B. LA MICROFILTRATION, OU COMMENT TORDRE LA RÈGLEMENTATION ET LE BRAS DE L'ÉTAT POUR REMPLACER DES TRAITEMENTS INTERDITS PAR UN TRAITEMENT NON AUTORISÉ
À plusieurs reprises, le statut de la microfiltration a été présenté comme vague, flou ou incertain par un certain nombre d'acteurs entendus par la commission d'enquête. Cela a été le cas en premier lieu de certains groupes minéraliers, en particulier de Nestlé, qui en a fait l'un de ses arguments centraux pour imposer à l'État un seuil de coupure à 0,2 micron.
De manière plus surprenante, certains représentants des services de l'État au niveau national ou territorial ont repris la même antienne. L'actuel directeur général de la santé a ainsi affirmé : « La réglementation n'est pas assez claire sur la microfiltration ». De leur côté, les corédacteurs du rapport de l'Igas sur les eaux conditionnées ont indiqué : « Nous avons également constaté que la réglementation applicable aux eaux manquait de clarté, chacun des types d'eau étant encadré par une directive européenne ensuite transposée en droit français. ». Ils confirmaient ainsi le propos de leur rapport qui comprenait un chapitre intitulé : « la réglementation applicable aux eaux conditionnées est peu claire et induit des risques qui nécessitent son actualisation ». Le cas le plus net est celui du préfet du Gard et du directeur général et l'ARS Occitanie qui ont cosigné, le 14 janvier 2025, une lettre au ministre de la santé récusant l'analyse du directeur général de la santé, qui demandait en conséquence au préfet de mettre en demeure l'industriel de supprimer les éventuels dispositifs de microfiltration à 0,2 micron.
Pour autant, la règlementation apparaît très claire à d'autres opérateurs majeurs, comme Danone, par exemple. Ainsi la directrice des sources d'eaux minérales du groupe français a-t-elle indiqué lors de son audition : « Nous n'avons jamais eu le besoin d'utiliser un seuil de microfiltration inférieur à 0,8 micron et la réglementation nous paraît suffisamment claire du point de vue de la gestion de nos ressources et du respect de la qualité des nappes. ». Le directeur général du groupe Alma était du même avis : « La réglementation me semble claire, malgré l'absence de seuil. Selon nous, le principe fondamental est qu'une éventuelle microfiltration ne doit pas modifier le milieu microbiologique et rendre potable une eau qui ne le serait pas : une telle utilisation ne serait pas acceptable. »
Alors, qu'en est-il ? En réalité, s'il est vrai qu'ils ne fixent pas de seuil de coupure pour la filtration, la directive de 2009 sur les eaux, comme l'arrêté du 14 mars 2007 relatif aux critères de qualité des eaux conditionnées, n'en demeurent pas moins clairs.
Le coeur de cette règlementation est le concept de pureté originelle de l'eau minérale naturelle. En d'autres termes, tout de ce qui éloigne de cette pureté naturelle, éloigne aussi de l'appellation « eau minérale naturelle ».
Le principe est donc qu'une eau minérale naturelle ne subit pas de traitements. Ces derniers ne peuvent être qu'une exception à la règle.
C'est la raison pour laquelle ces textes précisent que la liste des traitements autorisés est limitative (1), que si un État souhaite ajouter un traitement non expressément prévu par les textes, il doit en faire la demande selon une procédure spécifique (2), et enfin que ces traitements ne doivent pas modifier le microbisme de l'eau (3). Or, la microfiltration à 0,2 micron est un outil visant à décontaminer les eaux des usines Nestlé (4) et la procédure spécifique prévue par les textes n'a jamais été mise en oeuvre pour cette microfiltration (5). Au total, comme le résume Jérôme Salomon devant la commission : « nous avions deux procédés non autorisés [filtres sur charbon actif et ultraviolets] et on nous proposait en remplacement un procédé (la microfiltration à 0,2 micron) qui n'était pas non plus autorisé. »
1. La filtration n'est possible que dans certains cas limitativement énumérés par le droit européen...
À son article 4, la directive européenne de 2009 précise deux points essentiels :
1er point : une eau minérale naturelle ne peut faire l'objet d'aucun traitement autre que ceux qui sont listés par la directive. Elle précise nettement : « tout autre traitement de nature à modifier le microbisme de l'eau minérale naturelle est interdit ».
