D. UNE PERPLEXITÉ DE L'ÉTAT VIS-À-VIS DE LA MICROFILTRATION QUI DEMEURE ENCORE AUJOURD'HUI

1. Un déplacement du débat de l'absence de désinfection vers la question du seuil de microfiltration

Toute filtration autre que celle déjà prévue par les textes est interdite dans la mesure où elle serait susceptible de modifier le microbisme de l'eau. Seule existe une tolérance pour un seuil 0,8 micron, à la suite à l'avis de l'ex-Afssa du 29 novembre 2001, ainsi que des tolérances ponctuelles, extrêmement limitées, pour des objectifs « technologiques » mentionnés ci-dessus.

Or, les cabinets et administrations centrales qui ont eu à connaître du dossier Nestlé, à l'exception de la direction générale de la santé, ont suivi l'argumentation de l'industriel, qui consistait à déplacer la question de l'interdiction de tout traitement de filtration s'apparentant à de la désinfection sur celle du seuil à partir duquel la microfiltration pourrait être autorisée, Nestlé arguant notamment du fait que la microfiltration à 0,45 micron était autorisée en Espagne.

Dès le 31 août 2021, la présentation par Nestlé Waters de son plan de transformation au cabinet de la ministre déléguée chargée de l'industrie a insisté sur la nécessité de mettre en place une filtration à 0,2 micron au lien des traitements interdits. À l'évidence, cette microfiltration a pour objet de se substituer à la désinfection autrefois réalisée via les traitements interdits et illustre la dégradation de la ressource de Nestlé Waters en termes de pureté originelle. Pourtant, les cabinets ministériels se laissent piéger et entrent dans le débat en fixant comme seule condition que l'industriel apporte la preuve de l'absence d'altération du microbisme de l'eau, preuve qui ne sera jamais apportée.

2. Un dossier mystérieux de Nestlé sur la microfiltration qui se transforme en un simple feuillet

À plusieurs reprises, les représentants de Nestlé Waters ont affirmé avoir apporté aux autorités de l'État la preuve que la filtration à 0,2 micron ne modifiait pas le microbisme de l'eau. Cela avait déjà été le cas lors de la visite de l'usine de Vergèze par la commission d'enquête.

Dans une unanimité manifestement organisée, les directeurs d'usine ont tous affirmé à la commission que des dossiers avaient été transmis aux autorités. Ronan Le Fanic, directeur de l'usine Nestlé Vosges de juin 2019 à avril 2023, a indiqué que Nestlé avait fourni plus de 1 200 pages de documentation technique et scientifique à l'Igas et aux ARS, et aurait transmis un dossier technique à l'Igas le 4 mai 2022. Un dossier de 60 pages aurait été envoyé au préfet du Gard et à l'ARS Occitanie en avril 2024. Son successeur, Luc Desbrun, renchérit : « Nous avons fourni à ce sujet de nombreuses études aux administrations, nationales ou locales ». Philippe Fehrenbach, directeur de l'usine Nestlé de Vergèze de février 2021 à janvier 2025, a lui affirmé : « Nos experts ont d'ores et déjà transmis plusieurs études aux administrations, aux autorités ».

Lors de son audition, la présidente de Nestlé Waters, Muriel Lienau, insiste « Je peux vous faire parvenir les documents extrêmement complets que nous avons transmis à l'Igas, dont une étude prouvant, pour le site des Vosges, que le microfiltre 0,2 cartouche préserve la flore naturelle de l'eau qui se redéveloppe ensuite dans la bouteille. Nous avons partagé ce dossier, très complet, non seulement avec l'Igas, mais aussi avec les ARS Grand Est et Occitanie. »

Étrangement, en matière d'argumentaire en faveur de la microfiltration à 0,2 micron, la commission n'a jamais eu connaissance que d'une note blanche non signée, un recto-verso extrêmement succinct, difficile à considérer comme un dossier. Il semble que cette note ait été transmise le 4 novembre 2022 par Nicolas Bouvier, lobbyiste de Nestlé Waters, à Didier Jaffre, directeur général de l'ARS Occitanie, puis au cabinet du ministre de la santé, qui l'a renvoyée pour expertise à la DGS.

Face aux affirmations répétées des représentants de Nestlé Waters, la commission d'enquête a interrogé les administrations compétentes pour savoir ce qu'elles avaient reçu de cette entreprise.

