PARTIE II
COMPRENDRE LES
DESSOUS D'UNE CRISE
Au-delà des dysfonctionnements identifiés, la commission d'enquête s'est efforcée de comprendre les logiques ayant permis à l'affaire des eaux minérales d'exister et de perdurer. Elle a analysé les raisons de la mise en place de traitements interdits et de l'insistance de Nestlé Waters sur la microfiltration à 0,2 micron (I) et constaté que l'État central, divisé sur le sujet, avait fini par faire prévaloir l'intérêt d'un industriel sur celui des consommateurs (II). Ce même État central a laissé les services locaux de l'État, mal armés, livrés à eux-mêmes et confrontés à des injonctions contradictoires (III).
I. DES
TRAITEMENTS INTERDITS À LA MICROFILTRATION :
LE POURQUOI D'UNE
STRATÉGIE INDUSTRIELLE DEVOYÉE
A. LES TRAITEMENTS INTERDITS : UNE RÉPONSE NON GÉNÉRALISÉE DE CERTAINS INDUSTRIELS CONFRONTÉS À UNE DÉGRADATION DE LA RESSOURCE ET/OU À DES PROCESSUS DE PRODUCTION DÉFICIENTS ?
1. Le cas particulier de deux industriels
À la connaissance de la commission d'enquête, deux industriels des eaux minérales naturelles et de source ont utilisé des traitements strictement interdits par la règlementation : Alma Sources et Nestlé Waters.
a) Le cas d'Alma Sources
Comme mentionné précédemment, la société commerciale des eaux du bassin de Vichy, filiale du groupe Alma, a fait l'objet d'une enquête du SNE à partir de janvier 2020, à la suite d'une alerte dès octobre 2019 d'un salarié du groupe aux services de l'ARS de l'Allier. Des opérations de visite et de saisie simultanées ont eu lieu le 10 décembre 2020 dans les usines de St-Yorre et de Châteldon.
Les pratiques constatées lors de l'opération de visite et de saisine par les agents de la DGCCRF consistaient en l'injection illicite de sulfate de fer60(*) dans l'objectif de faire baisser le taux d'arsenic naturel présent dans les sources, l'adjonction masquée de CO2, la modification des résultats d'analyses non-conformes des eaux.
Interrogé sur l'intérêt de l'injection de sulfate de fer lors de son audition par la commission d'enquête le 12 février 2025, Luc Baeyens, directeur général de Sources Alma a indiqué : « Cela va sans doute vous paraître ridicule, mais ce procédé ne servait à rien. J'ai immédiatement fait retirer ce dispositif dont j'ignorais totalement l'existence, respectant ainsi l'arrêté préfectoral et permettant à l'usine de redémarrer sans problème particulier. ». Le procureur de Cusset, à qui la DGCCRF, via le SNE, avait transmis des éléments dans le cadre de son enquête, a indiqué à la commission d'enquête n'avoir pas donné suite au dossier.
La commission d'enquête a visité, avec les services de l'État, l'usine du groupe Alma située à Thonon-les-Bains, productrice de l'eau « Thonon ». Il en ressort, sauf vérifications plus approfondies à mener par lesdits services, que cette usine ne faisait usage ni des traitements interdits ni de la microfiltration à 0,2 micron.
b) Le cas de Nestlé Waters
L'entreprise Nestlé Waters s'est, quant à elle, présentée au cabinet de la ministre de l'industrie le 31 août 2021 pour l'informer de l'utilisation sur ses sites de Vergèze, de Vittel et de Contrexéville de traitements interdits, filtres à charbon actif, lampes à UV, ainsi que de microfiltres à 0,2 micron dont la légalité n'était pas assurée et, en tout état de cause, non autorisés par l'arrêté préfectoral d'exploitation.
Dans le Grand Est, les traitements interdits étaient les suivants : filtres à charbon actif à Vittel Grande Source61(*), traitement par lampe à UV sur la source Essar d'Hépar62(*), traitement par lampe à UV sur les sources Belle-Lorraine et Thierry Lorraine pour Contrex63(*). S'y ajoutait, ici encore, des microfiltrations à 0,2 ou 0,45 micron sur les émergences Peulin, Ermitage pour Hépar et Grande Source pour Vittel.