2e point : la directive ne prévoit de séparation, notamment par filtration, que dans quelques cas, pour « la séparation des éléments instables, tels que les composés du fer et du soufre ». Elle autorise aussi « l'élimination totale ou partielle du gaz carbonique libre par des procédés exclusivement physiques. »
Tous les autres traitements sont interdits, sauf à mettre en oeuvre une procédure spécifique sur laquelle nous allons revenir.
L'article 5 de l'arrêté du 14 mars 2007 relatif aux critères de qualité des eaux conditionnées, qui transpose la directive en droit français, n'est pas moins clair et reprend la notion de liste limitative de traitements autorisés au profit, s'agissant des cas de filtration, de :
« 1. La séparation des éléments instables ». Il s'agit des composés du fer et du soufre.(...)
« 5. La séparation de constituants indésirables. ». Il s'agit principalement de l'arsenic et du manganèse. Certes, l'arrêté ne fixe pas la liste des « constituants indésirables », mais les Lignes directrices pour l'évaluation des eaux minérales naturelles au regard de la sécurité sanitaire, publiées par l'Afssa (devenue Anses) en 2008, sont claires en la matière.
2. Tout mise en place d'un autre type de filtration doit faire l'objet d'une procédure spécifique
La directive (art 4, 1, c) précise que « la séparation des constituants indésirables autres » que ceux mentionnés plus haut est conditionnée à :
- la fixation de « conditions d'utilisation » par la Commission européenne après consultation de l'Autorité européenne de sécurité des aliments ;
- la notification du traitement envisagé aux autorités compétentes ;
- la mise en place d'un contrôle spécifique de la part des autorités compétentes.
De son côté, l'article 6 de l'arrêté du 14 mars 2007 relatif aux critères de qualité des eaux conditionnées précise, quant à lui : « La demande visant à ajouter un traitement ou une adjonction à la liste indiquée à l'article 5 est adressée au ministre chargé de la santé, aux fins de transmission à la Commission européenne, sous réserve que le demandeur apporte la preuve de l'innocuité et de l'efficacité du traitement et que le type de traitement présenté ne modifie pas la composition de l'eau minérale naturelle dans ses constituants essentiels ni n'a pour but de modifier les caractéristiques microbiologiques de l'eau. »
Pour justifier le fait qu'il n'ait jamais fait de demande sérieuse auprès des autorités sanitaires, Nestlé joue sur les mots et prétend ne pas vouloir imposer un nouveau traitement en utilisant la microfiltration à 0,2 micron. Pourtant, la structure même des textes laisse clairement comprendre que les traitements autorisés sont très limités et que toute adaptation supposerait de passer par la procédure décrite plus haut. Du reste, le rapport de l'Igas rappelle bien cette procédure (page 32).
Par ailleurs, s'il ne s'agissait pas d'un nouveau traitement, pourquoi faire le siège pendant des années des cabinets ministériels pour faire inscrire cette microfiltration dans la réglementation ? Car tel était bien l'objet du lobbying de Nestlé, comme la note lors de son audition Cédric Arcos, à l'époque conseiller santé de la Première ministre : « Des industriels (Nestlé) nous demandaient l'autorisation d'appliquer une microfiltration inférieure à 0,8 micron ».
Les sollicitations très insistantes de Nestlé Waters démontrent sans le moindre doute que le groupe avait conscience du caractère discutable de la microfiltration à 0,2 micron dans le cadre des traitements autorisés. Du reste, ce sera l'enjeu réel de la concertation interministérielle dématérialisée de février 2023. Dès lors, rien ne justifiait que Nestlé contourne la procédure prévue par les textes. Cette procédure s'imposait d'autant plus que la microfiltration pose d'évidence la question d'une potentielle modification du microbisme de l'eau.
