B. L'ANSES : UN REMPART QUI AURAIT PU FAIRE DAVANTAGE

Depuis août 2021, Nestlé Waters s'emploie à convaincre les administrations de la conformité à la règlementation de la microfiltration à 0,2 micron. Cela se traduit notamment par l'envoi de notes, dont la faiblesse des arguments scientifiques est soulignée par le directeur général de la santé, Jérôme Salomon dans un courriel du 10 novembre 2022 mentionné supra, qu'il conclut par la phrase suivante : « Afin de trancher de manière scientifique et technique, je saisis l'Anses sur l'impact de la filtration à 0,2 um sur la qualité d'une EMN. »

La direction générale de la santé sollicite donc l'avis de l'Anses le 23 novembre 2022 dans un courrier intitulé « Demande d'évaluation de l'impact d'une microfiltration avec un seuil de coupure inférieur à 0,8 micron sur le microbisme naturel d'une eau minérale naturelle ou eau de source ».

Plus précisément, comme indiqué supra, l'Agence est interrogée par Jérôme Salomon sur deux questions : « En dessous de quel seuil la microfiltration a-t-elle un impact sur le microbisme de l'eau ? Et la microfiltration avec un seuil de coupure de 0,2 micron a-t-elle un effet de désinfection de l'eau ? »

L'Anses répond à cette demande par un premier courrier du 16 décembre 2022 suivi d'un complément le 13 janvier 2023.

Bien que mis au courant du contexte de cette demande, et en particulier de l'insistance de Nestlé Waters à faire valider la microfiltration avec un seuil de coupure de 0,2 micron, l'Anses n'a pas validé une telle pratique.

Dans le courrier en réponse qu'elle adresse au directeur général de la santé le 16 décembre 2022, l'Anses rappelle que sur la base d'un avis de l'Afssa80(*) publié en 2001 qui résultait de l'analyse d'un dossier spécifique, les autorités avaient considéré comme acceptable la mise en oeuvre de dispositifs de filtration à un seuil de coupure de 0,8 micron dans les usines de conditionnement.

Après expertise du dossier, l'Afssa avait alors estimé que « le dispositif de filtration tangentielle ayant un seuil de coupure de 0,8 micron peut être utilisé pour le traitement d'eau de source et d'eau minérale naturelle avec l'objectif de retenir des particules présentes naturellement dans l'eau au captage ou celles résultant d'un traitement d'oxydation du fer ou du manganèse dissous, mais qu'il ne doit pas être utilisé pour rendre les caractéristiques microbiologiques des eaux conformes aux dispositions réglementaires ». Les administrations ont déduit de ces propos une « tolérance » à l'égard de la microfiltration à 0,8 micron.

Comme l'Igas dans son rapport, l'Anses alerte sur la fausse sécurisation procurée par une microfiltration à un seuil de coupure inférieur : « d'après les termes de la saisine de [la DGS], l'utilisation de dispositifs de filtration avec des seuils de coupure inférieurs à 0,8 micron est présentée par les industriels comme permettant d'assurer la sécurité sanitaire de l'eau embouteillée, sans qu'aucun élément de preuve ne soit apporté en support à cette affirmation ».

En conclusion, l'Anses considère, « en l'absence de dossier constitué que « les remarques et recommandations générales formulées dans l'avis (de 2001) sont toujours valables ». Elle rappelle à ce titre notamment que « les procédés de filtration ne doivent pas être installés avec l'objectif de modifier les caractéristiques microbiologiques des eaux. En particulier, ils ne devraient pas viser à corriger une insuffisance de qualité initiale ».

Pour autant, l'Anses n'a pas demandé que soit constitué un dossier lui permettant d'analyser tous les aspects de cette question et, de ce fait, est contrainte de répondre sur la base d'un avis vieux de plus de vingt ans. Selon Matthieu Schuler, directeur général délégué du pôle « Sciences pour l'expertise » de l'Anses, entendu par la commission, « dans le courrier du 16 décembre 2022, nous exploitons des connaissances existantes, nous n'avons pas, comme l'Afssa en 2001, réuni un collectif d'experts, nous avions un temps court pour travailler et peu de données pour documenter la question scientifique consistant à déterminer si, en dessous de 0,8 micron, il existerait un seuil de coupure qui n'affecterait pas le microbisme de l'eau.

