E. UN ENJEU POUR L'AVENIR : MIEUX ENCADRER LES CONDITIONS D'UTILISATION D'UNE CONVENTION JUDICIAIRE D'INTÉRÊT PUBLIC EN MATIÈRE ENVIRONNEMENTALE (CJIPE)

1. La mise en oeuvre d'une convention judiciaire d'intérêt public en matière environnementale relative aux activités de Nestlé dans les Vosges

Plusieurs infractions, constatées, d'une part, à la suite d'une enquête de l'office français de la biodiversité, et d'autre part, par l'ARS Grand Est lors de sa visite d'inspection du 6 avril 2022 de l'usine Nestlé dans les Vosges, ont donné lieu à la conclusion d'une convention judiciaire d'intérêt public entre le procureur d'Épinal et Nestlé Waters le 2 septembre 2024, validée par ordonnance du président du tribunal judiciaire d'Épinal le 10 septembre 2024.

La convention judiciaire d'intérêt public
en matière financière et en matière environnementale

La convention judiciaire d'intérêt public a été créée par la loi du 9 décembre 2016 dite loi Sapin 2. Elle permet au procureur de la République qui n'a pas encore décidé d'exercer des poursuites judiciaires, de conclure une convention avec une personne morale mise en cause pour un plusieurs délits dont la liste figure à l'article 41-1-2 du code de procédure pénale101(*), en lui imposant un certain nombre d'obligations au titre desquelles figure l'obligation de verser une amende d'intérêt public au Trésor public.

Le procureur informe les victimes identifiées au terme de l'enquête pénale, de sa décision de conclure une CJIP et du fait qu'elles peuvent en être parties afin de bénéficier d'une indemnisation de leur préjudice civil préjudice civil résultant de la commission des délits visés par la CJIP. Si elles le souhaitent, elles doivent alors transmettre au procureur tout élément permettant d'apprécier la matérialité et le montant de ce préjudice. L'indemnisation de ce préjudice peut ensuite figurer au titre des obligations conventionnelles qui incombent à la personne morale, la convention prévoyant le montant et les modalités de réparation de ce préjudice dans un délai qui ne peut être supérieur à un an.

L'avantage pour la personne morale co-contractante de conclure une CJIP est que l'ordonnance de validation n'emporte pas déclaration de culpabilité, ni n'a les effets d'un jugement. Cela a pour conséquence première que la personne morale n'est pas condamnée pénalement et n'a donc pas de casier judiciaire. Cette absence de condamnation fait obstacle à ce qu'elle puisse se voir exclure de la procédure de passation de marchés publics, qui est une peine complémentaire assortie à certaines infractions de délits financiers qui peuvent relever du cadre de la CJIP102(*). L'ordonnance de validation, la convention et le montant de l'amende d'intérêt public sont rendues publiques. La décision de validation par le tribunal n'est pas susceptible de recours, mais la personne morale dispose toutefois d'un délai de rétractation de dix jours.

L'achèvement de l'exécution des obligations de la convention entraîne l'extinction de l'action publique, mais cela ne fait pas obstacle à l'indemnisation des victimes devant le juge civil, notamment dans le cadre d'une action de groupe ouverte aux consommateurs. La prescription pénale est suspendue tant que les obligations ne sont pas exécutées. En revanche, si la personne morale ne justifie pas de l'exécution intégrale de ses obligations, le procureur de la République lui notifie l'interruption de l'exécution de la convention et peut alors décider de poursuivre les faits litigieux devant un tribunal.

Le champ de la CJIP a été étendu par la loi du 24 décembre 2020103(*) notamment à un ou plusieurs délits prévus par le code de l'environnement, ce qui a donné lieu à un nouvel outil juridique qu'est la convention judiciaire d'intérêt public environnementale qu'est la CJIPE.

Selon Nicolas Jeanne104(*), professeur de droit pénal et de sciences criminelles à l'université de Tours, la CJIPE permet une « accélération du traitement des infractions environnementales en favorisant la réparation rapide du préjudice » tant écologique que civil en résultant, tout en exerçant sur l'entreprise un « contrôle renforcé de ses programmes de mise en conformité et la possibilité de lui infliger des amendes dissuasives ».