Du reste, la lecture des avis de l'Anses de 2022 et 2023 lève tout doute, s'il devait en rester, puisque l'agence conclut : « l'Agence souligne que conformément à l'arrêté du 14 mars 2007 modifié, la demande visant à ajouter un traitement à la liste de ceux déjà autorisés devrait être transmise, via le ministère, à la Commission européenne qui solliciterait l'Efsa à cet effet. »
3. La filtration n'est possible que si elle ne modifie pas le microbisme de l'eau
Dans tous les cas, selon la directive, la filtration ne doit pas modifier « la composition de l'eau quant aux constituants essentiels qui lui confèrent ses propriétés », ce que l'arrêté de 2017 transpose ainsi : les traitements listés (article 5), comme ceux dont l'autorisation est demandée (article 6), ne doivent pas modifier la composition de l'eau minérale naturelle « dans ses constituants essentiels » ni avoir pour but de « modifier les caractéristiques microbiologiques de l'eau ».
La finalité de ces précisions est là aussi très claire : il s'agit de préserver le concept de pureté originelle de l'eau minérale naturelle. Cette eau ne peut être à la fois naturellement pure et altérée quant à sa composition.
Dans ses avis de 2022 et 202370(*), l'Anses confirme la nécessité de préserver la pureté originelle de l'eau en se reportant à un précédent avis de l'Afssa de 2001 suivant lequel : « le dispositif de filtration tangentielle ayant un seuil de coupure de 0,8 micron peut être utilisé pour le traitement d'eau de source et d'eau minérale naturelle avec l'objectif de retenir des particules présentes naturellement dans l'eau au captage ou celles résultant d'un traitement d'oxydation du fer ou du manganèse dissous, mais qu'il ne doit pas être utilisé pour rendre les caractéristiques microbiologiques des eaux conformes aux dispositions réglementaires ».
Il est résulté de cet avis une tolérance des autorités vis-à-vis de la mise en oeuvre de dispositifs de filtration à un seuil de coupure de 0,8 micron. Cependant, contrairement à ce qui a été affirmé, aussi bien par Nestlé que par certains responsables de l'administration, les avis de l'Anses ne donnent absolument aucun blanc-seing pour une filtration inférieure. En 2022, l'Anses considère que « que les remarques et recommandations générales formulées dans l'avis (de 2001) sont toujours valables ». Elle rappelle notamment que les procédés de filtration utilisés ne doivent pas être installés avec l'objectif de modifier les caractéristiques microbiologiques des eaux.
L'Anses ajoute dans sa note de décembre 2023 une annexe qui porte notamment sur la situation de l'Espagne et relève : « Après une recherche complémentaire, l'Anses a identifié un document datant de 2009 qui émane de l'Aesan (agence homologue de l'Anses). Ce document indique en conclusion que la filtration avec un seuil de coupure inférieur à 0,4 micron ne peut avoir d'autre but que la désinfection de l'EMN. »
4. Or, la microfiltration à 0,2 micron est un outil visant à décontaminer les eaux des usines Nestlé
Dès le départ, le groupe Nestlé tente d'imposer la microfiltration précisément pour « modifier les caractéristiques microbiologiques de l'eau ».
Le propos des dirigeants du groupe est cependant ambigu, au moins dans les débuts, car ils s'évertuent à faire croire que cette microfiltration n'est nécessaire que « dans un but technologique ». C'est ce que note Cédric Arcos devant la commission : « Les représentants de Nestlé ont remis un document présentant leur plan de transformation et leur analyse de la microfiltration, confirmant qu'il s'agissait d'un traitement mis en place à des fins technologiques ». Mathilde Bouchardon, conseillère au cabinet du ministre de l'industrie, Roland Lescure, ne dit pas autre chose : « L'industriel nous a indiqué que, même si l'eau était microbiologiquement pure à la source, une microfiltration pouvait être nécessaire dans un but dit technologique. »
Ces termes obscurs de « buts technologiques » visent en fait à faire croire que la microfiltration a un simple objectif d'amélioration du processus de production et cachent le fait que la finalité de la microfiltration est, en réalité, sanitaire. La manoeuvre fonctionne puisque les membres des cabinets ministériels reprennent le terme dans leurs échanges sans s'interroger sur son contenu, mais pour en retenir l'innocuité supposée. Devant la commission, la même conseillère indique : « Aujourd'hui encore, je ne saurais vous dire exactement ce que recouvre une microfiltration dans un but technologique. »
Pour rassurer leurs interlocuteurs et, d'une manière d'ailleurs contradictoire qui n'est malheureusement pas relevée par ces derniers, les dirigeants de Nestlé Waters laissent entendre avec un vocabulaire volontairement euphémisé que la microfiltration permet simplement de « sécuriser la sécurité sanitaire » des eaux en question.
