E. L'ARBITRAGE FAUTIF AU SOMMET DE L'ÉTAT

1. Le cabinet de la Première ministre arbitre en faveur de l'industriel contre la direction générale de la santé

À Matignon, le dossier Nestlé Waters est suivi de très près par Victor Blonde, conseiller technique participations publiques, consommation et concurrence au cabinet du Premier ministre et à la Présidence de la République, ainsi que par le conseiller santé de la Première ministre, Cédric Arcos.

Le dossier est signalé en préparation d'un entretien que le Secrétaire général de l'Élysée, Alexis Kohler, accompagné de Victor Blonde, doit avoir, dans le cadre du sommet Choose France, avec le PDG de Nestlé Mark Schneider, le 11 juillet 2022.

Selon Victor Blonde, le dossier est alors présenté à Matignon et à l'Élysée dans les termes suivants par un mail de la directrice générale de la DGCCRF daté du 8 juillet 2022 : « Usine Nestlé Waters dans les Vosges ayant fait l'objet d'un audit par la mission Igas (production Vittel, Contrex et Hépar) ; constat de la pratique de filtration et discussions avec l'industriel sur la mise en conformité. La mission ne relève aucun enjeu de sécurité sanitaire. »

À la suite de l'entretien de Choose France une réunion interministérielle, qui se tient le 21 juillet 2022, est organisée par Victor Blonde pour partager largement l'information, alors que les nouveaux cabinets se constituent à la suite des élections présidentielles et législatives, et que le rapport Igas est sur le point d'être remis.

Lors de son audition, le conseiller santé de la Première ministre Cédric Arcos indique que « cette réunion a permis d'aborder divers sujets, dont celui de Nestlé Waters, sous un angle principalement industriel. J'ai alors appris que l'affaire remontait à 2021, qu'une enquête de la DGCCRF et du service national des enquêtes avait été diligentée, et qu'une mission de l'Igas était en cours. Nous avons également été informés qu'un article 40 était en préparation par l'ARS Grand Est au motif de fraude ».

Selon Cédric Arcos, cette réunion et les suivantes auquel il a participé ont toujours écarté l'existence d'un possible risque sanitaire.

Il a ainsi expliqué lors de son audition que : « dès ce premier échange, il est apparu que ce dossier n'était pas nouveau et qu'il ne s'agissait pas d'un problème de risque sanitaire. Il s'agissait plutôt un dossier de fraude d'un industriel concernant l'eau vendue dans les bouteilles » ou bien encore « je tiens à insister sur un point crucial qui a guidé notre approche. À chaque étape, dans tous les documents et discussions, il n'a jamais été question d'un risque sanitaire pour les consommateurs. Au contraire, la filtration aurait même pour effet de renforcer la sécurité sanitaire des eaux. Le problème résidait dans le fait que le produit ne correspondait pas à ce qui était qualifié aux consommateurs. »

À la lecture du rapport de l'Igas, qu'ils se procurent en marge de la réunion du 21 juillet, les conseillers de Matignon estiment qu'il existe un flou juridique résultant de la législation en vigueur sur le sujet précis des microfiltrations, et constatent que l'ampleur réelle des pratiques non réglementaires des minéraliers est estimée à au moins 30 %.

Matignon identifie également, comme le ministère de l'industrie, un risque sur le plan de l'emploi, à savoir que l'entreprise utilise cette crise pour justifier une restructuration en cours de son site des Vosges - cette restructuration impliquant alors une réduction d'effectifs de 130 personnes, en raison du ralentissement du marché allemand des eaux minérales. Toujours selon Victor Blonde, « nous avons eu des remontées du ministère sur le potentiel impact. La première alerte à ce sujet est venue du Préfet des Vosges, à travers un courrier du 8 juillet 2022 adressée à la Première ministre et à son cabinet, au ministère de l'intérieur et au ministère de l'économie. Il s'agissait, dès le début, d'une donnée du dossier ».

En revanche, les conseillers ont manifestement une lecture cursive du rapport de l'Igas s'agissant du risque sanitaire, lequel rapport notait : « la microfiltration peut aussi être perçue comme une fausse sécurisation, la littérature scientifique indiquant que même un seuil à 0,2 micron ne peut être considéré comme un mécanisme de suppression de toute flore notamment virale.