La direction générale de la santé répond : « je vous confirme que Nestlé Waters n'a jamais adressé de dossier technique à la DGS. Les seuls documents en lien avec cette firme dont nous disposons nous ont été transmis par l'ARS Occitanie le17 novembre 2022. Il s'agit du plan de transformation de l'industriel assorti d'un argumentaire d'un acteur économique, non daté, non signé, portant sur la microfiltration à 0.2 micron. » Le directeur général, Grégory Emery poursuit : « Il ne s'agit pour moi ni d'un dossier technique ni d'une note scientifique. Ce document n'a par ailleurs jamais fait l'objet d'échange entre l'industriel et les services de la DGS ». Il faut ajouter que, dès sa réception, le professeur Salomon, alors directeur général de la Santé, avait écarté cette note pour manque de sérieux.

La réponse de l'Anses est éclairante : « Dans le cadre des saisines qui nous ont été adressées, nous n'avons jamais eu de relations directes avec des représentants de Nestlé Waters (NW). À la question « NW a-t-il formellement transmis un ou des dossiers à l'Anses ? », la réponse est non. À la question « l'Anses a-t-elle des informations de NW sur la microfiltration ? », la réponse est oui, postérieurement à la clôture de la saisine traitant de filtration, et dans un large lot d'informations relatives à l'analyse des différentes ressources. (...) Nous tenons à ajouter, pour éviter toute confusion, que les termes « dossier » ou « étude » utilisés par les représentants de NW durant leurs auditions nous paraissent abusifs pour désigner une présentation de type powerpoint ou fichiers excel et ne sauraient constituer les éléments suffisants pour répondre aux termes de dossier constitué ; (...) Si NW avait réellement souhaité que son dossier soit évalué et instruit, le groupe aurait pu faire valoir cette volonté au niveau adéquat auprès des commanditaires habilités à saisir l'agence. Cela aurait conduit à une saisine complémentaire, un amendement du contrat d'expertise ou une réouverture de l'expertise de 2022. »

Aucun élément écrit porté à la connaissance de la commission ni aucune déclaration des auteurs du rapport de l'Igas ne confirme que celle-ci ait effectivement réceptionné une telle preuve d'absence de modification du microbisme de l'eau.

Très récemment cependant, le 20 mars 2025, Nestlé a fait parvenir au préfet du Gard un dossier au soutien de ses demandes de modifications d'arrêtés préfectoraux afin d'autoriser le recours à la microfiltration à 0,2 micron. Le préfet du Gard a indiqué le faire expertiser par l'ARS. En tout état de cause, comme cela a été exposé plus avant, jamais Nestlé Waters n'a suivi la procédure prévue pour faire valider une nouvelle filtration.

3. Malgré les tentatives d'instrumentalisation de Nestlé Waters, l'absence encore aujourd'hui de norme autorisant la microfiltration à 0,2 micron

Face aux demandes des industriels, les autorités locales sont en attente d'un positionnement national sur la microfiltration, qui tarde à arriver. La clarification de la norme était d'ailleurs une des recommandations du rapport de l'Igas, rendu dès l'été 2022, compte tenu de la généralisation de la microfiltration à des seuils inférieurs.

Pourtant, ni la concertation interministérielle dématérialisée (CID) de février 2023 ni le rapport d'audit de la commission européenne de mars 202474(*) ne mentionnent un seuil à partir duquel la microfiltration serait réputée autorisée. Tandis que la CID autorise les préfets à prendre des arrêtés autorisant une microfiltration inférieure à 0,8 micron, sans préciser de seuil limite, le rapport de la commission européenne se contente de rappeler la non-conformité au droit européen de la microfiltration à 0,2 micron, sans pour autant prescrire un autre seuil qui, lui, serait conforme.

Des précisions ont récemment été données par la direction générale de la santé, sans pour autant conduire à la prise d'une norme de « droit dur ».

Le 21 octobre 2024, la directrice générale de l'ARS Grand Est a ainsi interrogé le directeur général de la santé, Grégory Emery, quant aux conditions d'usage de la microfiltration à un seuil de coupure inférieur à 0,8 micron. Ce dernier lui a répondu par un courrier du 31 octobre 2024, que cet usage n'est autorisé qu'à deux conditions :

- d'une part, sous réserve que l'exploitant démontre au préfet l'absence de modification du microbisme de l'eau ;

- d'autre part, en cohérence avec les autres États membres comme l'Espagne qui a fixé un seuil minimal à 0,45 micron, il n'est pas opportun d'autoriser des filtres ayant des seuils de coupure inférieurs.