C'est ce qu'affirme Muriel Liénau devant la commission d'enquête : « J'ai donc constitué une équipe afin conforter de la sécurité alimentaire grâce à la microfiltration ». Cédric Arcos relève lui que : « Le 1er décembre 2022, j'ai organisé avec mon collègue en charge de la consommation une nouvelle réunion de suivi. Nous avons reçu une note du cabinet industrie présentant un plan d'action sur les cinq points, évoquant une saisine de l'Anses et mentionnant une contamination de la source Hépar que l'industriel sécuriserait par une microfiltration à 0,2 micron (...) ».
Le 9 septembre 2022, Adrienne Brotons, directrice de cabinet du ministre de l'industrie, Roland Lescure, rencontre la direction du groupe Nestlé Waters. Ce jour-là les choses sont très claires. Pierre Breton, conseiller au cabinet de la santé, informé le 12 septembre de cette rencontre envoie à la direction générale de la santé, avec copie à sa directrice de cabinet, Isabelle Epaillard, un courriel sur la teneur l'entretien. À l'évidence, ces informations lui viennent du cabinet de l'industrie : « Je reviens vers vous concernant le sujet Nestlé Waters. Le cabinet industrie a rencontré la direction du groupe vendredi dernier. Il semblerait que leur seule requête à ce stade serait d'autoriser la microfiltration à 0,2 micron dans leurs usines. Cela leur permettrait d'arrêter le traitement par UV, celui par charbon aurait déjà été interrompu. L'industriel a informé le cabinet industrie qu'une rivière contaminée en proximité de leur point de captage polluerait la qualité de leur eau et imposerait donc les mesures de traitement... ».
Nous sommes ici en présence d'une des dissonances cognitives qui marquent ce dossier. Les cabinets ministériels sont informés d'une contamination, de traitements destinés à y remédier, mais ne prennent pas conscience, ou écartent l'idée volontairement, que l'objet de la microfiltration ne peut être qu'à visée hygiénisante et décontaminante de l'eau.
Comme nous le verrons plus tard, cependant, dès le 5 octobre 2021, la direction générale de la santé, dans un courriel de la cheffe du bureau de la qualité des eaux d'alors, Corinne Feliers, à sa sous-directrice, Joëlle Carmès, pressent que l'enjeu est bien celui de la désinfection de l'eau : « il faudrait s'intéresser au « pourquoi de tels traitements sont apparus nécessaires ? » et demander au groupe Nestlé d'être transparent sur les risques identifiés sur leurs ressources ou sur leurs chaines d'embouteillage. ». Le 14 septembre 2022, informée par Pierre Breton de l'entretien d'Adrienne Brotons avec Nestlé, Joëlle Carmès alerte à nouveau et présente ce qui devrait conduire son interlocuteur à prendre de la distance à l'égard des propos du cabinet de l'industrie : « Attention, d'après les éléments du cabinet industrie, « il semblerait que leur seule requête [de Nestlé] à ce stade serait d'autoriser la microfiltration à 0,2 micron dans leurs usines. Cela leur permettrait d'arrêter le traitement par UV ». Le traitement UV est un traitement de désinfection permettant de réduire la concentration en microorganismes (bactéries, mais aussi certains virus et certains protozoaires comme Cryptospridium et Giardia), ce traitement est interdit pour les EMN et ES. Si Nestlé a recours à ce traitement et souhaite le remplacer par de la microfiltration à 0,2 micron, c'est sans doute qu'il y a un problème de qualité microbiologique de la ressource en eau : une ressource dont la qualité n'est pas conforme aux dispositions réglementaires ne peut pas être reconnue comme une EMN. De plus, l'existence de risques sanitaires liés à la présence de virus entériques d'origine hydrique (voire d'autres micro-organismes pathogènes) ne peut être exclue si ce traitement de microfiltration était assimilé à tort à une désinfection par Nestlé (la microfiltration n'a pas la même efficacité que le traitement UV).