En clair, la mise en place d'une filtration à 0,2 micron sur des eaux non conformes pourrait exposer les consommateurs à un risque sanitaire en lien avec l'ingestion de virus -- qui ne seraient pas retenus par un filtre à 0,2 micron -- ou de bactéries comme en atteste un épisode survenu en Espagne ».

Lors de deux rencontres avec les représentants de Nestlé Waters, dont Muriel Liénau, qui se tiennent le 2 août 2022 avec Victor Blonde, puis le 28 septembre en compagnie de son collègue en charge de la santé, Cédric Arcos, l'entreprise plaide en faveur de la filtration à 0,2 micron. Le 28 septembre 2022, toujours, les conseillers de Matignon reçoivent la note commune des cabinets industrie et santé, qui préconise d'autoriser Nestlé Waters à utiliser des filtres à 0,2 micron, sous réserve de la transmission d'une preuve de la qualité microbiologique de l'eau, y compris au plan virologique, et d'une preuve de l'absence d'impact de cette filtration sur les paramètres microbiologiques de l'eau. Preuve, soit dit en passant, qui ne sera jamais fournie.

Mais le 2 octobre 2022, Cédric Arcos reçoit une nouvelle note, cette fois ci émanant exclusivement du cabinet santé. Selon lui, celle-ci « modifiait sensiblement ses recommandations. Le niveau de filtration recommandé passait de 0,2 à 0,8 micron ». Tout se passe comme si le cabinet santé regrettait de s'être laissé entraîner par le cabinet industrie vers l'autorisation de la microfiltration à 0,2 micron.

Constatant ce revirement du cabinet santé, Cédric Arcos écrit à son collègue Victor Blonde que le cabinet santé « pense vraiment que quelque chose n'est pas clair dans l'attitude de l'industriel qui couplait un traitement UV et charbon avec un filtrage à 0,2 micron. Du coup, ils pensent qu'a minima il faut que l'industriel donne tous les éléments à l'ARS et que des contrôles soient réalisés pour s'assurer que les propriétés bactériologiques de l'eau sont bien intactes ».

À la suite de leur deuxième rendez-vous du 28 septembre avec Nestlé Waters et sur la base différentes notes communes ou séparées que leur avaient transmis les cabinets industrie et santé, les deux conseillers de Matignon Victor Blonde et Cédric Arcos adressent alors une note au directeur de cabinet de la Première ministre, Aurélien Rousseau, le 6 octobre 2022, dans laquelle sont rappelés les développements précédents du dossier Nestlé Waters avant d'en arriver à la question clef de la filtration à 0,2 micron que réclame Nestlé Waters pour mettre fin au traitement de ses eaux par charbon actif et par UV.

Les deux conseillers résument ainsi la position des ministères : « si le ministère de l'industrie est sensible aux difficultés économique rencontrés par les sites de Nestlé Waters (...) dès lors qu'aucun risque pour la santé n'a été identifié, le ministère délégué à l'organisation territoriale du système de santé considère pour sa part qu'une autorisation de filtration à 0,2 micron ne saurait être autorisée en l'état des données fournies par l'industriel et qu'elle constituerait par ailleurs un précédent national qui en serait pas sans effet collatéral ».

En conséquence, les deux conseillers préconisent justement de « demander à l'industriel de fournir sous un mois aux ARS concernées toutes les données permettant d'évaluer l'effet des mesures mises en place et notamment du filtrage à 0,2 micron sur la qualité microbiologique de l'eau ».

Et, effectivement, à la suite de la validation de cette note par le directeur de cabinet de la Première ministre, consigne sera donnée par les deux conseillers le 13 octobre 2022 aux ministères de l'industrie et de la santé de « demander à l'industriel de fournir sous un mois aux ARS concernées toutes les données permettant d'évaluer l'effet des mesures mises en place et notamment du filtrage à 0,2 micron sur la qualité microbiologique de l'eau ».

Comme il a été indiqué supra, l'industriel ne fournira jamais ces données, tandis que l'ARS Grand Est, la DGS et l'Anses affirmeront explicitement que la filtration à 0,2 micron a un effet sur la qualité microbiologique de l'eau et peut être assimilée à une désinfection.

