III. UN ÉTAT LOCAL LAISSÉ LIVRÉ À LUI-MÊME ET MAL ARMÉ FACE À L'AMPLEUR DES PRÉOCCUPATIONS SANITAIRES, ENVIRONNEMENTALES ET ÉCONOMIQUES LIÉES AUX PRATIQUES FRAUDULEUSES
A. LE DÉSENGAGEMENT DE L'ÉTAT CENTRAL DE LA MISE EN oeUVRE CONCRÈTE DU PLAN DE TRANSFORMATION DE NESTLÉ WATERS
1. Dans les Vosges
Dans les Vosges, les orientations de la CID des 22 et 23 février 2023 ne répondent que partiellement aux interrogations des autorités locales.
D'une part, la suspension des forages « Thierry Lorraine » et « Belle Lorraine » de Contrex fin novembre 2022, et la décision de suspendre le forage Essar d'Hépar du 16 février 2023, ont toutes deux résolu la nécessité de recourir à des traitements de microfiltration de nature à s'apparenter à de la désinfection.
La question restait toutefois pendante au 22 février 2023 pour les sources « Peulin » (Hépar), « Ermitage » (Hépar) et « Grande Source captage référence « (Vittel)87(*), où la microfiltration à 0,2 n'était pas autorisée dans les arrêtés préfectoraux en vigueur à la date du contrôle diligenté par l'ARS Grand Est88(*).
Des arrêtés préfectoraux modificatifs du 4 juillet 2023 ont finalement autorisé le recours à des filtres à 1,2 et à 0,45 microns pour les seules sources de Vittel89(*).
S'agissant d'Hépar, Nestlé a également déposé une demande de modification des arrêtés préfectoraux pour autoriser le recours à la filtration à 0,2 microns, qui est toujours en cours d'instruction par les services de l'ARS Grand Est, comme l'a indiqué à la commission Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'ARS, depuis juin 2024.
2. Dans le Gard
Dans le Gard, les orientations de la CID des 22 et 23 février 2023 ne répondent pas non plus aux interrogations des autorités locales.
Ces dernières avaient pourtant déjà été exprimées par Didier Jaffre, directeur général de l'ARS : dès le 12 décembre 2022, il sollicite par courriel le cabinet de la ministre Agnès Firmin-Le Bodo, en vue d'un positionnement sur la microfiltration à 0,2 micron et d'un arbitrage sur le retrait immédiat des traitements interdits ou la gestion d'une dérogation en 2023.
Or, à l'issue d'une réunion du 28 mars 2023 organisée spécifiquement sur le thème des suites données au compte-rendu de la CID, il réitère, le 30 mars, avec la préfète du Gard, ses interrogations auprès des cabinets des ministres chargés de la santé et de l'industrie. Directeur général de l'ARS et préfète indiquent tous deux à la directrice de cabinet de la ministre déléguée chargée de la santé, Isabelle Epaillard, qu'ils ne préconiseront pas de dérogation à la règlementation. Ils sollicitent des propositions de scénarii de la part de l'échelon central.
La préfète du Gard demande également à Mathilde Bouchardon, conseillère au cabinet de la ministre de l'industrie, la communication du plan de transformation de Nestlé Waters - qu'elle n'avait pas encore obtenu, alors que c'est sur ce document que se fondent les actions tranchées dans le cadre de la CID. Ce plan de transformation soulève alors de nouvelles interrogations de la part des autorités locales.
Le 7 avril 2023, Didier Jaffre relève, dans un courriel à Isabelle Epaillard, que le plan de transformation transmis aux services déconcentrés et à l'ARS n'a pas été revu depuis septembre 2022. Il note : « si à la fin de leur plan de transformation ils seront conformes à la réglementation et au bleu, il n'en est rien pour la phase intermédiaire. Pendant cette période transitoire de réalisation des travaux du plan de transformation qui va durer entre 12 et 18 mois, [Nestlé Waters] n'envisage en aucun cas de retirer les traitements par charbon actifs et par UV. » Didier Jaffre en conclut : « Dès lors [Nestlé Waters] n'est pas en conformité avec la réglementation européenne et ne peut pas vendre une eau dite minérale naturelle, à l'exception des Etats-Unis. »
Pour autant, à la connaissance de la commission d'enquête, la poursuite de la production de Nestlé Waters pendant le maintien de ces traitements interdits s'est confirmée. Aucun scénario alternatif n'a été étudié ; aucune mesure n'a été prise pour assurer la conformité de l'exploitant à la règlementation durant la période dérogatoire.
