un sujet sur un document qui devait être communiqué en vue du CODERST. Je lui ai fait part de mes échanges avec Madame Lienau en indiquant ses préoccupations sur le projet de rapport et que nous étions en train d'analyser sa demande de modification. »

Des réponses fournies par Isabelle Epaillard, ancienne directrice de cabinet de la ministre déléguée, supérieure hiérarchique de Pierre Breton, on déduit que ce dernier a été informé par Mathilde Bouchardon, conseillère au cabinet du ministre délégué chargé de l'Industrie, d'un échange avec Nestlé Waters, le 30 novembre 2023 à propos du futur Coderst. Isabelle Epaillard s'efforce de minimiser le rôle du cabinet qu'elle dirigeait alors : « il n'y a pas eu d'instruction passée à l'ARS Occitanie » indique-t-elle à la commission.

À tout le moins Pierre Breton l'informe-t-il de la situation après avoir contacté les autorités locales. Il lui écrit le 1er décembre à 15h11 : « Tu verras dans les échanges ci-après que j'ai demandé à Didier, que le groupe souhaite que ne soit pas fait état de ces résultats. ». Pierre Breton poursuit : « Après avoir eu au téléphone Didier, je comprends, à la différence de son mail ci-après que ces équipes ne feront pas état de ces mesures dans le document qui sera transmis en amont du CODERST.». Le lecteur comprend donc que le cabinet s'est effectivement inquiété de la teneur du projet de rapport auprès du directeur général de l'ARS, mais que celui-ci l'a rassuré : le projet va être modifié dans le sens souhaité par l'industriel.

Parallèlement, des courriels reçus par la commission indiquent que le préfet a contacté l'ARS. Cristelle Duclos, responsable de sa cellule environnementale en rend compte à Guillaume Dubois, directeur de l'ARS pour le Gard, par un courriel du 1er décembre à 11h54 et propose quelques modifications pour « édulcorer » le rapport. De son côté, Guillaume Dubois répercute à Didier Jaffre et évoque une discussion - non-confirmée - entre le préfet et l'industriel : « Bonjour j'ai eu le préfet au téléphone ce matin qui m'a interrogé sur les trois points ci-dessous en exigeant une réponse ce jour, je me suis voulu rassurant sur les analyses de la qualité de l'eau et le point sur lequel il a insisté lourdement est le dernier point à savoir les éléments antérieurs portant atteinte à l'image de Perrier ; nous proposons cette version en rouge, mais on ne peut pas aller au-delà. Si cela ne convient pas au préfet il faudra que tu l'appelles, il a dû avoir les dirigeants du groupe au téléphone et je crains qu'il ait pris des engagements un peu à la va vite. Rien ne part auprès du préfet tant que tu n'as pas validé bien sûr les éléments de réponse, mais je pense quand même qu'un coup de fil ta part soit nécessaire au regard de la pression que j'ai constatée de sa part. »

À 12h21, le directeur général de l'ARS indique à son directeur départemental du Gard : « Pour ma part, j'ai eu le cabinet de la ministre (Pierre Breton au cabinet d'Agnès Firmin Le Bodo), la présidente (Muriel Lienau) et le Préfet (Jérôme Bonet). Nous regardons les documents avant envoi. ». Le directeur général de l'ARS, interrogé sur ce sujet, minimise la portée de cet échange et affirme ne pas avoir reçu de demandes du cabinet de la ministre. Il minimise aussi la portée des modifications. Pourtant, les faits sont là : le rapport est amendé.

Les premières modifications proposées par Cristelle Duclos ne doivent cependant pas suffire à Nestlé Waters, car l'industriel revient à la charge en fin d'après-midi, cette fois sans risque d'être contredit par l'État.

À 18h25, c'est donc le directeur industriel de Nestlé Waters lui-même, Ronan Le Fanic, qui transmet tout bonnement à l'ARS une série de nouveaux paragraphes à substituer à ceux qui étaient initialement prévus. Objectif : il s'agit pour Nestlé Waters de dissimuler la contamination par des bactéries E. Coli et Entérocoques intestinaux, mais aussi par des herbicides et des métabolites de pesticides, fongicides, et herbicides, parfois interdits depuis des années. Par ailleurs, des paragraphes sont ajoutées pour valoriser... le bon comportement de l'industriel.

