N° 757

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 18 juin 2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 18 juin 2025

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) aux fins d'évaluer les outils de la lutte contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales, en France et en Europe,
et de
proposer des mesures face aux nouveaux défis,

Président
M. Raphaël DAUBET,

Rapporteur
Mme Nathalie GOULET,

Sénateurs

Tome I - Rapport

(1) Cette commission est composée de : M. Raphaël Daubet, président ; Mme Nathalie Goulet, rapporteur ; M. Marc-Philippe Daubresse, Mme Nadine Bellurot, MM. André Reichardt, Hussein Bourgi, Patrice Joly, Mme Sylvie Vermeillet, MM. Dominique Théophile, Pascal Savoldelli, Dany Wattebled, Grégory Blanc, vice-présidents ; Mme Catherine Belrhiti, MM. Étienne Blanc, Olivier Cadic, Guislain Cambier, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Christophe Chaillou, Christian Klinger, Stéphane Le Rudulier, Stéphane Piednoir, Didier Rambaud, Hervé Reynaud.

L'ESSENTIEL

I. LE BLANCHIMENT, AU CENTRE DE TOUS LES CRIMES

Si la criminalité financière est un crime contre la démocratie, l'économie et la société, le blanchiment constitue en réalité le crime qui permet tous les autres. En effet la réinjection de l'argent de la criminalité organisée dans l'économie réelle est le but ultime des trafiquants, quelle que soit leur « activité ». Par conséquent, lutter contre le blanchiment est la seule manière efficace de priver la criminalité de sa raison d'être et de l'empêcher de contaminer l'ensemble de l'économie et de la société.

Aujourd'hui, le compte n'y est pas. La commission d'enquête a donc cherché à comprendre la réalité d'un phénomène trop méconnu et négligé par les pouvoirs publics.

A. ÉVALUER LES MONTANTS BLANCHIS POUR COMPRENDRE L'AMPLEUR DU FLÉAU

Il n'existe pas d'évaluation précise des montants blanchis chaque année en France. Néanmoins, au plan mondial, l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime que le blanchiment de capitaux représenterait entre 2 % et 5 % du PIB mondial, soit 1 600 à 4 000 milliards de dollars. Rapporté au PIB français de 2024, cela représenterait un ordre de grandeur d'au moins 58 milliards d'euros.

Une proportion de

Près de

Un montant en France de

 
 
 

du PIB mondial serait blanchie chaque année

des avoirs blanchis ne sont pas saisis

qui reviendrait aux criminels selon la méthodologie de l'ONU

Le rapport spécial de 2021 de la Cour des comptes européenne indique que le blanchiment de capitaux représenterait 1,3 % du PIB de l'Union européenne soit, rapporté au PIB français de 2024, près de 38 milliards d'euros par an.

Environ 30 % de ces montants sont prélevés par les réseaux criminels spécialisés dans le blanchiment.

La fleur du mal : évaluation du chiffre d'affaires des réseaux criminels spécialisés dans le blanchiment d'avoirs criminels en France selon les résultats de la commission d'enquête

Source : commission d'enquête, données Commission européenne, Ministère des comptes publics et E-L Blondes

B. AU CoeUR DE LA LOGISTIQUE CRIMINELLE : BLANCHIR À TOUT PRIX

60 000 euros à blanchir, très souvent en argent liquide et en petites coupures représentent, en billets de 10 euros, un volume de 6 litres et de 5 kilogrammes de billets. Pour un petit trafiquant, il est possible de réinvestir en améliorant son train de vie, mais pour un semi-grossiste, des moyens de réintégration de l'économie légale doivent être mis en oeuvre.

Une tonne de cocaïne vendue apporte à un réseau criminel 5 tonnes de billets de 10 euros, soit 125 valises de 40 kilogrammes : le blanchiment est un défi logistique.

Pour les réseaux criminels, la réponse à ce défi passe par trois étapes : la « bancarisation » des avoirs, c'est-à-dire la pénétration du système financier par des techniques parfois très innovantes ; la « superposition », qui consiste à effectuer des opérations nombreuses pour dérouter les enquêteurs ; la réinjection, par laquelle les avoirs blanchis reviennent sous forme légale dans le patrimoine des criminels.

