II. UN ÉTAT CENTRAL DIVISÉ ET TIRAILLÉ QUI FAIT PRÉVALOIR L'INTÉRÊT D'UN INDUSTRIEL SUR CELUI DES CONSOMMATEURS

Toute l'affaire Nestlé Waters illustre l'incapacité de l'État à se saisir correctement du dossier. Dès le départ, son analyse est biaisée par le rapport de force entre ministère de l'économie et ministère de la santé (A). L'Anses use de circonlocutions qui obscurcissent le sens de ses avis et permettent des interprétations divergentes (B). Les ministères de l'environnement et de la consommation sont totalement écartés du processus de décision (C). Le ministère de l'industrie fait le forcing au profit de l'industriel sans se soucier de l'intérêt général ni même de celui du secteur dans son ensemble (D). Enfin, au plus haut niveau de l'État, c'est finalement un arbitrage fautif qui s'impose sous la pression de Nestlé Waters (E).

A. UN DIALOGUE BIAISÉ ENTRE MINISTÈRES DE L'ECONOMIE ET DE LA SANTÉ ?

1. Une perception faussée du risque sanitaire au départ imputable à Nestlé Waters et au ministère de l'économie

Dès le départ, Nestlé tente d'orienter le dossier vers un simple sujet de « conformité », dans lequel il n'y aurait ni fraude ni risque sanitaire. À l'issue de la fameuse réunion du 31 août 2021, le directeur de cabinet d'Agnès Pannier-Runacher à l'industrie, François Rosenfeld, répercute les propos des dirigeants de l'industriel : « Nestlé a bien précisé que ces non-conformités i) n'ont jamais mis en cause la sûreté alimentaire, et ii) n'ont pas affecté la composition minérale des eaux (et donc la conformité de l'étiquetage par rapport au contenu des bouteilles...) ». La ministre, en retour, note : « Si je comprends bien, on est plutôt sur de la tromperie commerciale que sur un sujet de sécurité alimentaire ? ».

Il est dommage que la perception du risque sanitaire ait été à ce point faussée. Du reste, après coup, devant la commission, Lucile Poivert, qui participait à la réunion, reconnaît : « Leur eau de source n'était pas consommable directement sans traitement. Il y avait un risque sanitaire. »

Mais, à l'époque, il apparaît que ce risque sanitaire a été minimisé. Le ministère de la Santé est informé le 24 septembre 2021 des révélations de Nestlé par un courriel de Lucile Poivert, conseillère santé et biens de consommation auprès de la ministre chargée de l'industrie, à Clément Lacoin, directeur adjoint du cabinet du ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran. Mais ce courriel n'est guère explicite et n'évoque aucun risque sanitaire. Surtout, devant la commission, Lucile Poivert affirme avoir informé la DGS via la « fiche ministre » de la DGCCRF du 14 septembre 2021 déjà évoquée. Or, cette fiche est ambiguë. Certes, elle évoque à trois reprises la possibilité d'un risque sanitaire, mais en termes euphémisés et sans jamais prononcer ces mots. En introduction, elle note « il pourrait être difficile de poursuivre l'exploitation de certaines sources d'eaux minérales naturelles si aucun traitement n'était autorisé sur ces eaux ». Plus loin, elle émet l'hypothèse d'une « dégradation de la qualité des eaux qui ne permettrait plus l'exploitation des sources en l'absence d'un système de filtration » et, en conclusion, elle relève que « la DGS devra (...) expertiser la demande de la société Nestlé concernant la possibilité d'utiliser la microfiltration en lieu et place des filtres que l'entreprise utilise actuellement qui, selon elle, est indispensable pour garantir la sécurité des eaux mises sur le marché ».

Pourtant, comme en écho aux désirs de l'industriel, l'une des premières conclusions de la DGCCRF est : « Une telle situation nécessiterait peut-être de réinterroger la pertinence de la réglementation UE ». Autrement dit, la réglementation est exigeante, réduisons ses contraintes. C'est ce que reconnaît devant la commission Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et régulation des marchés de la DGCCRF : « Si aucun exploitant ne parvient à respecter la réglementation, on peut effectivement s'interroger sur l'opportunité d'une évolution de la réglementation ». Aux yeux de la DGCCRF, le sujet n'est plus le fait générateur, les risques de dégradation de la ressource et leur origine, mais une réponse de circonstance : acceptons un moindre encadrement sur l'exploitation et donc la protection de cette ressource.