Selon Victor Blonde, lors de son audition par la commission, « selon le ministère de la santé, les experts évoquaient un pouvoir désinfectant de la microfiltration en dessous de 0,2 micron. Entre 0,2 et 0,8 micron, il subsistait une part de flou et d'interprétation. Les autorités belges et espagnoles appliquaient un seuil de 0,4 ou 0,45 micron. En France, un certain nombre de dérogations préfectorales permettaient de descendre en deçà de 0,8 micron ».

Il en déduit qu'« il n'existe pas de mesure de droit positif interdisant formellement la microfiltration à 0,8 micron. Cette pratique n'était ni claire ni mise en oeuvre de manière uniforme ». Certes, mais les conseillers au cabinet de la Première ministre savaient qu'il n'existait pas davantage de « mesure du droit positif » autorisant une telle microfiltration, laquelle par nature ne pouvait que fragiliser la pureté originelle des eaux concernées, qui est au coeur de la définition d'une eau minérale naturelle.

Une première réunion de suivi du dossier avec les cabinets santé et industrie est organisée par les deux conseillers de Matignon Victor Blonde et Cédric Arcos le 1er décembre 2022. Elle donne lieu à la note du cabinet industrie présentée supra qui soutient sans nuance les positions de Nestlé Waters.

Après un nouveau retournement du cabinet santé, lors d'une réunion organisée le 16 février 2023, les ministères de l'industrie et de la santé expriment ensuite des avis convergents, qui vont dans le sens d'une autorisation de la microfiltration sous le seuil de 0,8 micron. Ce que confirme Victor Blonde : « personne n'a gagné ou perdu un arbitrage. La solution retenue a été élaborée conjointement avec les deux ministères concernés ». Sur cette base, les conseillers de Matignon font de cette position celle de l'État et prennent la décision d'autoriser une microfiltration sous le seuil de 0,8 micron.

Selon eux, ils ont été l'ultime niveau d'arbitrage sur ce dossier, la direction de cabinet étant tenue informée, mais pas la Première ministre, en revanche, qui ignorera donc l'existence d'irrégularités qui allaient affecter des millions de consommateurs depuis, puisque sont aujourd'hui encore vendues comme eaux minérales naturelles des eaux qui ne devraient pas avoir droit à cette appellation, en particulier du fait d'une microfiltration non prévue dans les arrêtés préfectoraux d'exploitation.

Cette décision importante ne fait donc l'objet d'aucune validation politique. Selon le conseiller santé Cédric Arcos, « aujourd'hui, avec l'ampleur prise par l'affaire et votre commission d'enquête, je comprends qu'il soit possible de s'interroger sur notre gestion du dossier. Cependant, à l'époque, nous n'avions pas le sentiment qu'il s'agissait d'une affaire nécessitant une intervention politique directe », notamment parce que les ministères avaient abouti, in fine, à une position commune.

La position validée par les deux conseillers de Matignon est ensuite « bleuie » pour clairement fixer la ligne de conduite à tenir par les administrations au cours d'une concertation interministérielle dématérialisée (CID) des 22 et 23 février 2023 dont le compte-rendu précise : « en réponse aux demandes de l'industriel et aux interrogations des autorités préfectorales et de l'ARS, et au regard d'une part des autres autorisations déjà accordées en France, et, d'autre part, de l'absence de norme empêchant ce niveau de filtration, confirme la possibilité d'autoriser par modification des arrêtés préfectoraux la pratique de la microfiltration inférieure à 0,8 micron ».

Lors de leurs auditions respectives, par un raisonnement spécieux, les deux conseillers techniques ont soutenu que cette décision n'autorisait pas Nestlé à recourir à la microfiltration à 0,2 micron alors qu'elle faisait référence à la possibilité de descendre en dessous de 0,8 micron et de valider un plan de transformation intégrant une filtration à 0,2 micron.

Ce bleu de CID constituait donc bien de toute évidence une validation implicite, mais transparente de la filtration à 0,2 micron. À la question de savoir pourquoi ils n'avaient pas eu recours à un outil simple pour rétablir l'ordre immédiatement, à savoir le déclassement des eaux, ce qui aurait permis de rétablir les droits de chacun et d'assurer la transparence requise, les deux conseillers ont répondu que telle n'avait pas été le point qu'ils avaient eu à trancher. Ils ont donc uniquement pris en compte la question que l'industriel leur posait, sans réellement s'interroger sur la meilleure solution à apporter du point de vue de l'intérêt général.