Schéma du processus de blanchiment

Source : commission d'enquête

D'après Europol, 96 % des réseaux criminels les plus menaçants blanchissent eux-mêmes le produit de leurs activités. Cette pratique est communément désignée sous le terme d'« autoblanchiment ». Elle permet d'internaliser les coûts du blanchiment, au prix d'une diversification de l'activité initiale du réseau criminel. Plusieurs réseaux proposent cependant cette activité en tant que service à d'autres acteurs criminels.

II. UNE ABSENCE DE STRATÉGIE COHÉRENTE DANS LA LUTTE

La commission d'enquête a cherché à comprendre concrètement l'enjeu et la mécanique du blanchiment pour plusieurs trafics dont l'ampleur financière est souvent méconnue, le trafic de migrants, la contrefaçon, le trafic de plaques d'immatriculation et le trafic de tabac. Cependant, l'approche sectorielle par les trafics est insuffisante : il faut une approche holistique et concertée.

Le développement de l'emprise criminelle en France est facilité par le manque de coordination des instruments de lutte.

Le droit français permet, notamment depuis l'entrée du terme de blanchiment dans le code pénal par la loi du 13 mai 1996 relative à la lutte contre le blanchiment et le trafic des stupéfiants, de lutter efficacement contre les criminels. Les instruments dont dispose le pays sont cependant sous-utilisés et les services manquent de cohésion dans la lutte. Ce constat a déjà été formulé lors des travaux antérieurs du Sénat sur le narcotrafic mais se trouve démultiplié dès lors que l'on se penche sur l'ensemble des activités de la criminalité organisée.

A. DU CRIME ORGANISÉ À LA MAFIA, LA PÉNÉTRATION DE L'ÉCONOMIE RÉELLE

Le blanchiment continue à s'appuyer sur des méthodes classiques comme le rachat de tickets de loterie gagnants ou la captation d'aides publiques et de marchés publics. Néanmoins, l'ensemble des failles législatives sont utilisées : absence de contrôle des fonds dans la reprise de petits commerces, incapacité de l'administration à empêcher l'action des sociétés éphémères ou encore diversité des législations nationales. Les moyens technologiques et innovants sont aussi utilisés, comme les cryptoactifs.

La pénétration dans l'économie réelle des avoirs criminels :
la mobilisation de méthodes diverses et innovantes.

Les méthodes traditionnelles

Les failles juridiques

Le recours à la technologie

- rémunération en liquide de travail non déclaré ;

- vente de contrefaçon ;

- candidature à des marchés publics et captation d'aides publiques ;

- rachat de tickets gagnants et de casinos.

- absence de contrôle des fonds dans le rachat de commerces ;

- utilisation des sociétés éphémères ;

- instrumentalisation des divergences de législations entre pays.

- utilisation des crypto-actifs pour brouiller les circuits financiers ;

- utilisation systématique de messageries cryptées ;

- recours à des plateformes numériques pour la vente de produits contrefaisants.

Source : commission d'enquête

L'ensemble des mécanismes présentés servent l'hybridation entre l'économie légitime et l'économie criminelle. Si elle évolue dans un écosystème qui lui est favorable, la criminalité se mute en mafia : elle contrôle les secteurs clés de l'économie, exerçant une emprise sur les décisions publiques et maintient ainsi son pouvoir.

B. DES MÉCANISMES DE LUTTE A PRIORI ET A POSTERIORI PERFECTIBLES

1. Réguler sans étrangler l'économie : le défi de la lutte contre le blanchiment en amont

Les normes destinées à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT) imposent aux professions susceptibles de servir d'intermédiaire dans une opération de blanchiment la connaissance de l'origine des fonds qu'elles collectent et de signaler tout soupçon à un service de renseignement dédié, Tracfin. Son efficacité repose sur un équilibre parfois difficile à trouver entre d'une part, l'importance pour les services d'enquête de disposer de renseignements de qualité, et d'autre part, le souci de ne pas entraver la liberté d'entreprendre en imposant des contraintes trop lourdes pour les professionnels assujettis.

Il ressort de travaux de la commission d'enquête que ce dispositif manque encore de maturité. L'appropriation par les professions assujetties de leurs obligations est encore trop lacunaire, en particulier au sein des professions non financières. Les déclarations de soupçons transmises par ces professionnels à Tracfin sont soit peu nombreuses, soit peu qualitatives. Le faible nombre de déclarations de soupçon transmises chaque année par les avocats est une parfaite illustration des réticences exprimées certains professionnels à l'égard de leurs obligations LCB-FT.