« Ce que nous avons fait à ce moment-là, c'est rappeler d'une part les travaux de 2001, indiquant qu'à 0,2 micron, voire déjà à 0,4 micron, l'absence d'impact était tout à fait douteuse et, d'autre part, l'existence, depuis l'entrée en vigueur de la directive européenne de 2009, d'une liste des traitements compatibles avec l'appellation d'eau minérale naturelle ainsi que d'un mécanisme pour autoriser de nouveaux traitements. »

Sur la question de la microfiltration à 0,2 micron, l'avis de l'Anses indique, en évoquant un cas qui lui a été soumis par le cabinet santé, « que l'eau brute d'un des captages présente une contamination en bactéries coliformes et en entérocoques, laquelle n'apparaît plus après une microfiltration à 0,2 micron, ce qui constitue une action assimilable à une désinfection ». Ce constat « qu'une microfiltration si fine peut s'apparenter à une désinfection » a été réitéré par le directeur général de l'Anses, Benoît Vallet, lors de son audition par la commission d'enquête.

L'Anses évoque également dans son avis, mais seulement en annexe, un document datant de 2009 qui émane de l'Aesan (agence espagnole homologue de l'Anses). Ce document indique en conclusion que la filtration avec un seuil de coupure inférieur à 0,4 micron ne peut avoir d'autre but que la désinfection d'une eau minérale naturelle.

L'avis de l'Anses rappelle, nous l'avons vu, que les procédés de microfiltration ne doivent pas être installés avec l'objectif de modifier les caractéristiques microbiologiques des eaux. En particulier, ils ne doivent pas viser à corriger une insuffisance de qualité initiale des eaux brutes, à savoir le critère de « pureté originelle » sur laquelle se fonde l'autorisation préfectorale d'exploiter et conditionner une source d'eau minérale naturelle.

Toutefois, il aurait gagné à être beaucoup plus direct et explicite pour éviter de laisser subsister une forme d'ambiguïté que l'industriel n'a pas manqué d'exploiter.

Ainsi, Matthieu Schuler, directeur général délégué du pôle « Sciences pour l'expertise » de l'Anses, interrogé sur le fait de savoir si une microfiltration à 0,2 micron était assimilable à une désinfection et, de ce fait, interdite sur les eaux minérales naturelles, a répondu à la commission d'enquête que « le fait de trancher entre l'interdiction ou l'autorisation relève de l'autorité de gestion du risque, donc du ministère de la santé. Ce que nous indiquons dans notre avis, c'est qu'en dessous de 0,4 micron, nous ne sommes plus dans une situation où l'on peut affirmer qu'il n'y a pas d'impact sur le microbisme de l'eau ».

Relancé sur la question de savoir si une telle eau pouvait encore être considéré comme un eau minérale naturelle, il a indiqué : « c'est difficile de répondre par oui ou par non, cela dépend des délimitations que l'on fixe au champ des eaux minérales naturelles, de la définition de cette eau. La directive européenne de 2009 liste les traitements autorisés. Ensuite, l'Afssa s'est prononcée en 2001 pour dire qu'à 0,8 micron, l'impact était limité, et nous considérons aussi qu'en dessous de 0,4 micron, l'impact n'est plus limité ».

Ce refus de s'engager de manière plus explicite, de dire les choses avec plus de forces et de clarté a laissé trop de marges aux cabinets ministériels qui, soumis au chantage à l'emploi de l'industriel, n'ont pas tiré toutes les conséquences de l'avis de l'Anses, voire en ont adopté une lecture biaisée.

Benoît Vallet tend à minimiser lui-même la valeur de l'avis de son agence, puisqu'il a indiqué à la commission que « quand l'autorité administrative nous a sollicités sur l'impact d'une microfiltration, nous avons répondu non pas avec des données nouvelles, mais avec des données anciennes qui avaient été proposées à l'époque pour un dispositif très spécifique, et l'autorité administrative en a fait l'usage qu'elle souhaitait en faire ». Autant dire que le sentiment du rapporteur est que si l'Anses a bien rappelé sa position historique sur la microfiltration, elle aurait pu faire davantage, eu égard à la gravité du sujet, en demandant notamment la constitution d'un dossier, et des délais supplémentaires pour donner plus de force à son avis.