2. Que savait la présidence de la République ?

Compte tenu notamment du rôle dans le dossier des eaux minérales d'un conseiller partagé entre Matignon et Élysée, Victor Blonde, et de la découverte de courriels pouvant démontrer une intervention de la présidence de la République, le rapporteur a demandé, le 18 février 2025, au secrétaire général de l'Élysée les documents relatifs au traitement de ce dossier par la présidence. La commission a reçu un total de 74 pages de documents, ce qui démontre la densité des échanges Nestlé-Élysée. Le premier document dont nous ayons connaissance date du 8 juillet 2022 et le dernier du 17 janvier 2025.

Il apparaît à la lecture de ces documents que la présidence de la République a été approchée à plusieurs reprises par le groupe Nestlé et que le secrétaire général de la présidence la République a rencontré les dirigeants du groupe Nestlé et a été en contact avec eux sur la question des eaux en bouteille.

Ce niveau d'implication dans ce dossier justifiait pleinement la convocation du secrétaire général de l'Élysée par la commission d'enquête.

Mais celui-ci a fait le choix de se dérober, alors même que dans sa lettre de transmission des documents, en date du 19 mars dernier, il indiquait « ces documents n'ayant pas eu pour finalité d'éclairer le Président de la République en vue d'une prise de position de sa part, ni ayant été la transcription par ses collaborateurs d'une telle prise de position nous pouvons, au regard du principe de séparation des pouvoirs, vous les adresser ». En toute logique, s'expliquer sur des documents dont la communication n'allait pas à l'encontre de la séparation des pouvoirs ne pouvait altérer davantage cette séparation.

La commission d'enquête a considéré que la meilleure réponse à faire à la dérobade du secrétaire général de l'Élysée, était de rendre publics les documents sur lesquels il refuse de s'expliquer.

Leur diffusion sur internet, leur insertion en annexe de ce rapport ainsi que la lecture des principaux éléments lors de la réunion du 8 avril dernier, permettent de se contenter ici d'un résumé.

Ainsi qu'il a été indiqué supra, le secrétaire général de l'Élysée, Alexis Kohler, semble découvrir le dossier des fraudes de Nestlé Waters à l'occasion d'une rencontre avec le directeur général de Nestlé SA86(*) Mark Schneider, le 11 juillet 2022 à Versailles dans le cadre du sommet Choose France.

Victor Blonde, qui l'accompagnait et qui, rappelons-le, est conseiller à la fois à Matignon et à l'Élysée, réalise pour ses collègues du cabinet du président de la République un bref compte rendu par mail : « Nous avons vu le patron de Nestlé lundi à Choose France avec le Secrétaire général. Deux sujets de préoccupations : [...] le dossier Nestlé Waters (remise d'un rapport Igas cette semaine après enquête de la DGCRF mettant en évidence un usage trop important de traitement de filtration pour corriger la qualité des eaux Vittel Contrex et Hépar - avec de potentiels impacts sur les sites concernés et un enjeu de communication pour bien gérer la séquence ». Victor Blonde propose en conséquence d'organiser une réunion avec les ministères concernés « pour faire le point sur le dossier et bien coordonner l'action des ministères », réunion qui se tiendra le 21 juillet.

D'après les documents transmis à la commission d`enquête, c'est ensuite lui qui suit le dossier à Matignon en lien avec Cédric Arcos, ses collègues de la présidence de la République renvoyant vers lui lorsqu'ils sont sollicités.

Le secrétaire général de l'Élysée et le directeur de cabinet du président de la République sont destinataires d'abord du projet de compte-rendu puis du compte-rendu final de la concertation interministérielle dématérialisée (CID) qui se tient les 22 et 23 février 2023 et qui valide les orientations issues de la réunion interministérielle du 16 février 2023.