Le rapport d'intervention du SNE daté du 12 avril 2023 indique que, selon les responsables de Nestlé, les filtres à charbon étaient antérieurs à leur rachat des installations d'eau conditionnée dans les Vosges en 1992. Les preuves matérielles montrent que certains filtres à charbon ont été installés en 1993 et les lampes à UV changées en 2000.
Dans le Gard, étaient utilisés des filtres à charbon actif et des lampes à UV ainsi qu'une microfiltration à 0,2 micron.
2. Le pourquoi des pratiques : entre dégradation de la ressource, vétusté des installations, vulnérabilité au changement climatique
Pour expliquer le recours aux traitements non conformes des industriels, le rapport de l'Igas remis en 2022 a formulé trois hypothèses : une dégradation des ressources, un vieillissement des installations de captage et d'embouteillage et la sécurisation d'un processus industriel de production de denrées alimentaires. Ces hypothèses sont confirmées par les travaux de la commission qui en a analysé une quatrième, la réduction des temps de nettoyage des tuyauteries et cuves.
a) La dégradation de la ressource
La dégradation de la qualité de la ressource en raison de pollutions est possible. Christophe Poinssot, directeur général délégué au BRGM, expliquait à la commission d'enquête64(*) : « certaines nappes, très réactives, sont assez rapidement contaminées par toute pollution anthropique. La contamination prendra beaucoup plus de temps sur d'autres, à l'inertie beaucoup plus grande. Inversement, il sera plus facile de dépolluer une nappe réactive qu'une nappe inertielle. »
La vulnérabilité d'une nappe à la pollution dépend donc beaucoup de caractéristiques physiques, exogènes à l'activité de production d'eau conditionnée. Comme indiqué par M. Pfund : « À Évian, par exemple, l'impluvium est dans les hauteurs, sur les massifs, et les zones d'émergence sont plutôt dans la plaine. Aussi, l'impluvium est plutôt protégé des activités humaines. En outre, les surfaces agricoles entourant la zone d'émergence sont plutôt petites. La protection est ainsi facilitée. À Vittel-Contrexéville, la configuration est totalement différente : la zone d'émergence est comprise dans la zone des impluviums, en plaine, les émergences ne sont pas toujours très profondes, si bien que la protection naturelle est relativement faible, et les exploitations agricoles sont assez nombreuses. C'est plus compliqué à gérer65(*). »
Les aléas climatiques sont aussi fréquemment mentionnés comme sources de contaminations par les industriels, dont Nestlé Waters pour le site Perrier.
b) La vétusté des installations
Philippe Fehrenbach, ancien directeur du site de Nestlé Waters à Vergèze, a indiqué à la commission d'enquête, s'agissant des forages Romaine III et V (déclassés en « eau de boisson), que « pour les ouvrages eux-mêmes, leur localisation, leur sensibilité, je dois dire que ce sont des forages qui datent. » Sur la « vétusté de l'outil industriel », évoquée par le rapporteur, M. Fehrenbach a précisé : « Je ne parlerais pas de vétusté, mais plutôt de sensibilité. La sensibilité peut être liée à la localisation - il s'agit de karst -, à une fissure, à une pénétration, à n'importe quoi, à une réaction à des phénomènes cévenols qui surviennent une ou deux fois dans l'année, mais tout de même plus fréquemment ces vingt dernières années que par le passé. »
Sur cette question relative à la vétusté de certains forages pouvant potentiellement être une source de contamination de la ressource, David Vivier, ancien directeur industriel de Nestlé Waters et, à ce titre, supérieur hiérarchique des directeurs des usines des Vosges et du Gard, a répondu : « Exactement. Nous avons des forages d'âges variés, certains d'une vingtaine d'années, d'autres d'une dizaine. La vétusté dépend réellement de la manière dont on opère le forage. »
Dans les Vosges, la vétusté des installations était connue de l'ARS, dont la directrice générale écrivait dans une note du 8 novembre 2022 : « Si la contamination est liée à l'ancienneté des ouvrages, l'appellation ne serait pas remise en question, mais les travaux nécessaires impliqueraient des coûts et des délais très importants. »
c) Des processus de production déficients
Nestlé Waters a justifié auprès des autorités la nécessité de « sécuriser » son processus de production à l'aide d'une microfiltration à 0,2 micron. Il s'agirait de prévenir la formation du « biofilm » lié aux installations actuelles, et notamment à leur longueur. Le « biofilm » est un amas structuré de micro-organismes qui se déposent sur la surface interne des canalisations.
