C. L'ABSENCE REMARQUÉE DES MINISTÈRES DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE ET DE LA CONSOMMATION
Si certains acteurs se sont sans doute plus impliqués dans ce dossier qu'ils ne l'auraient dû d'autres ministères ont, au contraire, brillé par leur absence.
1. Le ministère de la consommation inexistant au sein de Bercy
S'agissant d'un dossier portant sur une fraude massive au consommateur, il aurait paru logique que le ministère chargé de la consommation s'empare de ce dossier au sein du ministère de l'économie.
Pourtant, il n'en a rien été.
Nestlé Waters a fait le choix de s'adresser au ministère de l'industrie, qu'il pensait certainement -et à raison- plus réceptif à ses arguments, et ce choix initial de l'industriel, que personne n'a songé à contester, a eu des effets majeurs, puisque c'est bien par la suite le ministère de l'industrie qui a eu continuellement la charge de ce dossier, plaidant avec constance dans le sens de l'industriel, comme cela a été montré précédemment.
Lors de son audition, Loïc Tanguy, conseiller en charge du dossier au cabinet des ministres de la consommation Alain Griset81(*) et Jean Baptiste Lemoyne82(*), a confirmé qu'il n'avait pas été associé à la réunion du 31 août 2021 et n'avait été informé de celle-ci qu'en prenant connaissance de la note de la DGCCRF en date du 14 septembre 2021.
Le cabinet du ministre en charge de la consommation assiste par la suite en spectateur aux échanges entre les ministères de l'industrie et de la santé et « valide », sans y être associé, le choix d'une saisine de l'Igas, car il s'agissait, selon Loïc Tanguy d'« approfondir la question du risque sanitaire, même si aucun risque ne semblait apparaître a priori », de « créer un cadre d'intervention conjoint des ARS, de l'Igas et du SNE de la DGCCRF » et de « faire un large diagnostic de l'ensemble du secteur ». Selon lui, la DGCCRF suspectait que les pratiques frauduleuses pouvaient être généralisées et « il était donc particulièrement opportun de faire toute la lumière sur cette affaire et qu'une mission puisse couvrir les différentes entreprises du secteur et dresser un panorama complet de la situation ».
Ainsi donc, le ministère chargé de la consommation, apprenant qu'il existait des fraudes, attestées et même signalées par l'industriel lui-même, fait le choix exclusif de l'enquête confidentielle et absolument pas le choix de l'information du public.
L'option qui prévaut est donc de continuer à faire boire aux Français pendant de longs mois et même plusieurs années, de manière dissimulée, de l'eau dont les pouvoirs publics savaient désormais qu'elle n'était pas de l'eau minérale naturelle puisqu'elle était traitée, comme l'eau du robinet.
Par la suite, une fois le rapport Igas remis et les échanges interministériels sur le dossier Nestlé Waters relancé à l'automne 2022 autour de la question de la microfiltration, le ministère chargé de la consommation disparaît totalement des radars, le dossier n'étant plus traité que par le ministère de l'industrie et celui de la santé.
Ainsi, Jérôme Vidal, qui a remplacé Loïc Tanguy, cette fois auprès d'Olivia Grégoire83(*), a indiqué à la commission d'enquête qu'il avait participé à la réunion interministérielle du 21 juillet 2022, tenue après le contact Nestlé-secrétaire général de l'Élysée, mais que « depuis cette réunion (...), je n'ai eu aucun autre échange avec d'autres cabinets ministériels, ni avec l'entreprise Nestlé elle-même, à l'exception d'un unique rendez-vous organisé au printemps 2023, dans le cadre du dossier relatif à la baisse des prix devant bénéficier aux consommateurs et à la grande distribution, lors de la réouverture des négociations commerciales, sur le volet Egalim ».