Le dossier rebondit à l'Élysée le 23 janvier 2024 quand Nicolas Bouvier sollicite le secrétariat d'Alexis Kohler pour que celui-ci joigne téléphoniquement, « dès que possible », Mark Schneider, directeur général du du groupe Nestlé, rencontré un an et demi plus tôt lors du sommet Choose France. La concomitance avec les premières révélations de la presse sur le dossier Nestlé Waters est flagrante. Alexis Kohler interroge les membres du cabinet sur les motifs de cette demande d'appel urgent et Victoire Vandeville lui répond « qu'après échange avec leurs équipes, le PDG de Nestlé souhaite évoquer avec toi son plan de transformation et l'impact de ce dernier sur les deux sites français, dans le contexte de l'enquête qui a été lancée par Le Monde et Radio France, et suite aux discussions que vous aviez eu ensemble lors de Choose France 2022 ».

Dans son courriel, Victoire Vandeville précise « Le Monde et Radio France mènent une enquête sur les eaux embouteilles et notamment sur Nestlé Waters qui s'était manifesté pour signaler des traitements non-conformes sur leurs sites en 2021. Les cabinets santé et industrie ont préparé des réponses pour rappeler la rigueur de la réponse de l'État (mission Igas, contrôle ARS, article 40, mission Anses sur les seuils de filtration à appliquer, demande de mise en conformité de l'entreprise) étant entendu que le sujet n'est pas d'ordre sanitaire, mais plutôt de tromperie au consommateur puisque les traitements non conformes (qui en l'espèce renforcent la filtration de l'eau) posent la question de l'appellation « eau minérale naturelle ».

Ce contact téléphonique entre Alexis Kohler et le directeur général de Nestlé a très vraisemblablement eu lieu, mais aucun compte-rendu n'a été transmis à la commission d'enquête. La présidence de la République a en tout état de cause été associée à très haut niveau à la réaction de Nestlé Waters aux révélations des journalistes du Monde et de France Info.

Le 30 janvier 2024, Victor Blonde informe ses collègues de l'Élysée, et en premier lieu le secrétaire général, que « comme attendu France Info et Le Monde ont sorti une enquête sur les eaux embouteillées et plus précisément sur le cas de Nestlé Waters. Elle met en lumière les pratiques de traitement non conformes de l'entreprise sur certains de ses sites dont Nestlé nous avait fait part à l'été 2021 (craignant sans doute une inspection après l'enquête administrative et les contrôles qui avaient eu lieu fin 2020 chez Alma après un signalement de la part d'un ancien employé) et qui a fait l'objet à compter de cette date d'un suivi très fin de la part des ministères et des services déconcentrés ». Victor Blonde précise également à l'attention de ses collègues que « contrairement à ce qu'affirme France Info, nous avons bien saisi le procureur de la République au titre de l'article 40 », faisant ainsi référence à la procédure introduite par la directrice générale de l'ARS Grand Est. Ce faisant, il oublie de noter, à l'instar de la communication gouvernementale, que ce ne sont pas les ministres, ni les cabinets ministériels ni les administrations centrales qui ont fait ce signalement et que, par ailleurs, il ne porte que sur ce qui s'est passé dans les Vosges : le Gard (Nestlé) et l'Allier (Alma) sont oubliés. Victor Blonde fournit ensuite à ses collègues les « éléments de langage » transmis par les ministères de l'industrie et de la santé pour présenter, dans un sens évidemment très favorable aux décisions gouvernementales, les actions menées par l'État sur le dossier depuis 2021.

Le 10 octobre 2024, le secrétaire général de l'Élysée rencontre Laurent Freixe, nommé directeur général de Nestlé le 1er septembre 2024. Il est accompagné ce jour-là par Muriel Lienau, directrice générale de Nestlé France et de Nestlé Waters, preuve que le sujet des eaux minérales naturelles est au coeur des échanges.

Dans la note que lui préparent les conseillers du cabinet, il est rappelé les éléments suivants concernant le dossier Nestlé Waters : « des plaintes visant Nestlé ont été déposées en février 2024 pour des forages illégaux et le traitement frauduleux d'eaux minérales. Pendant de nombreuses années, des eaux vendues comme « de source » ou « minérales » ont en effet subi des techniques de purification interdites pour traiter des contaminations d'origine bactérienne ou chimique. En juillet dernier, la Commission a publié un rapport d'audit ciblant l'incapacité des autorités françaises à enrayer les fraudes de l'entreprise. Une convention judiciaire d'intérêt public a été validée le 10 septembre, moyennant le versement d'une amende de 2 millions d'euros à l'État et aux associations plaignantes. Une nouvelle plainte a toutefois été déposée fin septembre 2024 contre X avec constitution de partie civile pour « tromperie » devant le tribunal judiciaire de Paris par l'association Foodwatch ».