En 2024

Près de

Seulement

 
 
 

déclarations de soupçon reçues par Tracfin

des déclarations de soupçon sont transmises
par le secteur financier

déclarations de soupçon transmises par les avocats à Tracfin

Les travaux de la commission d'enquête ont également mis en lumière la régulation défaillante de certains secteurs et activités pourtant particulièrement exposés au risque LCB-FT. C'est notamment le cas du secteur de l'immobilier, qui constitue un vecteur de blanchiment important. Autre exemple : le recours aux sociétés de domiciliation, qui constitue souvent la première étape dans la création d'entreprises éphémères.

2. Des armes trop peu utilisées faute de combattants suffisamment nombreux, formés et habitués à travailler ensemble

Nous bénéficions d'outils qui nous permettent de frapper plus fort, notamment grâce à des modalités de preuve allégées lorsque sont utilisés des stratagèmes destinés à l'évidence à tromper les autorités sur l'origine ou la destination des fonds. Les possibilités de confiscation des avoirs criminels sont immenses, mais trop peu utilisées. Il nous manque peut-être la conscience de la gravité de la situation qui nous donnerait la conviction de devoir agir plus, mais surtout mieux.

La matière économique et financière, souvent perçue comme technique et fastidieuse, souffre d'un manque d'attractivité auprès des enquêteurs. Ce désamour est d'autant plus problématique que cette filière joue un rôle central dans la lutte contre la criminalité organisée.

Les conditions de travail des enquêteurs sont fréquemment citées comme un facteur de démotivation majeur : il leur faut composer avec des logiciels obsolètes, mal adaptés à la complexité des dossiers et, surtout, qui manquent d'interopérabilité entre administrations, freinant les possibilités pourtant essentielles de recoupements.

Les réseaux de blanchiments se jouent des compétences et périmètres limités de chaque cadre administratif. Ils frappent les campagnes comme les métropoles, mêlent le territorial et l'international, utilisent les fraudes les plus complexes et le travail dissimulé, les cryptoactifs ou l'import-export. Face à eux, l'État organisé en silos répond en encourageant la coordination des services impliqués. Il faut aller plus loin, vers une vision d'ensemble du phénomène criminel, par la diffusion de la culture de la lutte contre le blanchiment et par une véritable intégration de policiers, gendarmes, douaniers, agents du fisc au sein de structures pérennes appuyés sur une capacité de renseignement renforcée.

3. L'enjeu de la coopération internationale

Les travaux de la commission d'enquête l'ont clairement mis en évidence : la criminalité financière ne s'arrête pas à nos frontières. Ce constat a naturellement invité le rapporteur à se questionner sur l'efficacité des mécanismes de coopération interétatiques existant pour lutter contre ce phénomène.

L'action du Groupe d'action financière (GAFI) est centrale dans le dispositif de lutte antiblanchiment au niveau international. Elle se traduit notamment par une évaluation des différents dispositifs en existant en matière de LCB-FT et l'élaboration de listes « grise » et « noire » 1(*)  d'États défaillants. Ce mécanisme de name and shame constitue un levier efficace pour faire évoluer la réglementation de certains États sensibles au dommage réputationnel que l'inscription sur les listes du GAFI implique. Cependant, les conditions de sortie de la liste grise sont trop souples et souvent en décalage avec l'évolution des vulnérabilités auxquelles les État défaillants sont exposés.

Par ailleurs, la création de la nouvelle autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux (ALBC) par le paquet anti-blanchiment de 2024 a suscité beaucoup d'enthousiasme de la part des personnes entendues par la commission d'enquête. Cette entité permettra, d'une part, d'approfondir les mécanismes de supervision LCB-FT au niveau européen, et d'autre part, de renforcer la coordination de l'action des cellules de renseignements financiers des États membres. Toutefois, l'ALBC ne sera pas pleinement opérationnelle avant plusieurs années. Les perspectives associées à sa montée en puissance ne sauraient donc justifier une forme d'inaction des pouvoirs publics à court-terme sur la question de la lutte contre le blanchiment.