Le 8 novembre, le directeur général de l'ARS Occitanie, à laquelle la réponse mentionnée ci-dessus avait été également transmise, a lui aussi demandé confirmation au directeur général de la santé. Ce dernier lui répond, le 28 novembre 2024, qu'aucun dispositif de microfiltration inférieur à 0,45 micron ne peut être utilisé pour la production d'eau minérale naturelle ou d'eau de source conditionnée, conformément à la règlementation européenne et française : lorsque des dispositifs de microfiltration avec seuils de coupure inférieurs à 0,45 micron sont utilisés, le préfet met en demeure l'exploitant de régulariser ses installations.

Une note de l'ARS Grand Est, en date du 11 décembre 2024, dédiée au dossier « Nestlé Waters Supply East » en vue d'une session de travail conjointe avec la préfecture des Vosges en présence du procureur de la République, le 13 décembre, explicite ce flou juridique. La note indique que l'ARS tire les conséquences de la prise de position du directeur général de la santé le 31 octobre puis le 28 novembre 2024, quant à la non-conformité d'une microfiltration inférieure à 0,45 micron : « les nouvelles demandes d'autorisation à 0,2 ne pourront donc pas être honorées, celles existantes doivent être retirées : il convient dès lors d'informer l'exploitant et de fixer un délai de retrait » ;« il conviendra de se coordonner avec l'Ars Occitanie sur ce point ». Selon l'ARS Grand Est, la préfète des Vosges a ainsi demandé à l'exploitant le retrait des filtres inférieurs à 0,2 micron sur le site d'Hépar le 13 décembre 2024.

Cependant, dans le Gard, au terme d'une étrange valse-hésitation, le préfet et le directeur général de l'ARS font preuve d'une réticence étonnante à appliquer strictement les instructions du directeur général de la santé vis-à-vis de l'absence de norme interdisant ou autorisant la microfiltration à un certain seuil.

Le 16 décembre 2024, l'ARS Occitanie transmet au préfet ses prescriptions et ses recommandations définitives à la suite de son inspection du site de Perrier le 30 mai 2024. Reprenant l'analyse du directeur général de la santé transmise le 28 novembre, le directeur général de l'ARS écrit alors au préfet : « je me permets d'attirer votre attention, à nouveau, particulièrement sur l'écart n° 4 qui avait conduit la mission d'inspection à considérer que les traitements de microfiltration à 0,2 micron utilisés sur l'ensemble du réseau de distribution d'eau minérale naturelle Perrier étaient non conformes aux exigences réglementaires. Ces traitements ont pour effet de modifier la composition de l'eau minérale naturelle. ». L'ARS propose donc un courrier au préfet afin qu'il demande le retrait, sous deux mois, des microfiltrations à 0,2 micron utilisées par Nestlé Waters dans le Gard, sur le site de Perrier.

Pourtant, dans une lettre commune du 14 janvier 2025, le préfet et le directeur général de l'ARS informent le directeur général de la santé que, sauf contre-indication, ne pouvant se fonder sur une note positive pour demander le retrait de la microfiltration à 0,2 micron, ils prévoient de demander à l'exploitant non pas de retirer les filtres à 0,2 micron, mais seulement de prouver qu'ils ne modifient pas le microbisme de l'eau. Ils écrivent ainsi : « en l'état actuel du droit et à la lecture des textes, les unités de microfiltration de 0,2 micron utilisées par Nestlé Waters ne sont nullement interdites. En effet, les traitements de l'eau minérale naturelle sont autorisés tant qu'ils sont connus des autorités compétentes (nationales et européennes), qu'ils ne présentent pas de danger pour la consommation, qu'ils sont efficaces et qu'ils ne modifient pas les caractéristiques microbiologiques de l'eau. Aucun seuil n'est mentionné par les textes nationaux et européens ».

Cette position est surprenante, car, à l'inverse, « les textes nationaux et européens » n'autorisent pas une microfiltration à 0,2 micron, mais sont fondés sur la logique de l'absence de traitement des eaux minérales. Par ailleurs, nous avons vu, à de multiples reprises, que cette filtration était repoussée, par la direction générale de la santé, l'Anses, l'ARS Grand Est et la Commission européenne.

Par ailleurs, pourquoi avoir attendu janvier 2025 pour demander à l'exploitant de justifier que la microfiltration ne modifie pas le microbisme de l'eau, alors même que c'est l'argument qui est utilisé depuis 2021 pour justifier de sa conformité avec la règlementation ?