En outre, si l'un (ou plusieurs) captage est influencé par la pollution dans une rivière, cela confirme que la ressource n'est pas assez bien protégée et que l'eau ne répond donc pas à la définition d'une EMN au titre de la réglementation européenne et française :
Il convient donc de connaître la véritable qualité de l'eau dès son émergence (en particulier microbiologique, y compris virus et bactériophages) et l'impact de la pollution de la rivière afin de savoir si ces ressources en eau peuvent encore être reconnues comme des EMN. »
Dans une note datée du 26 septembre 2022 destinée à Matignon et à l'Élysée, et transmise notamment au secrétaire général de la présidence de la République, pour préparer un entretien avec les dirigeants de Nestlé, les cabinets industrie et santé notent un point qui aurait dû faire réagir l'ensemble des acteurs : « L'industriel a indiqué être en mesure de suspendre les traitements par charbon actif et par UV s'il était autorisé à continuer une microfiltration à 0,2 micron ». En d'autres termes, la microfiltration est clairement un substitut indispensable aux traitements décontaminants interdits que Nestlé doit retirer.
La situation de la ressource paraît alors tellement dégradée que l'exploitation de certaines nappes semble ne plus se faire sans microfiltration. C'est ce que l'on déduit par exemple de l'un des nombreux messages de Mathilde Bouchardon qui peuvent s'analyser comme une pression en faveur de la thèse de l'industriel. Dans un courriel aux directrices des cabinets de la santé et de l'industrie (Isabelle Epaillard et Adrienne Brotons), en date du 24 octobre 2022, la conseillère du ministre de l'industrie insiste : « À noter, il est important de trancher rapidement, car l'impossibilité pour Nestlé de poursuivre avec des filtres à 0,2 micron pourrait avoir des impacts industriels et en termes d'emplois non négligeables. ».
En résumé, il est donc clairement établi, dès 2022, que pour les ministères compétents, le cabinet de la Première ministre et la présidence la République, la microfiltration à 0,2 micron est :
1) un substitut aux traitements interdits aux UV et charbon actif ;
2) le moyen de décontaminer une eau qui donc, au moins par périodes, est contaminée et donc insusceptible d'être une eau minérale naturelle.
Il en résulte l'évidence que ne veulent pas voir les cabinets ministériels : le microbisme de l'eau est nécessairement affecté par la microfiltration à 0,2 et c'est d'ailleurs son objet.
Que le pouvoir désinfectant de cette microfiltration ne soit pas total et absolu est une autre affaire qui, d'ailleurs, aggrave son cas, car, comme le relève le rapport de l'Igas, la microfiltration est alors une « fausse sécurisation » : « la microfiltration peut aussi être perçue comme une fausse sécurisation, la littérature scientifique indiquant que même un seuil à 0,2 micron ne peut être considéré comme un mécanisme de suppression de toute flore notamment virale.
En clair, la mise en place d'une filtration à 0,2 micron sur des eaux non conformes pourrait exposer les consommateurs à un risque sanitaire en lien avec l'ingestion de virus -- qui ne seraient pas retenus par un filtre à 0,2 micron -- voire de bactéries comme en atteste un épisode survenu en Espagne. »
Il est important de relever que la Maison des eaux minérales naturelles (MEMN), syndicat représentatif des minéraliers français71(*), a pris une position claire sur la microfiltration72(*) : « S'agissant de l'utilisation de la microfiltration à 0,2 ìm pour la rétention particulaire (fer, manganèse...), les membres de la MEMN ne considèrent pas qu'il soit nécessaire d'en faire une priorité pour la catégorie.
Les membres de la MEMN n'ont pas identifié de besoin pour l'utilisation d'une telle microfiltration dans un objectif sanitaire ou de maintien en hygiène des installations. ».