Dans un message transmis à Nicolas Bouvier à la suite du rendez-vous avec Laurent Freixe, Alexis Kohler précise que : « comme indiqué à Laurent Freixe, outre le cabinet du Premier ministre, les interlocuteurs les plus utiles dans les ministères sont les directeurs de cabinet de la ministre de la santé et du ministre de l'industrie ». Sont en copie de ce mail « les adresses des équipes de l'Élysée en charge du suivi », preuve que la présidence de la République entend conserver un regard très attentif sur ce dossier sensible.

Le 17 décembre 2024, le lobbyiste de Nestlé, Nicolas Bouvier, écrit une nouvelle fois au secrétariat d'Alexis Kohler en indiquant que « Madame Lienau, Présidente de Nestlé France, avec qui Monsieur Kohler a échangé plusieurs fois ces derniers mois, aurait souhaité pouvoir s'entretenir brièvement avec lui le plus rapidement possible, en lien avec l'arbitrage interministériel de 2023 qui avait été rendu sur l'eau ». C'est donc la question de la microfiltration qui est au coeur des échanges entre Nestlé et la Présidence de la République.

En préparation de cet appel, plusieurs conseillers de la Présidence de la République établissent des synthèses du dossier à l'attention d'Alexis Kohler.

Après avoir rappelé brièvement la différence entre les eaux minérales naturelles, les eaux de source et les eaux rendues potables par traitement, le conseiller énergie, environnement, transports et agriculture, Benoît Faraco, indique notamment dans un courriel du 18 décembre 2024 s'agissant du « problème de Perrier » que : « comme d'autres groupes (notamment Volvic qui nous en a parlé) le changement climatique, mais aussi l'artificialisation des sols, les nappes dont dépendent les sources sont de plus en plus régulièrement polluées, notamment de sources bactériologiques (et en partie des matières fécales). Cela disqualifie donc régulièrement les eaux qui doivent être traitées pour pouvoir être rendues propres à la consommation, ce qui constitue une grosse perte de valeur pour les entreprises, car ils ne peuvent plus vendre à 50 centimes le litre, mais en théorie qu'à 10-15 centimes le litre. C'est cette situation qui a conduit Perrier (et d'autres) à dissimuler des traitements réalisés ces derniers temps ».

Dans un courriel également daté du 18 décembre 2024, la conseillère industrie, innovation et numérique, Claire Vernet Garnier, qui avait assisté au rendez-vous du 10 octobre avec Laurent Freixe, rappelle que lors de cet entretien « nous étions revenues sur le sujet des eaux vendues par Nestlé comme dites « de source » ou « minérales » alors qu'elles avaient subi des techniques de purification interdits pour traiter des contaminations d'origine bactérienne ou chimique ».

Après avoir rappelé les grandes étapes du dossier, elle rappelle l'arbitrage interministériel de février 2023 et le justifie en expliquant que des filtres d'une coupure inférieure à 0,8 micron pouvaient être autorisés « leur présence n'étant pas, en soi, un obstacle à la délivrance de l'appellation « eau minérale naturelle », à condition qu'ils ne modifient pas la qualité et la composition de l'eau et notamment les caractéristiques microbiologiques de l'eau embouteillée », mais également « au regard de l'absence de norme interdisant explicitement ce niveau de filtration ».

Or, comme indiqué précédemment, la preuve de l'absence de modification des caractéristiques microbiologiques de l'eau n'a jamais été apportée par Nestlé Waters et les recommandations tant de la direction générale de la santé que de l'Anses étaient de ne pas autoriser de microfiltration inférieure à 0,8 micron, et en particulier une filtration à 0,2 micron.

Claire Vernet Garnier relève enfin que « plusieurs articles de presse sont parus ces dernières 24 heures, faisant état du rapport daté d'août 2024 de l'ARS Occitanie qui suggérait à Nestlé d'envisager un arrêt de sa production d'eau minérale Perrier dans le Gard, raison certainement de la sollicitation de la Présidente de Nestlé ».