Le 4 décembre 2023, l'un des fonctionnaires chargés de la rédaction du rapport s'émeut dans un courriel à Catherine Choma, directrice de la santé publique de l'ARS Occitanie : « Je n'ai pas d'avis sur cette contre-proposition du rapport CODERST qui va pouvoir être transmis à la préfecture, à la seule précision qu'il ne correspond plus vraiment aux éléments rapportés dans le dossier par le pétitionnaire et repris par l'expert hydrogéologue agréé, et à la synthèse que je rapportais. Dans ce cas, je souhaite retirer ma signature du rapport, signature non indispensable et qui n'est pas bloquant pour la suite. ».

Du côté des représentants de l'État, le dossier semble clos à la satisfaction de tous. En témoignent les courriels de Didier Jaffre au préfet et à Pierre Breton. Au premier, le directeur général de l'ARS écrit, le 4 décembre à 16h33 : « Bjr Jérôme, Je confirme que j'ai eu la présidente de NW ce we pour valider ensemble le document présenté au CODERST ; il n'y a donc plus de sujet sur le document, on peut l'envoyer aux membres du CODERST. Je lui ai aussi demandé leurs EDL pour la suite que je partage avec toi. De manière à être bien raccord pour la suite des évènements ». Au second, il précise quelques minutes plus tard, à 16h36 : « Rebjr Pierre, Donc ci-dessous mes échanges avec le Préfet, et avec la Pdte de NW ; nous avons modifié ensemble le document qui sera envoyé au CODERST, et donc plus de sujet sur le document ; passage en CODERST le 12 décembre prochain. Ensuite j'ai demandé à la prdte ses EDL pour qu'on les partage et qu'on soit raccord pour la suite (...) ».

Le 13 décembre, de fait, le rapport présenté en Coderst ne mentionne ni la signature du fonctionnaire instructeur ni les éléments qui chagrinaient Nestlé Waters. Et cela semble satisfaire le directeur général de l'ARS qui informe Pierre Breton le jour même : « Encore une étape de franchie concernant Perrier. »

Les modifications du rapport sont présentées dans le tableau comparatif ci-après :

· Comment en est-on arrivé là ?

Tous les dysfonctionnements décrits dans ce rapport sont présents : pression de l'industriel, porosité du cabinet ministériel à ses exigences, faiblesse de la direction de cabinet, qui a minima laisse faire, absence de résistance de l'État local.

Au départ, on note, comme souvent dans cette affaire, une sollicitation pressante de Nestlé Waters, retransmise par Mathilde Bouchardon, du cabinet de l'industrie, qui renvoie, sans doute avec des arguments pesants, au cabinet de la santé qui répercute à l'ARS et au préfet, lesquels s'alignent rapidement sur les volontés de l'industriel.

· Quels sont les mobiles ?

Pour Nestlé Waters, il s'agit d'éviter les fuites du Coderst et notamment de dissimuler la situation de ses forages aux représentants des associations de consommateurs. On peut s'interroger sur cette attitude s'agissant de forages dont on connaissait la contamination, raison de leur basculement de l'eau minérale naturelle « Perrier » vers l'eau traitée et désinfectée, « Maison Perrier ». Elle illustre une culture professionnelle de l'absence de transparence et une volonté constante de dissimulation.

Pour l'État, la réponse nous est donnée par Pierre Breton, à Isabelle Epaillard : « À ce stade, le risque serait qu'on nous reproche d'avoir autorisé pendant 3 ans l'exploitation en EMN de ces forages alors qu'il y avait une contamination qui était circonscrite par des traitements non réglementairement autorisés. Aussi, à partir du moment où il n'est réglementairement pas obligatoire de rentrer dans ces détails pour le CODERST (qui s'intéresse surtout à la quantité de la ressource), je suis d'avis de ne pas trop faire sortir d'informations sur ce sujet. Par ailleurs, une deuxième attaque est à craindre concernant la disponibilité de la ressource. En effet, dans un contexte de sécheresse mais également au regard des sorties de Didier (consommer des eaux en bouteille au lieu du robinet), nous pouvons craindre que le projet de Nestlé « maison Perrier » consistant à produire une eau rendu potable par traitement (eau de boisson) à destination des USA soit fortement critiqué par les médias. Quant à l'État il pourrait être accusé de cautionner sans rien faire... ». Tout est dit.

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