Les réponses d'Olivia Grégoire, ministre déléguée en charge de la consommation de juillet 2022 à septembre 2024, au questionnaire de la commission d'enquête sont accablantes : « Je n'ai, en tant que ministre déléguée, pas été informée d'un dossier « Nestlé Waters », ni par mon cabinet, ni par l'entreprise, ni par un autre ministre. Je n'ai reçu aucun élément de la part de mon prédécesseur. »
C'est ainsi que ni la ministre chargée de la consommation, ni son cabinet, n'ont été associés à la concertation interministérielle dématérialisée (CID) des 22 et 23 février 2023. Le plus surprenant est que l'ancienne ministre ne s'en étonne pas. Interrogé sur les raisons qui pouvaient justifier son exclusion du dossier, elle répond : « Je crois que dans ce dossier, dans la mesure où les enquêtes étaient en cours, le volet « consommation » était bien traité. S'il s'agit d'une fraude massive au détriment du consommateur, la Justice est ou sera saisie et comme dans toute fraude avérée, les responsables seront sanctionnés. »
Au final, alors qu'il avait une responsabilité de défense du consommateur plus importante que celle du ministère de l'industrie, le ministère chargé de la consommation a systématiquement semblé absent ou à la remorque du dossier, mis en copie de mails, sans arbitrage politique des ministres successivement en charge de ce portefeuille.
Si l'absence des ministres de la consommation interroge sur leur capacité de décision, mais aussi de discernement sur la gravité d'un dossier, cette situation déplorable conduit aussi à s'interroger d'un point de vue structurel sur le positionnement du ministre de la consommation au sein de Bercy, où il court le risque de voir sa mission, protéger et défendre le consommateur, être parasitée par d'autres considérations, comme les intérêts des industriels, portées par des branches plus puissantes ou plus actives du ministère.
2. Une direction de l'eau et de la biodiversité déconnectée
Au cours de ses auditions, la commission d'enquête a pu constater à son grand étonnement que le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires n'avait jamais, à aucune étape, été associé aux travaux menés en interministériel sur le dossier Nestlé Waters.
Pourtant, la direction de l'eau et de la biodiversité de ce ministère est la direction d'administration centrale chargée de la conception des politiques publiques en matière de protection de l'eau et de la biodiversité. Elle est à la tête du réseau déconcentré des directions départementales des territoires (DDT) et de la mer (DDTM), qui officient auprès des préfets de département au titre de la police de l'eau.
Comme le rappelait sa directrice, Célia de Lavergne, lors de son audition, elle porte « deux enjeux majeurs liés au sujet [de la commission d'enquête]. Le premier est celui du forage, la qualité de réalisation d'un forage garantissant la protection de la ressource en eau. Le second est celui du prélèvement, avec la fixation de plafonds maximum de volumes autorisés pour garantir la soutenabilité des prélèvements ».
Pourtant, personne n'a songé à informer la direction de l'eau et de la biodiversité de l'entretien du 31 août 2021 entre Nestlé Waters et des membres du cabinet de la ministre de l'industrie de l'époque, Agnès Pannier-Runacher, ni à associer le ministre de la transition écologique à la signature de la lettre de mission de l'Igas signée le 19 novembre 2021.
Et, par la suite, ce ministère et sa direction de l'eau n'ont jamais participé aux échanges entre cabinets ou entre directions sur ce dossier, le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires n'ayant même pas été destinataire de la concertation interministérielle dématérialisée des 22 et 23 février 2023 sur la qualité des eaux embouteillées dans les Vosges et le Gard, ce qui témoigne d'un travail en silo particulièrement préoccupant alors qu'il s'agissait d'une thématique qui le concernait très directement. En l'espèce, le rapporteur est frappé par un distinguo entre un volet quantitatif de la ressource en eau, qui relèverait de la direction de l'eau et de la biodiversité, et un volet qualitatif, qui dépendrait de la santé, les deux étant considérés comme n'ayant pas de rapport, ce qui est évidemment intenable.
De même, le rapporteur n'a pu qu'être surpris par le faible intérêt qu'a semblé marquer cette administration pour le contrôle concret, sur le terrain, des prélèvements dans les nappes. Interrogé sur son association à la gestion du dossier des eaux minérales, la directrice de l'eau et de la biodiversité avait seulement répondu : « Nous avons un rôle d'animation des services de police, plutôt autour de la mise en oeuvre du cadre réglementaire. Nous n'intervenons pas dans le traitement au cas par cas effectué au niveau départemental. À l'échelon national, la stratégie de contrôle a également compris la mise en place d'un comité interministériel, mais le sujet sur lequel vous travaillez n'y a pas été abordé. »
* 81 De juillet 2020 à décembre 2021.
* 82 Entre décembre 2021 et mai 2022.
* 83 Entre juillet 2022 et juin 2024.