La France doit aussi valoriser son réseau à l'étranger en matière de coopération policière et judiciaire. Au travers d'instruments comme Interpol et Europol, la coopération multilatérale en matière policière est ancienne et doit continuer à se développer de manière efficace par l'échange d'informations. La coopération bilatérale entre services au travers des attachés de sécurité intérieure dans les ambassades de France est également très opérationnelle.

La commission d'enquête a été particulièrement intéressée par le développement de l'activité du parquet européen, exemple d'articulation réussie entre les compétences de l'Union et les juridictions nationales. Au regard des succès de cet organe en matière de protection des intérêts financiers de l'Union, elle préconise d'étendre ses compétences aux sanctions relatives au contournement des sanctions internationales.

La commission d'enquête estime également important d'appuyer le développement du réseau des magistrats de liaison. Créés en 1993, ces postes au sein des ambassades, sont aujourd'hui au nombre de 20, dont 11 ayant une compétence régionale s'étendant à au moins deux pays. Le réseau couvre ainsi 61 pays sur quatre continents. La France dispose du réseau de magistrats de liaison le plus étendu au monde qui lui permet de constituer un réseau de personnes susceptible de faciliter l'entraide judiciaire internationale en surmontant notamment les difficultés de procédure et en limitant les délais de transmission. Les moyens dont disposent les magistrats de liaison doivent être mieux adaptés et évidemment il faut en accroître le nombre, pour resserrer la maille de leur couverture territoriale.

AVANT PROPOS

Sur la piste de ces dizaines milliards volés aux contribuables.

De nombreux travaux menés sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale2(*) comme sur le financement du terrorisme ont montré clairement une très grande porosité entre la délinquance financière, la criminalité organisée, le financement du terrorisme3(*) et la violation des sanctions internationales.

Tous les délinquants usent des mêmes circuits, des mêmes failles dans la réglementation, des mêmes zones de non-droit que sont par exemple les territoires non coopératifs ou les ports francs.

Face à une petite musique « rassurante » - qu'il vaudrait mieux qualifier d'inconsciente - qui voudrait faire passer la fraude et l'évasion fiscale pour un crime sans victime, il faut rappeler l'existence du délit de blanchiment de fraude fiscale, crime social, économique politique et démocratique.

Il faut bien comprendre que la délinquance financière, la criminalité organisée, comme les violations des sanctions internationales, ne peuvent se développer que dans un écosystème permissif qui est celui de la fraude fiscale, des zones de non-droit et de la corruption. Les affaires successives au Parlement européen : le Qatargate révélé en 2022 avec des accusations portées contre le Qatar et le Maroc, puis une nouvelle affaire révélée en mars 2025 impliquant semble-t-il la société Huawei, ont mis au jour des pratiques anciennes de corruption dans un environnement insuffisamment contrôlé.

Nicolas Sarkozy, le 23 septembre 2009, avait déclaré « les paradis fiscaux c'est fini » ; la réalité est bien différente.

Ces dernières années ont été marquées par de très nombreuses affaires mises à jour par un consortium de journalistes venus du monde entier réunis autour de la lutte contre la délinquance financière, l'ICIJ4(*), dont le remarquable travail doit être transformé en réglementation, ce qui n'est pas encore le cas. Panama papers, Swiss leaks, Paradise papers, FinCEN Files, Offshore leaks, Luxleak et plus récemment les Pandora Papers, à chaque scandale son annonce, qui rapidement tombe dans l'oubli.

La multiplication de nouveaux produits financiers, notamment les cryptoactifs, ainsi que l'extrême rapidité, voire l'immédiateté des échanges, appellent un état des lieux des outils nationaux et internationaux en place pour lutter contre une menace protéiforme.

L'existence d'un travail international et d'une coopération entre de nombreuses institutions luttant contre la délinquance financière et l'évasion fiscale doit rassurer, mais la route est encore longue pour endiguer cette criminalité.

Parallèlement, la société civile et des ONG se sont mobilisées pour alerter sur ces phénomènes, comme OXFAM, Tax Justice Network ou Transparency international, de même que des parlementaires très investis sur ces sujets comme les frères Bocquet (auteurs de deux ouvrages sur le sujet : « Sans domicile fisc » et « Milliards en fuite »), ou le juge Van Ruymbeke avec son ouvrage « Offshore ».