La MEMN rappelle que la filtration est une technique de séparation prévue par la réglementation pour la rétention de particules pouvant être présentes naturellement dans l'eau, notamment d'argile et d'hydroxyde de fer ou de manganèse et, qu'en revanche, l'utilisation de la microfiltration pour sécuriser la qualité microbiologique de l'eau ou le maintien en hygiène des installations, dans un objectif de purification, ne constitue pas une attente des professionnels fédérés au sein de la MEMN dans la mesure où, précisément, « Par définition, une eau minérale naturelle est naturellement protégée et ne présente pas de contamination microbiologique. »
5. La procédure spécifique prévue par les textes n'a jamais été mise en oeuvre pour la microfiltration
Cette procédure, rappelée plus haut ainsi qu'à la page 32 du rapport Igas, est connue. Elle a du reste été utilisée à deux reprises :
- pour l'ozonation (en 1996-2003) ;
- pour l'élimination des fluorures par l'alumine activée (en 2010).
En revanche, elle ne l'a jamais été pour une filtration générale à seuil de coupure bas - c'est bien pour cela d'ailleurs que la microfiltration à 0,8 micron n'est qu'une « tolérance » des autorités, seulement dans la mesure où elle ne modifie pas le microbisme de l'eau. Ponctuellement, des microfiltrations inférieures à 0,8 micron ont pu être autorisées, à des fins « technologiques », dans le but, mentionné par l'Anses, de retenir certaines particules présentes dans l'eau. À la connaissance de la commission d'enquête, 17 arrêtés préfectoraux autorisent la microfiltration à 0,2 micron pour ces motifs. C'est le cas par exemple de l'eau minérale naturelle Hydroxydase dans le Puy-de-Dôme.
À rebours de la procédure officielle, Nestlé s'est engouffré dans cette brèche. Devant la commission d'enquête, Ronan Le Fanic, directeur industriel de Nestlé Waters, s'est encore abrité derrière l'existence de ces 17 arrêtés qui n'ont pas fait l'objet de la procédure prévue par la directive pour justifier l'abstention du groupe. Mais l'argument est spécieux. D'abord, parce que l'objet de la microfiltration par Nestlé Waters n'est pas, à l'instar des arrêtés précités, de retenir des particules minérales indésirables, mais bien de désinfecter l'eau. Dès lors, c'est un nouveau processus de traitement de l'eau, non prévu par la directive, que Nestlé tente d'imposer. Ensuite, parce que si ces arrêtés préfectoraux avaient autorisé de nouveaux traitements pris en dehors des textes, leur seule existence ne justifiait pas la perpétuation de l'irrespect de la procédure normale.
Nestlé Waters n'est pas seul fautif en la matière puisque c'est l'administration elle-même qui reprend cet argument de l'existence des arrêtés préfectoraux à 0,2 micron pour justifier une autorisation générale. Il est présent dans une note de Mathilde Bouchardon « à l'attention des cabinets Élysée et Matignon » en date du 1er décembre 2022. La conseillère du ministre de l'industrie ne cite alors qu'un exemple à 0,45 micron73(*). Mais elle reprendra l'argument avec de nouveaux exemples, à 0,2 micron cette fois, pour préparer la concertation interministérielle de février 2023. Ainsi affirme-t-elle dans une note du 16 février 2023 destinée à Cédric Arcos et à Victor Blonde : « En tout état de cause, certains arrêtés existants relatifs à des usines de production d'eau minérale naturelle prévoient bien l'utilisation des filtres à 0,2 ìm ». Un argument spécieux, on l'a vu, mais qui finira dans le bleu de Matignon autorisant la microfiltration à moins de 0,8 micron « au regard (...) des autres autorisations déjà accordées en France ».
Il n'en reste pas moins que Nestlé Waters a en permanence privilégié une voie parallèle à la procédure normale. Une voie qui passe par la pression sur les cabinets ministériels pour obtenir, en toute discrétion, le droit d'user de la microfiltration au niveau local.
C'est bien l'objet du long et intense lobbying de Nestlé qui finit par payer : la concertation interministérielle dématérialisée de février 2023 autorise, en contournant la réglementation, la microfiltration à moins de 0,8 micron, tout en demandant aux autorités locales, préfets et ARS, d'accompagner les plans de transformation de Nestlé, qui prévoient clairement un seuil à 0,2 micron.