Ronan Le Fanic, directeur de l'usine Nestlé Vosges de juin 2019 à avril 2023, a indiqué : « (...) nous voulons (...) pouvoir gérer le biofilm de manière efficace. L'avis de l'Afssa est très clair, la céramique à 0,8 micron que nous vous avons montrée sert à retirer le fer et le manganèse, mais n'élimine pas le biofilm. Or des dossiers techniques justifient que la microfiltration que nous utilisons permet de gérer ce biofilm, qui fait en effet partie de particules relarguées ».
Néanmoins, tous les industriels ne partagent pas ce point de vue sur le traitement du « biofilm ». En Haute-Savoie, la commission d'enquête a constaté que des sites de concurrents utilisant des longueurs de tuyaux analogues, mettent l'accent sur le nettoyage des tuyaux pour prévenir sa formation. Devant la commission d'enquête, Frédéric Lebas, directeur de l'usine d'Évian, a confirmé cette analyse : « Concernant le biofilm, les conduites, depuis l'émergence jusqu'à l'usine, font l'objet de nettoyages réguliers précisément pour éliminer ces dépôts et garantir la qualité de l'eau. »66(*)
d) La réduction des temps de nettoyage des tuyauteries et cuves
Compte tenu, d'une part, de la minéralité des eaux et, d'autre part, du fait que peuvent y subsister des bactéries, les installations des usines d'eau en bouteille doivent faire l'objet de nettoyages fréquents. Dans des sites comme ceux de Nestlé Waters, le programme de nettoyage est automatisé.
Sur les nettoyages pratiqués par Nestlé, David Vivier affirme : « En réalité, nous effectuons énormément de nettoyages sur nos sites. Permettez-moi d'expliquer les raisons qui vont au-delà de la microbiologie. Sur le site des Vosges, nous avons affaire à des eaux très chargées en minéraux. Nous passons beaucoup de temps à nettoyer, car les dépôts minéraux créent du calcaire, formant des structures irrégulières qui sont des pièges parfaits pour les bactéries. Chaque eau et chaque site hydrologique est unique. Nos nettoyages sont très fréquents. Nous avons des cycles de nettoyage déclenchés par des modèles mathématiques. Nous mesurons la teneur en bactéries dans nos tuyaux et déclenchons le nettoyage en fonction de seuils prédéfinis de charge microbienne. Le filtre à 0,2 micron est seulement l'un des éléments qui nous aident à piloter la qualité de l'eau. »
À la question du rapporteur : « Si je comprends bien, ce filtre est intégré dans le modèle mathématique. Il permet probablement de retarder le déclenchement du nettoyage, puisqu'il joue un rôle dans la gestion hydrologique. », David Vivier répond, en forme de confirmation : « Peut-être, mais je tiens à souligner que nous effectuons énormément de nettoyages, particulièrement sur le site des Vosges. »
Il apparaît donc que la microfiltration pourrait être un outil de l'industriel pour réduire la fréquence des nettoyages qui nécessitent des arrêts de production.
3. Il est essentiel de ne pas dénoncer tout un secteur
a) L'analyse par extrapolation de l'Igas
Contrairement à une analyse trop rapide d'un passage dont la rédaction a pu induire en erreur de nombreux lecteurs, le rapport de l'Igas n'affirme pas qu'un tiers des productions d'eaux minérales naturelles et de source en France ont recours à des traitements interdits. Les auteurs de la mission ont mis en évidence les spécificités de leur méthode et certains de ses biais. Malgré des non-conformités entre les pratiques déclarées par les industriels et les conditions d'exploitation prévues par arrêté estimées à 30 % des cas, certains éléments peuvent conduire à atténuer ce constat.