Dans les faits, ce dernier a clairement été interprété abusivement au ministère de l'industrie dans un sens favorable à l'industriel.

Adrienne Brotons, directrice de cabinet du ministre de l'industrie Roland Lescure, a ainsi affirmé à la commission : « nous comprenons de ces avis que l'impact sur le microbisme de l'eau doit être étudié au cas par cas, puisque l'Anses ne donne pas une réponse de portée générale sur l'impact d'une filtration inférieure à 0,8 micron. Nous avons cherché à établir une règle nationale générale en nous appuyant sur l'expertise de l'Anses. Nous nous sommes rendus compte, à la suite de ses avis, que l'analyse de la désinfection ne pouvait être faite que localement, au cas par cas, par les ARS et, le cas échéant, avec l'appui de l'Anses ».

Ainsi, le cabinet industrie s'est appuyé sur la prudence excessive de l'Anses pour expliquer que, certes, l'Anses avait mis en évidence un cas où la microfiltration à 0,2 micron désinfectait l'eau, mais qu'il n'était soi-disant pas possible de généraliser ce constat, véritable sophisme qui conduisait le cabinet industrie à préconiser l'autorisation de la microfiltration en dessous de 0,8 micron et, dans les faits, à 0,2 micron !

Par la suite, l'Anses n'a pas été tenue au courant des suites données à ses avis. Puisque Benoît Vallet indiquait lui-même lors de son audition que « nous n'avons pas été informés de cette concertation interministérielle dématérialisée, et je ne sais pas s'il y a eu une préparation des services pour aider les ministères. La concertation interministérielle, ses conclusions, les éléments qui seront utilisés ensuite, tout cela nous échappe et nous n'en avons pas eu connaissance. Nous sommes informés beaucoup plus tardivement que cette réunion a eu lieu, mais nous n'en connaissons pas les conclusions écrites ni les conséquences sur les sites - personnellement, je ne le sais toujours pas ».

Et pourtant, cet arbitrage a eu des conséquences très importantes.

Les éléments recueillis par la commission conduisent à regretter que l'Anses n'ait pas adopté une position plus affirmée, quitte à demander un nouveau délai pour rendre son avis à son commanditaire. Interrogée sur ce point l'agence donne la réponse suivante : « L'Anses n'a pas sollicité de délai complémentaire, car elle n'a pas identifié qu'un prolongement limité du délai aurait permis une réponse plus complète. Formuler un avis documenté et sur une analyse plus approfondie, par ex. pour préparer une sollicitation européenne du caractère conforme d'un traitement aurait nécessité un travail long, mobilisateur de moyens, et non définitif au regard de la directive EMN. De plus, à cette même période, le plan de travail de l'unité d'évaluation des risques liés à l'eau était lourdement chargé par d'autres saisines ayant trait à la sécurité sanitaire des eaux. ». En admettant qu'une étude approfondie nécessite davantage de temps et de moyens, il eut fallu que l'agence affirme nettement qu'elle n'était pas en mesure de répondre dans le délai fixé pour éviter que ceux qui y avait intérêt ne se servent de ses avis comme d'un blanc-seing.

Le plus troublant est probablement la phrase de conclusion de l'avis : « Au final, les éléments présentés ci-dessus conduisent à vous proposer la clôture de cette saisine ». Ceci alors même que l'Anses notait quelques lignes plus haut : « L'Agence considère de plus qu'une approche plus approfondie nécessiterait de disposer (...) d'informations concernant les dispositifs actuellement utilisés dans les usines de conditionnement, des conclusions de l'enquête de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes menée en 2021 (...), ainsi que de celles de la mission de l'Inspection générale des affaires sociales qui avait auditionné l'Agence au cours du premier semestre 2022. ». À l'évidence le dossier n'était pas clos. Il ne l'est d'ailleurs toujours pas, l'impact de la microfiltration à 0,2 microns ne faisant pas l'unanimité.


* 80 L'agence française de sécurité sanitaire des aliments - laquelle a fusionné avec l'Afset, en 2010, pour donner naissance à l'Anses.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page