C. CE PLAN DE TRANSFORMATION N'ÉVACUE PAS TOUTES LES PRÉOCCUPATIONS, NOTAMMENT SANITAIRES ET ENVIRONNEMENTALES, À L'ÉGARD DES ACTIVITÉS DE NESTLÉ WATERS
1. Dans les Vosges : une surveillance renforcée
Le retrait des traitements interdits posait de façon saillante l'existence d'un risque sanitaire, surveillé par des contrôles opérés par des laboratoires privés pour le compte de Nestlé.
Le 16 novembre 2022, le suivi de l'eau brute a révélé la contamination par des matières fécales du forage Essar, l'un des quatre forages de la source Hépar92(*). La qualité de l'eau était alors assurée uniquement après filtration, de sorte que le traitement opéré s'apparentait à de la désinfection.
L'ARS a alors demandé à Nestlé d'interrompre les captages concernés. Si l'exploitation des forages Contrex « Thierry Lorraine » et « Belle Lorraine » a bien été suspendue le 28 novembre 2022, les deux forages contaminés Essar l'ont été seulement en mai 2023, à la suite d'un arbitrage rendu le 16 février 2023 par les cabinets des ministres délégués chargés de l'industrie d'une part, de l'organisation territoriale et des professions de santé d'autre part, ainsi que de la Première ministre. Cette position a été transmise de manière informelle à Nestlé dans les jours suivants93(*).
La directrice générale de l'ARS Grand Est Virginie Cayré a également fait part en interne à la DGS de ses inquiétudes sur le fait que la filtration opérée faussait le contrôle sanitaire ciblant des bactéries indicatrices de contamination fécales, sans pour autant exclure tout risque sanitaire de nature virale94(*). Dans une note du 8 décembre 2022, elle indique : « dans l'hypothèse où l'eau serait contaminée, la substitution des UV par des filtres à 0,2 micron ne traiterait qu'une partie des micro-organismes potentiellement pathogènes (les virus passent la barrière des filtres). Le contrôle sanitaire serait rendu inopérant, car ne détectant plus les bactéries indicatrices d'une contamination fécale, et son cortège de micro-organismes pathogènes ne permettrait plus d'évaluer les risques sanitaires pour le consommateur. Il faudrait alors imposer un suivi au-delà des paramètres réglementaires classiques avec l'appui scientifique de l'Anses pour détecter de telles pratiques. »
Face à ce constat de la nécessité d'un suivi renforcé, l'ARS Grand Est a saisi le 28 mars 2023 la DGS afin de solliciter son appui pour une éventuelle saisine de l'Anses pour évaluer « l'opportunité et la faisabilité d'un suivi particulier de la microbiologie de l'eau », autrement dit de rechercher les virus présents avant et après filtration éventuelle sur les ressources en eau du site de Nestlé dans les Vosges. Dans l'attente de son retour, l'ARS Grand Est a soumis Nestlé à l'obligation de réaliser des analyses virologiques, qui n'ont toutefois révélé aucune contamination virale de l'eau, comme l'a déclaré Virginie Cayré devant la commission d'enquête.
La surveillance renforcée préconisée par l'Anses en octobre 2023 n'a pas relevé de risque sanitaire avéré depuis cette date.
Par un avis rendu en octobre 2023, l'Anses a préconisé à l'ARS Grand Est un protocole d'intervention en trois étapes, décrit comme suit par Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice de l'ARS Grand Est depuis juin 2024 : « La première étape concerne la vérification de la qualité de l'eau par les analyses bactériologiques du contrôle réglementaire. La deuxième étape, en cas de non-conformité, consiste en la réalisation d'une analyse de bactériophages, qui sont des proxys de virus pathogènes. Enfin, dans une troisième étape, si ces proxys sont retrouvés, l'Anses recommande l'analyse de virus pathogènes en tant que telle, c'est-à-dire une analyse ciblée, comme l'hépatite A ou le norovirus par exemple. » Comme elle l'a expliqué devant la commission d'enquête, seule la première étape de vérification de la qualité de l'eau est actuellement mise en oeuvre, l'absence de non-conformité n'ayant pas nécessité que la deuxième étape soit déclenchée.