La mission mentionne notamment deux « biais » qui ont pu augmenter le taux facial de non-conformités parmi les 32 inspections menées sur 40 désignations commerciales (DC) :
- d'abord, « pour le traitement des données, la mission a globalisé les traitements pour une dénomination commerciale donnée. » Ainsi, alors que les dénominations commerciales peuvent être issues d'un mélange de ressources, cette globalisation, opérée dans un souci de simplification, a conduit à considérer des ressources ne faisant l'objet d'aucun traitement comme traitée car certaines eaux de la désignation commerciale faisait, elles, bel et bien l'objet d'un traitement67(*) ;
- en outre, l'achat de filtres dont le seuil de coupure est inférieur à 0,8 micron par certains industriels a été communiqué à la mission par la DGCCRF : la mission en conclut que les industriels ayant acheté des filtres réalisaient des pratiques non-conformes. Néanmoins, l'utilisation de ces filtres dans les usines concernées n'a pas été vérifiée par la DGCCRF ni par l'Igas, alors qu'ils peuvent être utilisés, dans le respect de la règlementation, pour traiter des eaux commercialisées à l'export hors de l'Union européenne, à l'instar du marché américain où ils sont autorisés pour les eaux de source ou les eaux minérales, ou pour traiter les eaux industrielles, comme c'est le cas, par exemple, dans l'usine d'Évian.
Lorsqu'elle a pris connaissance de la liste des industriels ayant procédé à l'achat de tels filtres aux seuils de coupure inférieurs à 0,8 micron, la commission d'enquête s'est posé la même question que l'Igas. Elle a néanmoins interrogé certains industriels concernés qui lui ont répondu que ces filtres étaient utilisés pour le traitement des eaux industrielles. La commission d'enquête note par ailleurs, conformément à ce que relevait l'Igas, que « les inspections qui ont eu lieu dans les usines pour lesquelles la DGCCRF avait connaissance d'achats de filtres inférieurs à 0,8 micron en question n'ont rien révélé ». Toujours selon la mission de l'Igas, cela concernait 23 désignations commerciales.
b) La fraude n'est pas inéluctable
Plusieurs acteurs auditionnés ont affirmé à la commission d'enquête avoir pris acte de la dégradation de la qualité d'une partie de leur ressource, rendant impossible la continuité de l'exploitation.
C'est le cas par exemple de Sources Alma, qui a fermé un site à Lucheux, dans les Hauts-de-France. Interrogé par le rapporteur sur le lien entre l'absence de garantie de la pureté originelle et la fermeture d'un forage, Luc Baeyens, directeur général a précisé : « Ce n'était pas le seul motif. Il est également arrivé que des pratiques ne correspondent plus aux critères de qualité de notre société, que des méthodes d'analyse de plus en plus précises nous permettent d'identifier. Nous autorisons par exemple l'appellation « biberon » pour autant que la teneur en nitrates soit inférieure à 5 milligrammes par litre, quand la norme est à 50 milligrammes par litre. Des mesures de l'ordre de 18 ou 19 milligrammes par litre n'entrent ainsi plus dans le cadre de notre politique qualitative et, quand nous les atteignons, décision est prise de fermer le site concerné, bien que nous puissions le laisser ouvert. »68(*)
De même, Cécile Courrèges, directrice générale de l'ARS Auvergne-Rhône-Alpes, a indiqué à la commission d'enquête : « Nous avons néanmoins rencontré quelques situations de non-conformité. Nous avons eu des problèmes bactériologiques et plus récemment, un cas de contamination par des pesticides. Ces problématiques ont pu aboutir à l'abandon d'un forage, généralement à l'initiative de l'exploitant lui-même. Il est important de noter que la plupart des situations de non-conformité sont gérées en collaboration avec l'exploitant, sans nécessiter l'utilisation d'outils administratifs contraignants.
En 2024, nous avons rencontré un cas d'abandon de captage en raison de la présence de pesticides. Nous avons également rencontré des situations de non-conformité dues à une mauvaise maîtrise du processus de traitement de l'eau, entraînant par exemple des teneurs élevées en nickel ou en manganèse. Ces problèmes sont généralement résolus en remettant en ordre la filière de traitement. »69(*)
* 60 Une note confidentielle de la DGCCRF datée du 15 décembre 2020 souligne que l'injection illicite de sulfate de fer est pratiquée depuis les années 1980.
* 61 Constaté par l'ARS lors de son inspection du 6 avril 2022.
* 62 Idem.
* 63 Déclarés par Nestlé Waters dans son questionnaire transmis dans le cadre de la mission de l'Igas.
* 64 Audition du mardi 10 décembre 2024.
* 65 Ibid.
* 66 Audition du jeudi 13 février 2025.
* 67 Rapport de l'Igas n° 2021-108R, page 25.
* 68 Audition du mercredi 12 février 2025.
* 69 Audition du mardi 11 février 2025.