D'un côté, donc, les signaux d'alerte auraient dû être clairs pour la DGS avec une lecture approfondie de la fiche ministre. De l'autre, sa rédaction pouvait induire en erreur ses destinataires.

De fait, le lundi 27 septembre 2021, Joëlle Carmès adresse à sa hiérarchie, dont Jérôme Salomon, directeur général de la santé, un compte-rendu d'un entretien avec Norbert Nabet et la DGCCRF. Elle indique l'existence de traitements ultra-violets et au charbon actif pour traiter les eaux minérales naturelles de Nestlé, mais précise de suite : « Il ne semble pas y avoir de préoccupation d'ordre sanitaire, car les EMN en question sont exemptes de problème de qualité microbiologique, mais bien en infraction aux dispositions du CSP sur l'interdiction de ces traitements, et un problème de loyauté. ».

2. Le ressaisissement de la DGS sur le risque sanitaire

Après cette première approche, biaisée par les informations dont elle dispose, la DGS se ressaisit rapidement. Le 1er octobre 2021, Jérôme Salomon prend l'attache de la directrice générale de DGCCRF, Virginie Beaumeunier. Il appelle également à interroger Nestlé sur la justification sanitaire et commerciale du recours à ces traitements, à savoir, d'une part, évaluer la qualité des eaux brutes et les conditions d'exploitation et, d'autre part, examiner s'ils posent un problème de loyauté à l'égard du consommateur.

Le 5 octobre 2021, Corinne Féliers, cheffe du bureau de la qualité des eaux à la DGS, rend compte à sa sous-directrice Joëlle Carmès d'un échange qu'elle a eu avec Norbert Nabet, du cabinet santé, et rapporte lui avoir conseillé de demander au service national d'enquêtes de la DGCCRF de s'intéresser au groupe Nestlé afin de disposer rapidement d'informations sur ses pratiques. Elle pose la bonne question : « L'utilisation de ces traitements non autorisés pour conditionner de l'eau n'apporte probablement pas de risque supplémentaire pour le produit final puisque ces dispositifs sont sans doute identiques à ceux utilisés pour traiter l'eau du réseau d'eau potable.

Cependant il faudrait s'intéresser au « pourquoi de tels traitements sont apparus nécessaires ? et demander au groupe Nestlé d'être transparent sur les risques identifiés sur leurs ressources ou sur leurs chaînes d'embouteillage ».

3. Le risque sanitaire à nouveau minimisé

Dans un second temps, le 13 octobre 2021, Jérôme Salomon interroge sa direction des affaires juridiques, notamment sur la pertinence et les modalités d'un signalement au procureur de la République. Il pose explicitement la question de la prise de mesures administratives par les autorités de contrôle locales, afin de mettre Nestlé en demeure de se conformer aux dispositions du code de la santé publique dans un délai déterminé, ou de suspendre son activité d'exploitation d'eau minérale naturelle jusqu'à l'exécution de mesures de nature à faire cesser toute situation d'infraction. Thomas Breton, sous-directeur du contentieux, lui répond en citant toutes les voies de droit qui s'offre à l'administration, et en précisant notamment qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre la mise en oeuvre parallèle d'une enquête judiciaire et d'une enquête administrative, et que dans le cadre de leurs pouvoirs de contrôle administratif, les ARS ou l'Igas pourraient effectuer un signalement au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.

Toutefois, dans le message du DGS réapparaît l'antienne issue des informations transmises par Nestlé : il n'y aurait pas de risque sanitaire et l'essentiel du problème porterait sur une déloyauté au consommateur. Le directeur général de la santé note dans son message au directeur des affaires juridiques : « La mise en place de ces traitements illégaux au regard de la réglementation ne représente pas nécessairement un risque sanitaire en soi, mais elle constitue une fraude ».

De son côté, la direction des affaires juridiques, par la voix de Thomas Breton répond : « Après confirmation par la DGS EA76(*), il semblerait en première analyse que la fraude que reconnait Nestlé Waters ne soit pas du domaine de la santé publique, mais que les éventuelles infractions pouvant être retenues soient du domaine de la tromperie du consommateur, de la compétence directe du MEFR/ DGCCRF. »

Les premières velléités d'action de la DGS vont par ailleurs se heurter à l'arbitrage interministériel du 14 octobre 2021 qui fait le choix d'une simple saisine de l'Igas afin de dresser un état des lieux du recours à ces traitements sur l'ensemble du territoire français, de la qualité des eaux minérales naturelles et de source, et de la règlementation en vigueur. Comme l'a reconnu Jérôme Salomon devant la commission d'enquête, le signalement article 40 a été suspendu dans l'attente du retour de l'Igas.