2. Dans le Gard, des doutes persistants sur les questions de loyauté et de sécurité sanitaire des produits ainsi qu'au plan environnemental
Dans le Gard, ni les doutes sur la pureté originelle des eaux minérales de Perrier ni les préoccupations quant à la sécurité sanitaire des eaux conditionnées ne sont levées par le plan de transformation.
Ø Avant l'arrêt des traitements au charbon actif et aux lampes à UV : l'impossibilité de contrôler la pureté originelle de l'eau
Dès le 7 juin 2023, le directeur général de l'ARS Occitanie demande au directeur général de la santé de bénéficier, au même titre que l'ARS Grand Est, de l'appui de l'appui technique et scientifique du Laboratoire d'hydrologie de Nancy (LHN) dans l'analyse de la qualité microbiologique de l'eau et dans le suivi des micropolluants émergents. Il signale notamment une dégradation de la qualité des ressources, qui se manifeste par des contaminations bactériologiques régulières. Cette demande se traduit par un avenant à la saisine du LHN par le directeur général de la santé le 10 juillet 2023.
Pendant ce temps, les traitements que Nestlé Waters appelle les « barrières de protection » sont toujours utilisées sur le site de Vergèze. L'ARS est donc toujours dans l'incapacité de contrôler la pureté originelle des eaux brutes puisque les prélèvements du contrôle sanitaire sont réalisés, au moins en partie, sur une eau traitée.
C'est ce que rappelle explicitement le compte-rendu dressé par l'ARS de la réunion d'étape associant la préfecture et Nestlé Waters le 24 juillet 2023 qui prévoit d'autoriser l'industriel à reconfigurer son exploitation et à utiliser une microfiltration à 0,2 micron : « Mais avant d'instruire tout dossier, la connaissance de la qualité réelle de l'eau brute reste un préalable ! Les avis des hydrogéologues sont indispensables ! La vérification de la pureté également ! À ce jour, tout ou partie des prélèvements du contrôle sanitaire de l'ARS ont été réalisés sur de l'eau traitée. L'ARS ne dispose pas de données, ou partielles, sur la qualité réelle de l'eau brute. »
Pourtant, dans un courrier du 28 juin à la préfète, le directeur de Nestlé Waters dans le Gard s'était engagé à transmettre à l'ARS les données de qualité d'eau brute des sept captages d'eau minérale exploités à Vergèze et de lui donner l'accès aux « vrais » robinets d'eau brute afin qu'elle puisse réaliser ses prélèvements en vue du contrôle sanitaire.
L'ARS mentionne également des doutes sur la pureté originelle de l'eau du forage Romaine VIII, censé être inclus au mélange d'eau minérale naturelle de la « Source Perrier ». Il anticipe déjà une dégradation liée aux épisodes pluvieux - qui sera vérifiée en avril 2024 : « La période pluvieuse, propice aux épisodes cévénols, de fin d'été/automne, est une période la plus à risque pour les captages. En témoigne, l'historique des données qualité sur 2021 et 2022. Il conviendra d'être très regardant sur la période. ». De fait, ce forage est actuellement suspendu.
Ø Des doutes quant à la soutenabilité de l'exploitation du site telle que prévue par le plan de transformation
À l'issue de la réunion du 24 juillet 2023, le compte-rendu par l'ARS exprime ses doutes quant à la soutenabilité de l'exploitation de nouveaux forages d'ici 2027, prévue par le plan de transformation : elle mentionne un risque de « surexploitation ». En effet, Perrier prévoit la réalisation de trois forages pour remplacer les forages Romaine III et V. Les pompages d'essais devraient démarrer en novembre 2023 pour envisager une autorisation d'exploitation au sein du mélange de la « Source Perrier » à partir d'octobre 2025. Si l'industriel indique qu'ils n'entraîneront pas d'augmentation des volumes prélevés et qu'il s'agit d'une « spatialisation » des prélèvements, l'ARS est dubitative : « pour autant, la moitié des produits conditionnés seront exportés via porte-conteneurs vers les Etats-Unis ».