Le rapporteur s'interroge : les cabinets à l'oeuvre dans la préparation de la CID pensaient-ils que Nestlé retirerait les traitements du jour au lendemain ? Ou ont-ils tacitement autorisé une dérogation sur plusieurs mois en laissant les autorités locales en première ligne ?
Le 21 avril 2023, à la demande de la préfète du Gard, Nestlé Waters lui transmet le plan de transformation du site complété par rapport à sa version de septembre 2022. Une réunion sur ce plan a alors lieu le 2 juin 2023 à la délégation départementale du Gard de l'ARS Occitanie, impliquant les services de l'État, l'ARS, mais aussi Nestlé Waters. Cette réunion acte la transformation de l'exploitation en reprenant toutes les étapes prévues par Nestlé Waters.
La production serait bien séparée en deux flux :
- d'une part, les forages Romaine III et Romaine V seront dédiés à la production de boisson rafraîchissante sans alcool, à partir d'une eau traitée, sous la désignation commerciale « Maison Perrier », commercialisée sans la mention d'étiquetage d'eau minérale naturelle - en effet selon l'Anses90(*), entre janvier à fin mai 2023, les forages Romaine III et V ont présenté des taux de non-conformité de 23 et 27 % ;
- d'autre part, un nouveau mélange d'eau minérale naturelle sera exploité à partir des forages Romaine IV, IV bis, VI, VII et VIII - bien que l'ARS exprime ses réserves sur la qualité des eaux brutes de Romaine VIII.
Dans son principe, l'autorisation de la microfiltration à 0,2 micron est également accordée. Il est alors écrit noir sur blanc dans le compte-rendu de la réunion : « les traitements de microfiltration à 0,2 micron seront intégrés dans les nouveaux arrêtés d'autorisation ».
Tandis que la microfiltration serait mise en place sur les deux flux de production, les traitements au charbon actif et les lampes UV seraient maintenus exclusivement pour les eaux utilisées dans le cadre de la production des boissons « Maison Perrier ».
Ce qui est appelé sobrement la « gestion de la période intermédiaire » désigne en réalité la période transitoire pendant laquelle Nestlé Waters continue d'être en infraction par rapport à la règlementation. Durant cette période, il est demandé à Nestlé Waters de transmettre les éléments suivants :
- un suivi de la qualité des eaux brutes des trois dernières années,
- les dates retenues pour le retrait des traitements de désinfection au charbon actif et aux lampes à UV, et pour le déploiement des microfiltres à 0,2 micron,
- l'analyse des paramètres du nouveau mélange d'eau minérale naturelle,
- l'inclusion du risque virologique dans les paramètres de surveillance - puisqu'il n'est pas maîtrisé par les filtres.
Enfin, il est prévu que d'ici 2027, Nestlé Waters explore le recours à de nouveaux forages, sous réserve de l'accord de principe de la DDTM et de la Dreal.
* 87 Rapport établi à la suite de la présentation par NWSE de son plan de transformation par l'ARS Grand Est en date du 1er juillet 2022, p. 5 et 6
* 88 Soit l'arrêté préfectoral n° 365/2012/ARSDT88/VSSE du 30 novembre 2012 portant autorisation d'exploiter l'eau du captage « Bonne Source » sous la dénomination Vittel, l'arrêté préfectoral n° 2013-0270 du 19 avril 2013 portant autorisation d'exploiter les captages « Grande Source » sous la dénomination Vittel.
* 89 Arrêté n° 2023-3461/ ARS/ DT88/ VSSE concernant Vittel « Bonnes sources », arrêté préfectoral n° 2023-3460/ARS/DT88/VSSE concernant Vittel « Grandes sources ».
* 90 Note d'appui scientifique et technique de l'Anses, 16 octobre 2023, transmise à la commission d'enquête.