Pourquoi cette attitude du groupe qui prend le risque de dépenser des dizaines de millions d'euros dans le cadre de « plans de transformation » dont un volet essentiel, la microfiltration, est contestée et contestable ?
Face à son refus constant de s'expliquer, il est seulement possible de faire des hypothèses qui ne sont d'ailleurs pas exclusives les unes des autres :
- première hypothèse, celle de la méconnaissance des textes et de la procédure. Elle est possible si l'on se réfère aux nombreuses inexactitudes exprimées par les dirigeants de Nestlé Waters. Elle reste peu plausible, car on doute qu'un groupe aussi puissant ne dispose pas en interne, ou par des conseils externes, des compétences juridiques nécessaires ;
- deuxième hypothèse : le mépris d'une multinationale pour l'État et pour nos lois, la certitude de « tordre le bras » de nos administrations qui lui fait choisir « sa » procédure ? Le comportement de Nestlé à l'égard de la commission, mobilisant force avocats et contestant sa légitimité dès sa création donne quelque crédibilité à cette hypothèse ;
- troisième hypothèse : l'industriel a obtenu des garanties, ou du moins des assurances, ou une espérance, voire une promesse, selon lesquelles cette microfiltration à 0,2 serait validée ? De fait, le moins que l'on puisse dire est que les cabinets des ministères ont manqué de sagacité, de clarté et de fermeté dans cette affaire, en particulier celui de l'industrie qui a agi comme le passe-plat de l'industriel et que ce dernier a pu s'en sentir conforté.
Y-a-t-il eu davantage de compromissions, par exemple au niveau politique ? La documentation écrite exploitée par la commission ne permet pas de trancher avec certitude. Du reste, les décideurs politiques apparaissent très peu dans ce dossier.
Il n'y a pas nécessairement lieu de s'en féliciter, car l'impression profonde que l'on peut retirer de tous les documents, lettres, courriels, notes analysées, ainsi que des auditions, est que les ministres sont absents et que tout, ou l'essentiel, se joue entre cabinets ministériels, dans un dialogue d'administration qui se passe de légitimité politique.
Ce qui est certain, c'est d'abord que la décision d'autoriser la microfiltration à 0,2 micron ne relevait pas d'un préfet ou d'un directeur général d'ARS. Et c'est bien pourquoi Nestlé a fait le siège des administrations centrales. C'est ensuite que la problématique de la microfiltration a été exposée, et mal comprise, au plus haut niveau de l'État. C'est enfin que la thèse de l'industriel a été reprise avec un manque de prudence et de discernement par certains acteurs, au ministère de l'industrie, au cabinet de la Première ministre et à la présidence de la République.
Encore aujourd'hui, sur la lancée du lobbying des années 2021-2024, Nestlé prétend obtenir un blanc-seing de l'État en négligeant la procédure normale, en s'appuyant sur une certaine incompréhension des textes par les administrations locales, et en faisant peser tout le poids de sa conviction et de ses emplois sur les préfets et les ARS des lieux d'implantation de ses usines. C'est ce que le groupe tente actuellement de faire dans le Gard. Il est désormais important que les autorités centrales reprennent ce dossier en main et ne laissent plus l'échelon local seul et livré à lui-même.
Recommandation |
||||
N° |
Libellé |
Destinataire |
Échéancier |
Support |
5 |
Rappeler aux autorités locales (préfets, ARS) les textes en vigueur en matière de traitements des eaux et notamment l'existence d'une procédure spécifique en matière de traitements nouveaux à l'instar de la microfiltration à seuil bas |
Ministère de la santé, direction générale de la santé |
Immédiat |
Instruction |
* 70 16 décembre 2022 et 13 janvier 2023.
* 71 La MEMN regroupe Bonneval Waters (Savoie), Danone, La Compagnie des Pyrénées (Eau Neuve en Haute Ariège), Mont-Roucous, Spadel (groupe belge présent en Alsace avec les sources minérales de Wattwiller et Carola de Ribeauvillé).
* 72 Commission d'enquête du Sénat, Maison des eaux minérales naturelles, Contribution aux travaux de la Commission - Avril 2025.
* 73 « En France, l'autorité administrative a, pour au moins un forage, autorisé l'utilisation de filtres à 0,45 ìm ».