Le préfet du Gard, Jérôme Bonet, a quant à lui confirmé par écrit à la commission d'enquête que Nestlé Waters dans le Gard poursuit des recherches de nouveaux forages sur trois sites depuis 2019, qu'il souhaite utiliser à terme dans le mélange de la Source Perrier : F18-2 (Uchaud), autorisé en 2019 et F16-1 et F16-2 (Vestric-Candiac), autorisés en 2016. Les autorisations de ces forages ont été prorogées jusqu'en 2025. Selon le préfet du Gard, leur exploitation pourra avoir lieu dans la limite des volumes actuellement autorisés par son arrêté d'autorisation du 14 mai 2024, qui tient compte du plan de transformation de Nestlé Waters visant à réduire ses prélèvements en eau pour atteindre 2 500 000 m3 en 2027.
Néanmoins, en plus des trois forages d'essai en cours, Nestlé Waters a demandé en octobre 2023 à disposer de nouveaux forages d'essai. La DDTM du Gard lui a répondu en novembre 2023 « qu'il était préférable d'attendre la conclusion des études sur l'hydrosystème »95(*). En effet, les services préfectoraux ont demandé dès 2019 à Nestlé Waters la conduite d'une étude de connaissance de l'hydrosystème « Perrier » afin d'évaluer la soutenabilité des prélèvements dans la nappe.
Les premiers résultats, rendus en 2021, se sont révélés incomplets : selon Sébastien Ferra, directeur départemental des territoires du Gard96(*) : « L'expertise a souligné la qualité du travail de collecte de données, mais aussi les conclusions fragiles de l'étude, notamment sur les questions relatives aux périodes de sécheresse. Nous avons jugé que cette étude n'était pas suffisante. Par conséquent, nous avons recommandé la poursuite de l'étude, qui est actuellement en cours avec l'université de Nîmes et l'institut technologique d'Alès et dont les résultats sont attendus en 2025 ».
Selon Jérôme Bonet, préfet du Gard, cette étude permettra de faire un point sur les prélèvements de Nestlé Waters et la soutenabilité des prélèvements actuels et envisagés. De manière générale, les services de la DREAL ont indiqué dès le 22 décembre 2021 par courrier à Nestlé Waters qu'une augmentation des prélèvements ne pourra être envisagée que si est assurée une stabilité du niveau des nappes sur cinq et que si les conclusions de l'étude de l'hydrosystème sont validées.
Ø Après l'arrêt des traitements interdits : des doutes persistants quant à la maîtrise du risque sanitaire
À compter du 1er septembre 2023, sont mis en place des prélèvements hebdomadaires portant sur les paramètres microbiologiques de l'eau brute sur les forages de Vergèze.
La note d'appui scientifique de l'Anses, issue des travaux du LHN, est transmise le 16 octobre 2023 au directeur général de la santé. Elle préconise la mise en place d'un plan de surveillance renforcée sur les sites de Nestlé Waters en Occitanie et dans le Grand Est, en raison du niveau de confiance insuffisant dans l'évaluation de la qualité des ressources. Ce plan de surveillance renforcé inclut des paramètres virologiques.
Néanmoins, la campagne d'analyse mensuelle des paramètres complémentaires virologiques sur la base des recommandations de l'Anses n'est lancée par l'ARS Occitanie que le 23 mai 2024, soit plus de six mois après la transmission de la note de l'Anses.
Le rapporteur déplore cette mise en oeuvre différée de la surveillance renforcée des eaux de Nestlé Waters. Les auditions de la commission d'enquête n'ont pas permis d'écarter avec certitude l'absence de risque sanitaire d'origine virologique entre le retrait des traitements de désinfection en août 2023 et la mise en oeuvre de cette surveillance.
Conformément aux doutes de l'ARS, la qualité microbiologique du forage Romaine VIII s'est dégradée dans la nuit du 9 au 10 mars 2024 à la suite d'un épisode pluvieux intense. Le 19 avril 2024, l'ARS Occitanie soumet à la signature du préfet une proposition d'arrêté de fermeture du forage Romaine VIII, ainsi qu'un courrier demandant la destruction des lots produits du 10 au 14 mars sur la ligne 34, concernée par les contaminations. Plusieurs prescriptions techniques, notamment la mise en place de recherches virologiques, apparaissent dans ce courrier.