La valse-hésitation s'est prolongée puisque le 7 mai le préfet, revenant sur sa lettre du 14 janvier, a enjoint Nestlé de retirer sous deux mois les filtres à 0,2 micron : « Il ressort en effet des analyses de l'ARS Occitanie que ces traitements modifient les caractéristiques microbiologiques de l'eau, en contradiction avec la réglementation applicable à la production d'eau minérale naturelle ». La commission prend acte de cette décision en relevant qu'elle ne signifie pas la fin de Perrier. Il est de la responsabilité du groupe Nestlé de prendre les mesures nécessaires pour faire en sorte que ses eaux soient à nouveau en capacité de recevoir l'appellation d'eau minérale naturelle en étant, cette fois, transparent sur ses modes de production. L'expérience de « Maison Perrier », à base d'eau traitée et qui n'a donc plus le droit à cette appellation mais manifestement prospère, montre qu'un avenir existe pour le site de Vergèze.

Le besoin de clarification de la réglementation ne s'arrête en outre pas au Gard et aux Vosges. Dans d'autres départements et régions, des industriels demandent à recourir à une microfiltration à 0,2 micron. L'attitude des autorités à ce sujet est loin d'être homogène, traduisant un besoin urgent de précision de la règlementation.

La directrice générale de l'ARS Bretagne, Élise Noguera, a ainsi affirmé devant la commission d'enquête75(*) qu'en 2021, l'exploitant de la société des eaux de source de Paimpont (SESP) du Groupe Intermarché a déclaré l'utilisation d'un micro filtre à 0,2 micron, malgré l'absence de mention d'un tel traitement dans l'arrêté d'autorisation d'exploitation. Au lieu de demander le retrait du filtre à cette date, l'ARS a alors « sollicité la direction générale de la santé sur l'utilisation et la possibilité d'utiliser cette microfiltration à 0,2 micron ». C'est seulement le 14 février 2025 qu'il a été demandé à l'exploitant, par un courrier du directeur départemental d'Ille-et-Vilaine, de « repenser » sa filière de traitement de l'eau : dans le cas où le seuil de microfiltration utilisée devait être inférieur à 0,8 micron, le dossier déposé devrait notamment « apporter les éléments démontrant l'absence de modification du microbisme de l'eau, par la production d'analyses physico-chimiques et microbiologiques au point de captage de l'eau d'une part et, avant et après le module de filtration d'autre part. »

Comme le préfet du Gard, l'ARS Bretagne s'est appuyée, non pas sur le seuil de 0,45 micron mentionné par le directeur général de la santé le 28 novembre 2024, mais sur la notion de pureté originelle qui suppose l'absence de modification du microbisme de l'eau. Pourtant, la même ARS Bretagne a indiqué à la commission d'enquête lors de la même audition être dans l'incapacité de contrôler elle-même l'absence de modification de ce microbisme, ne disposant pas des données « amont/aval ».

À l'inverse, dans le Puy-de-Dôme, la délégation départementale de l'ARS Auvergne-Rhône-Alpes a tiré les conséquences de la position prise par la direction générale de la santé, même en présence d'une autorisation d'exploitation mentionnant cette microfiltration à 0,2 micron : le 27 janvier 2025, elle a demandé à l'entreprise Hydroxydase, qui utilise des filtres à 0,2 micron, de remplacer ses filtres par des filtres au seuil minimal de coupure de 0,45 micron. Le courrier de l'ARS mentionne néanmoins que « si cette décision venait à remettre en question votre activité, il vous appartient de justifier, au travers d'une demande d'autorisation spécifique, de la mise en oeuvre d'autres procédés en documentant notamment l'impact d'une microfiltration à 0,45 micron sur le microbisme de l'eau et sa nécessité dans le cadre de votre process. Votre dossier justificatif sera soumis à l'appréciation de la direction générale de la santé. »

En Savoie, également le 27 janvier 2025, c'est cette fois-ci le préfet qui a adressé, non pas un simple courrier, mais une mise en demeure à l'exploitant de la société des eaux d'Aix les Bains (SEAB) à Grésy-sur-Aix de retirer tous les microfiltres inférieurs à 0,45 micron - non mentionnés dans l'arrêté d'autorisation -et de justifier l'utilisation de filtrations inférieures à 0,8 micron.

Face à ces différences notables, qui portent autant sur les procédures que sur le contenu des demandes adressées par les autorités aux industriels, il est temps, aux yeux du rapporteur, de clarifier la situation en inscrivant dans la règlementation les préconisations en termes de seuil du directeur général de la santé.


* 74 Rapport final d'un audit réalisé en France du 11 au 22 mars 2024 afin d'évaluer le système de contrôles officiels relatifs aux eaux minérales naturelles et aux eaux de source, DG(SANTE)2024-8144, 13 août 2024.

* 75 Audition du mardi 4 mars 2025.

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