La décision de ne pas solliciter directement des ARS Grand Est et Occitanie le contrôle sanitaire des sites de Nestlé dans les Vosges (Vittel-Contrex-Hépar) et le Gard (Perrier) accentue l'orientation de l'affaire vers le droit de la consommation et peut s'analyser à tout le moins en un premier choix de ne pas sanctionner immédiatement les pratiques illégales révélées par Nestlé, et de ne pas approfondir la question de la qualité des eaux minérales naturelles traitées.

Pourquoi cette minimisation du risque sanitaire qui fragilisera ce dossier tout au long de son parcours ? Charles Touboul, alors directeur des affaires juridiques, relève que la DGS dépendait du ministère de l'industrie pour ses premières informations : « Pourquoi sommes-nous partis sur le terrain non sanitaire, si j'ose dire ? Je m'en tiendrai aux faits. Nous sommes partis des éléments que nous a communiqués la DGS qui, à ce moment-là, les découvre tels qu'ils lui ont été communiqués par Bercy. ».

Une deuxième explication à la faible pression de la DGS quant à l'examen du risque sanitaire est qu'elle a probablement, au moins au début, été rassurée par la présence des traitements interdits qui désinfectaient l'eau. Ainsi, selon Jérôme Salomon, les traitements aux ultraviolets et charbon actifs permettaient de potabiliser l'eau et de garantir sa sécurité sanitaire, de sorte que « la qualité sanitaire des eaux n'était pas remise en cause », et celle-ci « ne présentait pas de danger avéré pour le consommateur ». En revanche, le risque sanitaire se posait dans un second temps qui était celui du retrait de ces traitements. Devant la commission, Jérôme Salomon relève qu'à l'époque, « selon l'analyse de la DG santé, le dossier Nestlé Waters n'est pas une alerte de sécurité sanitaire, mais un sujet de fraude », et ajoute « Les minéraliers ont mis en place des traitements non autorisés, mais ce faisant, en filtrant les eaux, en les traitant plus que ce que les textes permettaient ou toléraient, ils n'ont pas altéré la sécurité sanitaire de ces eaux. ».  En d'autres termes, la préoccupation de court terme a masqué le problème de long terme.

4. La DGS tente d'écarter la microfiltration malgré la pression de l'industriel, soutenu par le cabinet du ministre de l'industrie

En septembre 2022, après le changement de gouvernement consécutif aux élections présidentielle puis législatives, Nestlé Waters demande au cabinet de la ministre chargée de l'industrie l'autorisation du recours à la microfiltration à 0,2 comme alternative aux traitements ultraviolets. Cette demande est transmise à la DGS par le cabinet santé le 12 septembre 2022, et Jérôme Salomon répond dès le 22 septembre 2022 n'y être pas favorable.

Comme il l'a lui-même expliqué à la commission d'enquête, la microfiltration « n'a (en principe) aucune visée microbiologique, mais minérale. Sa finalité consiste à enlever des particules « problématiques » dans l'eau (fer, soufre, arsenic). Plus les mailles du filtre sont fines, plus elles tendent à bloquer les bactéries, ce qui modifie le microbisme de l'eau »77(*).

De son côté, on l'a vu, le rapport de l'Igas, transmis aux commanditaires en juillet 2022 met en garde contre la « fausse sécurisation » que pourrait constituer la microfiltration. Et la directrice générale de l'ARS Grand Est, Virginie Cayré, fait part à la DGS de ses inquiétudes sur le fait que la filtration opérée faussait le contrôle sanitaire ciblant des bactéries indicatrices de contamination fécale, sans pour autant exclure tout risque sanitaire de nature virale78(*). Dans une note du 8 décembre 2022, elle indique que « dans l'hypothèse où l'eau serait contaminée, la substitution des UV par des filtres à 0,2 micron ne traiterait qu'une partie des micro-organismes potentiellement pathogènes (les virus passent la barrière des filtres). Le contrôle sanitaire serait rendu inopérant, car ne détectant plus les bactéries indicatrices d'une contamination fécale, et son cortège de micro-organismes pathogènes ne permettrait plus d'évaluer les risques sanitaires pour le consommateur. Il faudrait alors imposer un suivi au-delà des paramètres réglementaires classiques avec l'appui scientifique de l'Anses pour détecter de telles pratiques. »