En outre, en juin 2024, à la suite de la tempête « Monica », les forages Romaine VI et VII ont été suspendus par l'exploitant. Cette suspension a été dévoilée par le quotidien Le Monde le 14 juin 2024. Lors de son audition par la commission d'enquête le 19 mars 2025, Muriel Lienau, présidente de Nestlé Waters a justifié cette mise à l'arrêt par « une déviation sporadique » « à la suite d'un événement climatique extrême ». Elle a reconnu que « ce forage est toujours suspendu », près d'un an après la survenance de cet événement climatique extrême.
Enfin, le 9 juillet 2024, en raison de divergences d'interprétation entre le laboratoire mandaté par l'ARS - Eurofins - et le laboratoire d'autosurveillance de Nestlé Waters, l'ARS Occitanie saisit à nouveau le LHN concernant l'interprétation des données microbiologiques d'autosurveillance de Nestlé et demande à Nestlé de fournir des précisions quant aux écarts entre ces résultats.
Ø Des préoccupations concernant la traçabilité de l'eau minérale naturelle
À la demande du préfet, une inspection conjointe ARS-DGCCRF est menée le 30 mai 2024 à la suite d'un nouvel épisode de contamination microbiologique. Parmi les constats dressés par les inspecteurs le 13 juin 2024, figure un doute sur la traçabilité de l'eau minérale naturelle. Les inspecteurs notent : « s'agissant de la traçabilité, il a pu être soulevé un point critique de loyauté ». En effet, la traçabilité entre les lignes produisant les « eaux de boisson », faisant l'objet de désinfection, et les eaux minérales naturelles, normalement non traitées, n'est pas assurée alors même qu'elles sont produites sur les mêmes lignes de production.
Si des eaux minérales peuvent être conditionnées sur les mêmes lignes que d'autres eaux - à l'instar des eaux de source - c'est uniquement en contrepartie de l'apport par l'industriel de la preuve, à tout moment, de la traçabilité de l'eau commercialisée.
Or comme le constatent les inspecteurs : « Mme Arzul [directrice qualité de NWSS] n'a pas été en mesure de nous présenter en temps réel la traçabilité en amont de la ligne 28. Cette scission de la traçabilité est d'autant plus problématique depuis le déclassement de deux forages en eau destinée à la consommation humaine [Romaine III et Romaine V] et représente un point critique de loyauté ».
En outre, le code de la santé publique prévoit que des eaux de natures différentes puissent être conditionnées sur une même chaîne de conditionnement, mais exclusivement s'agissant d'une eau minérale naturelle et d'une eau de source97(*). Or, la production de l'eau « Maison Perrier » et de l'eau minérale naturelle « Source Perrier » à Vergèze, ne relève pas de ce cas de figure, puisque sont conditionnées sur la même ligne de production une eau minérale naturelle exempte de traitement et une eau de boisson traitée, qui n'a donc pas la qualité d'eau de source. Le processus de production de l'usine de Vergèze, ne semble donc pas, en toute rigueur de termes, conforme à la règlementation.
À l'aune des constats dressés lors de l'inspection du 30 mai 2024, le rapporteur estime problématique qu'un dispositif industriel d'une telle envergure ait pu être réalisé dans le cadre du plan de transformation de Nestlé Waters sans que la traçabilité de l'eau ne soit assurée : il faut rappeler que sa mise en oeuvre intervenait dans le contexte d'une tromperie de grande ampleur aux consommateurs ; cela aurait dû pousser les services de l'État à la vigilance !
* 92 Note du 30 novembre 2022 rédigée par le cabinet du ministre de la santé au cabinet de la Première ministre.
* 93 Note intitulée « Compte rendu de la décision NSWE 20 230 216 » transmise à la commission par les services de Matignon.
* 94 Note signée par Virginie Cayré, alors directrice générale de l'ARS Grand Est à destination de Jérôme Salomon, directeur général de la santé, rédigée le 28 mars 2023 et transmise à la commission d'enquête.
* 95 Réponse par écrit au questionnaire de la commission d'enquête par Jérôme Bonet, préfet du Gard.
* 96 Audition du jeudi 30 janvier 2025.
* 97 Article R.1322-37-1 du code de la santé publique.