Le 20 décembre 2024, après avoir visiblement été sollicité en ce sens par Alexis Kohler, Benoît Faraco lui adresse un point de situation à la suite d'un échange qu'il a eu avec Grégory Emery, directeur général de la santé. Il indique qu'en premier que « nous avons appris que sur le site de l'est de la France, des perquisitions étaient en cours, ainsi que des demandes d'accès à des documents administratifs (échanges entre les cabinets et les services), ce qui rend nos interlocuteurs très prudents sur un sujet sur lequel ils considèrent que l'approche politique ne l'a pas toujours été ».

Sur le fond du dossier, Benoît Faraco explique qu'il ressort de sa conversation avec Grégory Emery qu'« il y a une pression forte sur les nappes dont la qualité se dégrade, rendant difficile à terme le maintien de l'appellation « eau minérale naturelle » sur de nombreux acteurs, Perrier étant malheureusement l'un des premiers pour lesquels cela arrive ». Il précise également que la direction générale de la sante considère que « le droit européen est très strict, et que même si la Commission commence à être sensible aux enjeux soulevés par certains acteurs du secteur, le principe juridique est clairement énoncé : pour garantir l'appellation d'eau minérale naturelle, il y a plusieurs conditions strictes et des dérogations très encadrées ». Benoît Faraco rappelle alors l'état du droit sur les traitements extrêmement limités autorisés pour les eaux minérales naturelles.

Sur la microfiltration, il indique, en faisant référence à la possibilité de solliciter la Commission européenne pour obtenir l'autorisation d'un traitement « j'en déduis qu'il existe une possibilité de dérogation, et que nous pouvons donc les aider à la porter au niveau européen, sauf à ce que les techniciens compétents disqualifient le processus, pour une raison ou une autre (en gros si les filtres changent la composition, ce que Nestlé réfute, mas là il faut une expertise que je n'ai pas ». Il relève cependant que la question a déjà été abordée au niveau européen, citant l'audit de la Commission européenne de mai 2024, sans avoir l'air d'avoir pleinement conscience que celui-ci précise bien que la filtration à 0,2 micron n'est pas conforme à la législation européenne.

Les documents transmis par la Présidence de la République s'arrêtent à cette date. Ils montrent clairement que :

1. La présidence de la République était loin d'être une forteresse inexpugnable à l'égard du lobbying de Nestlé. Au contraire, les contacts sont fréquents et l'Élysée ouvre les portes de certains ministères au groupe suisse ;

2. La présidence de la République savait, au moins depuis 2022, que Nestlé trichait depuis des années ;

3. Elle avait conscience que cela créait une distorsion de concurrence avec les autres minéraliers ;

4. Elle avait connaissance des contaminations bactériologiques, voire virologiques sur certains forages.

Mais ces documents, sur lesquels Monsieur Kohler n'a pas voulu s'expliquer, conduisent aussi à des questions aujourd'hui sans réponses :

- pourquoi ne pas avoir donné des instructions simples de respect de la loi aux ministères, instructions qui auraient évité les palinodies de la concertation interministérielle de février 2023 qui aboutit tout de même à ce que le Gouvernement autorise une microfiltration à un industriel, Nestlé, qui est « hors des clous », microfiltration qui, de surcroît, ne règle pas vraiment le problème des contaminations ;

- Pourquoi personne au sein de l'exécutif, et surtout pas la présidence, ne prend-t-il ce dossier à bras le corps pour en dégager le véritable enjeu : protéger nos ressources en eaux minérales naturelles et aboutir à une réglementation européenne davantage harmonisée ?

- Enfin, pourquoi avoir donné tant de place à Nestlé dans les discussions, alors que les autres groupes minéraliers comme Danone ou Alma, pourtant français, ne font l'objet d'aucune sollicitude particulière et ne sont même pas consultés lorsqu'il s'agit de modifier la réglementation ? Pourquoi cette position privilégiée de Nestlé, alors que l'Élysée sait que ce groupe triche depuis des années ?


* 86 Structure faîtière du groupe Nestlé qui comporte un directeur général, aujourd'hui Laurent Freixe, et un président du conseil d'administration, Paul Bulcke, lui-même directeur général de 2008 à 2016.

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