La CJIPE conclue entre Nestlé et le procureur de la République d'Épinal porte sur des faits résultant de deux enquêtes distinctes.

La première, diligentée par l'Office français de la biodiversité (OFB), a mis en avant le fait que 9 forages de la société NSWE ne disposaient pas, entre janvier 1992 et septembre 2019, des autorisations prévues par le code de l'environnement. Cette absence d'autorisation était susceptible de constituer une infraction pénale.

La seconde, diligentée par le service national d'enquêtes (SNE) de la DGCCRF saisi à la suite du signalement au titre de l'article 40 effectué par l'ARS Grand Est auprès du procureur de la République d'Épinal le 3 octobre 2022, conclut notamment que le recours à des traitements ultra-violets et au charbon actif ainsi qu'à des traitements de filtration allant de 0,2 à 0,45 micron, peut revêtir la qualification de « tromperie »105(*) sur le caractère « naturel » de l'eau minérale.

S'agissant de la période retenue, le SNE a relevé que des appareils ultra-violets avaient été achetés par NSWE dès 2005, et que les filtres à charbon actif étaient utilisés au moins depuis 2010.

Aux termes de la convention d'intérêt public, Nestlé Waters est tenu au paiement d'une amende d'intérêt public de 2 millions d'euros, et à la réparation de de l'infraction, sous le contrôle et l'appui technique de l'OFB, pour des travaux de renaturation et de remédiation écologique d'un montant total d'un million d'euros. Ces travaux devront être réalisés dans un délai de deux ans Par ailleurs, Nestlé doit indemniser les victimes identifiées pour un montant total de 516 800 euros.

L'article 41-1-3 du code de procédure pénale définit le montant de l'amende d'intérêt public comme devant être fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, mais peut atteindre jusqu'à 30 % du chiffre d'affaires moyen annuel de la société, calculé à partir des trois derniers chiffres d'affaires annuels à la date du constat du manquement.

Le montant de l'amende est justifié, selon la CJIP, par la prescription d'une partie des faits, la cessation des irrégularités, les autorisations requises pour les forages ayant été régularisées en 2020 et les traitements illicites retirés en 2022, l'absence de risque sanitaire identifié, et de lien de causalité entre les manquements relevés au code de l'environnement et une atteinte effective à l'environnement.

Par ailleurs, le recours à la CJIP est justifié par l'ordonnance de validation du président du tribunal judiciaire d'Épinal par l'absence de réitération et coopération volontaire de l'entreprise, critères prévus par les circulaires du 11 mai 2021 et du 9 octobre 2023106(*), comme l'a relevé Vincent Filhol, magistrat, lors de son audition par la commission d'enquête.

a) Les interrogations sur le recours à la CJIPE et sa mise en oeuvre

La décision de recourir à une convention judiciaire d'intérêt public n'a pas été comprise par une partie du grand public et soulève des interrogations du rapporteur.

Tout d'abord, l'amende d'intérêt public n'a pas fait l'objet d'explications étayées au sein de la convention, notamment sur le calcul de de son montant, qui aurait pu, selon les textes, être beaucoup plus élevée jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires annuel.

Lors de la table ronde organisée par la commission sur la CJIPE, Vincent Filhol, magistrat actuellement en détachement ayant exercé des fonctions de vice-procureur au parquet national financier, et Nicolas Jeanne, professeur de droit privé et sciences criminelles à l'université de Tours, ont relevé, au contraire de ce qui existe en matière financière, l'absence de lignes directrices encadrant le montant de l'amende d'intérêt public fixée dans le cadre d'une convention judiciaire d'intérêt public environnementale. En matière financière, le parquet national financier a prévu un cadre rigoureux, intégrant des facteurs minorants et majorants au sein d'une équation lisible, qui sont détaillées dans les Lignes directrices sur la mise en oeuvre de la convention judiciaire d'intérêt public publiées le 16 janvier 2023107(*).