La délinquance financière est évaluée à 5 000 milliards de dollars, qui échappent ainsi à l'impôt et aux politiques de solidarité dans le monde, selon l'EUTAX Observatory (Global Tax Evasion Report 2024). Les pertes fiscales liées à l'évasion des multinationales sont estimées à 600 milliards de dollars dans le monde, dont 200 milliards pour l'Union européenne.

Il en est de même des pratiques douteuses dans les territoires non coopératifs, aussi appelés paradis fiscaux, qui semblent inspirer une crainte révérencielle de la part des gouvernements qui hésitent à agir concrètement pour les faire disparaître.

Et que dire de l'inertie incompréhensible à l'égard des ports francs comme il en existe en Suisse ou au Luxembourg, ou de pays aux capacités d'investissement telles qu'elles freinent les tentatives de critiques, même les plus courtoises.

Alors que la dette de la France explose (3 228,4 milliards d'euros au deuxième trimestre 2024), la lutte contre la délinquance financière sous toutes ses formes constitue un enjeu prioritaire. En novembre 2023, la Cour des comptes rappelait, dans son rapport sur la détection de la fraude fiscale des particuliers, l'absence regrettable et persistante d'estimation de la fraude et soulignait un écart fiscal compris entre 30 et 100 milliards d'euros tous impôts confondus.

La guerre contre le blanchiment d'argent doit être ouverte !

Les criminels ont tous un point commun : l'appât du gain. Les sommes collectées à travers différentes activités illégales doivent ensuite pouvoir être utilisées, pour leur profit personnel ou pour financer d'autres activités illicites.

Pour ce faire, cet argent sale issu des activités délictueuses doit être blanchi dans des lessiveuses situées dans des territoires peu regardants, ou sous notre nez...

Lutter contre la criminalité organisée et la délinquance financière, c'est en comprendre les rouages et la créativité et c'est frapper les criminels au portefeuille.

C'est le principe « suivre l'argent », « follow the money » selon la formule de Deep Throat, l'informateur secret des journalistes du Watergate popularisée par le film Les hommes du Président5(*), qui a constitué la base de l'action des juges anti-mafia italiens dans les années 1980, avec en mémoire le souvenir qu'Al Capone était tombé pour un problème de fraude fiscale !

D'après les chiffres officiels de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le blanchiment d'argent est évalué entre 3 et 5 % du PIB mondial, soit entre 2 200 et 5 000 milliards de dollars, somme astronomique d'argent sale, blanchi pour être réintroduit dans l'économie...

Cette somme échappe donc à l'économie réelle, aux écoles, aux hôpitaux, au développement, bref aux citoyens qui en sont privés en raison de la criminalité organisée, de la délinquance financière ou de la violation des sanctions internationales

Cette criminalité, très souvent dotée de ramifications internationales, a des conséquences économiques, sociales et politiques et affecte la sécurité des citoyens au point que l'on parle de « gangstérisation6(*) » de la société, non seulement en France mais en Europe et dans le reste du monde.

Les actes de violence recensés explosent. Une note de la direction nationale de la police judiciaire datée de mars 2025 et révélée par la presse dresse un état glaçant de la situation : « Les assassinats et tentatives d'assassinat entre délinquants recensés par l'Office central de lutte contre le crime organisé - dont une très large part en lien avec le trafic de stupéfiants - sont en hausse depuis 2021 (+ 33 % entre 2021 et 2024) ». Avec 418 faits et 598 victimes dont 139 sont décédées, l'année 2023 a connu un pic sans précédent, essentiellement en raison d'une « succession exceptionnelle d'affrontements mortels entre trafiquants à Marseille dans le cadre du conflit opposant les groupes DZ Mafia et Yoda » »7(*).

Le remarquable travail de la commission d'enquête sénatoriale sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, dont le rapporteur était Etienne Blanc et le Président Jérôme Durain, ainsi que la proposition de loi qui en a découlé, ont permis de sortir d'une sorte de non-dit pour enfin affronter le fléau du narcotrafic, provoquant réveil et sursaut.