Comme le résume Jérôme Salomon, « nous avions deux procédés non autorisés [filtres sur charbon actif et ultraviolets] et on nous proposait en remplacement un procédé qui n'était pas non plus autorisé. »

Face au constat de la nécessité d'un suivi renforcé, l'ARS Grand Est saisit le 28 mars 2023 la DGS afin de solliciter son appui pour une saisine de l'Anses aux fins d'évaluer « l'opportunité et la faisabilité d'un suivi particulier de la microbiologie de l'eau », autrement dit de rechercher les virus présents avant et après filtration éventuelle sur les eaux de Nestlé dans les Vosges.

L'Anses est saisie par la DGS le 28 avril 2023, puis, par avenant, le 10 juillet 2023, des deux questions suivantes :

- « En dessous de quel seuil la microfiltration a-t-elle un impact sur le microbisme de l'eau ? ;

- « La microfiltration avec un seuil de coupure de 0,2 microns a-t-elle un effet de désinfection de l'eau ? ».

5. La DGS battue par le cabinet de son propre ministère

Pour consolider la position du ministère de la santé à l'égard de la microfiltration, Jérôme Salomon propose au cabinet du ministre de la santé d'autoriser Nestlé Waters à utiliser la filtration à un seuil de 0,8 micron, et d'inscrire ce traitement dans la règlementation française79(*).

Cette solution est toutefois écartée par Pierre Breton, conseiller au cabinet de la ministre déléguée à l'organisation territoriale et aux professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, le 27 septembre 2022. À la place, Pierre Breton soumet à la relecture des services de la DGS une note rédigée de concert avec son homologue du cabinet du ministre délégué en charge de l'industrie, proposant d'autoriser le recours à la filtration à 0,2 micron si Nestlé démontre l'absence de changement du microbisme de l'eau. Le lendemain matin, Jérôme Salomon lui renvoie la note réécrite par ses équipes en lui expliquant que la DGS maintient son opposition à l'autorisation de la microfiltration à 0,2 micron.

Pourtant, le 28 septembre 2022, la note est transmise par Isabelle Epaillard à Cédric Arcos, au cabinet Matignon, avec le seuil de 0,2 micron. Interrogée par Cédric Arcos : « Concernant la préconisation finale sur la technique de filtration, me confirmes-tu que la DGS est bien en phase ? », Isabelle Epaillard répond : « Oui c'est vu avec eux ». Devant la commission la directrice de cabinet de la ministre déléguée à l'organisation territoriale et aux professions de santé, a plaidé l'erreur sur l'identité de la note dont elle parlait. Erreur ou pas, le résultat est là : l'opposition claire de la DGS à la microfiltration à 0,2 micron n'a pas été relayée par Isabelle Epaillard auprès du cabinet de la Première ministre.

Intrigués par cette apparence de changement de pied de la DGS, le président et le rapporteur de la commission ont interrogé Jérôme Salomon, alors directeur général de la santé. Voici un extrait de cet échange :

« M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je reformule notre question : Quand Mme Epaillard dit « Oui, c'est vu avec eux », en fait, cela n'a pas été vu vous.

M. Jérôme Salomon. - Ce n'est pas vu avec moi, c'est la seule chose que je peux dire. (...) je me souviens d'avoir effectivement très bien travaillé avec le cabinet pour leur donner notre point de vue. Lorsque les services donnent un avis, les cabinets peuvent décider autrement. Heureusement que c'est la vie quotidienne des cabinets. En tout cas, nous n'avons pas changé de position du jeudi après-midi au vendredi matin. »


* 76 Sous-direction de la prévention des risques liés à l'environnement et à l'alimentation à la DGS.

* 77 Audition du 3 mars 2025.

* 78 Note signée par Virginie Cayré, alors directrice générale de l'ARS Grand Est à destination de Jérôme Salomon, directeur général de la santé, rédigée le 28 mars 2023 et transmise à la commission d'enquête.

* 79 Une telle modification aurait toutefois dû être notifiée à la Commission européenne, ce qui obligeait alors au respect d'un statu quo de 3 mois minimum pendant lequel la Commission et les États membres se seraient prononcés sur son opportunité.

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