Cette absence de précision peut donner l'impression d'un manque de transparence et d'une atténuation de la sanction infligée à Nestlé. En effet, même si le montant de 2 millions d'euros reste à ce jour le plus élevé pour une amende d'intérêt public pour une affaire relative à l'environnement, les montants retenus dans le cadre de conventions judiciaires d'intérêt public en d'autres domaines peuvent être bien plus élevés : Airbus s'est ainsi engagée à s'acquitter d'une amende de 2,08 milliards d'euros108(*). Comme le relève Vincent Filhol, il pourrait être utile de rédiger une nomenclature d'indemnisation du préjudice écologique, à l'image de celle du préjudice corporel dite « Dintilhac ». Dans le silence de la loi, qui confère au juge judiciaire un pouvoir souverain d'indemnisation, ces référentiels qui n'ont aucune valeur contraignante pour les magistrats permettent néanmoins de fixer des barèmes d'indemnisation de certains postes de préjudice afin d'unifier la jurisprudence, pour une grande lisibilité et une sécurité juridique renforcée.

La seconde critique relative au manque de lisibilité de la convention judiciaire d'intérêt public environnementale consiste en la complexité du critère de rattachement d'infractions financières, qui relèvent de la CJIP, à une CJIPE, laquelle porte normalement sur les seules infractions environnementales. Ce rattachement est actuellement opéré sur le fondement de la notion de connexité entre des infractions, définie à l'article 203 du code de procédure pénale et la jurisprudence. La technicité de cette notion et son vaste champ d'application peuvent alimenter des critiques quant à l'opportunité de recourir à une CJIPE pour régler des infractions financières, alors que la CJIP est un mécanisme plus ancien dont le caractère contraignant peut être interprété comme supérieur à celui de la CJIPE eu égard aux montants de l'amende d'intérêt public évoqués ci-avant.

La lisibilité des conventions judiciaires d'intérêt public environnementales pourrait ainsi être améliorée à travers la rédaction de circulaires visant à harmoniser les pratiques entre les parquets.

Le rapporteur constate également que l'article L. 41-1-2 du code de procédure pénale, qui régit la convention judiciaire d'intérêt public financière, prévoit une peine complémentaire de mise en conformité, au titre de laquelle le procureur peut imposer certaines obligations à l'entreprise. Cette peine complémentaire ne figure pas, en revanche, au titre des mesures prévues pour la convention judiciaire d'intérêt public environnementale à l'article 41-1-3 du code de procédure pénale. Enfin, à l'inverse des délits financiers, une condamnation d'une personne morale pour une infraction environnementale n'est pas un motif d'exclusion des marchés publics, de sorte que cela ne constitue pas une incitation à conclure une CJIP environnementale pour ces personnes morales mises en cause. Le rapporteur préconise qu'il y soit remédié, afin que cela constitue un levier supplémentaire pour recourir à une CJIP.

Recommandations

Libellé

Destinataire

Échéancier

Support

6

Mieux encadrer la mise en oeuvre des CJIP en matière environnementale en l'alignant sa mise en oeuvre sur celle de la CJIP financière et en ajustant certains de leurs aspects

Parlement

Ministère de la justice, direction des affaires criminelles et des grâces

2025-2026

Dispositions législatives

et instruction sous forme de Lignes directrices adressées aux Parquets


* 101 Il s'agit de délits sanctionnant des faits d'atteinte à la probité.

* 102 Cette peine complémentaire est prévue à l'article L.2141-1 du code de la commande publique

* 103 Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée

* 104 Propos tenus lors de son audition par la commission d'enquête le 20 mars 2025.

* 105 Infraction prévue à l'article L. 441-1 du code de la consommation et sanctionnée aux articles L. 454-1 à L. 454-5 du code de la consommation.

* 106 Circulaire du 11 mai 2021 visant à consolider le rôle de la justice en matière environnementale et circulaire du 9 octobre 2023 de politique pénale en matière de justice environnementale du 9 octobre 2023.

* 107 https://www.tribunal-de-paris.justice.fr/sites/default/files/2023-01/Lignes %20directrices %20sur %20la %20mise %20en %20oeuvre %20de %20la %20convention %20judiciaire %20d %27int %C3 %A9r %C3 %AAt %20public_PNF_16 %20janvier %202 023 %20liens %20actifs.pdf

* 108 Convention judiciaire d'intérêt public conclue entre la société Airbus SE et le procureur de la République financier le 29 janvier 2020, homologuée par le président du tribunal judiciaire de Paris le 31 janvier 2021.

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