Le trafic de drogue est bien entendu le plus visible dans nos rues et nos quartiers, le plus pointé dans les rapports des organismes internationaux, celui qui porte une criminalité de voisinage qui atteint les plus jeunes sans qu'aucun milieu ne soit épargné.

Mais ce n'est malheureusement pas le seul trafic qui sévit dans le monde et en France. Et c'est précisément parce que la criminalité organisée va bien au-delà du narcotrafic qu'il est apparu important, comme une évidence, d'en dresser un état des lieux, en y associant la délinquance financière et la violation des sanctions internationales en raison des porosités des méthodes et des acteurs.

C'est pour mieux comprendre ce phénomène d'ampleur dans son inquiétante globalité que la commission d'enquête a entendu les meilleurs experts, dressé un état des lieux sans complaisance et élaboré quelques propositions.

Une vision globale à 360° est un impératif, pour le citoyen, le législateur, le gouvernement et les services de police, de justice, et des douanes. C'est l'ambition de ce rapport.

Remerciements

Je tiens à remercier mes collègues du groupe de l'Union Centriste pour avoir choisi ce sujet dans le cadre du droit de tirage annuel, l'ensemble des personnes auditionnées et notamment l'ensemble des services pour leur implication et leur forte contribution à nos travaux, qui nous ont renforcés dans la conviction qu'ils étaient utiles, et remercier les administrateurs qui nous ont accompagnés ; enfin je remercie le président Raphaël Daubet de sa brillante et efficace présidence.

Je tiens également à remercier l'ambassadeur des Émirats Arabes Unis en France, S. E. Fahad Saeed Al Raqbani, ainsi que S.E. Dr. Ali Al Nuaimi, Président de la commission de Défense, de l'Intérieur et des Affaires étrangères du Conseil fédéral national pour avoir facilité notre mission.

Je remercie enfin l'ambassadeur de France aux Pays-Bas M. François Alabrune et l'ensemble de ses services pour leur assistance efficace, de même que les services de l'ambassade de France à Abu Dhabi et du consulat de France à Dubaï.

LISTE DES RECOMMANDATIONS

Première partie :
Un phénomène évolutif, protéiforme et sous-estimé

Recommandation n° 1 de la commission d'enquête : disposer d'évaluations régulières des montants des revenus des principaux trafics et du blanchiment en France et en Europe en consolidant les données des services répressifs des États membres de l'Union.

Recommandation n° 2 de la commission d'enquête : avoir une approche consolidée au plan interministériel du montant des saisies, des confiscations, ou des recouvrements fiscaux ou sociaux réalisés sur les revenus de la criminalité organisée.

Recommandation n° 3 de la commission d'enquête : disposer de données fiables relatives au blanchiment par le commerce international ainsi qu'à l'hawala, via des études à réaliser avec nos partenaires européens et internationaux.

Recommandation n° 4 de la commission d'enquête : supprimer l'anonymat et limiter le nombre de cartes prépayées pouvant être détenues par une même personne.

Recommandation n° 5 de la commission d'enquête : mieux réguler les cryptoactifs et notamment anticiper la transposition de la future directive européenne instaurant un FICOBA des cryptoactifs.

Recommandation n° 6 de la commission d'enquête : pour une identification précoce des entreprises créées à des fins frauduleuses, élargir les prérogatives des greffiers des tribunaux de commerce :

- Permettre aux greffiers de tribunaux de commerce de croiser les données du RBE et du RCS avec celles du répertoire national d'identification des personnes physiques ;

- Donner les moyens aux greffiers de contrôler effectivement la conformité des pièces d'identité des dirigeants étrangers au moment de leur inscription au RCS ;

Créer un fichier central diffusé entre les greffiers de tribunaux de commerce contenant l'identité des prête-noms ou des faux papiers d'identité utilisés pour la création de sociétés éphémères.

Recommandation n° 7 de la commission d'enquête : développer des unités d'enquête spécialisées dans la contrefaçon pour accélérer les enquêtes en les dotant de capacités d'investigation numérique afin de détecter et supprimer plus rapidement les annonces de produits contrefaits sur les plateformes en ligne.

Recommandation n° 8 de la commission d'enquête : durcir les peines encourues en cas de contrefaçon et publier une circulaire de politique pénale appelant à leur application plus stricte et systématique.

Recommandation n° 9 de la commission d'enquête : engager avec les industriels, l'Union des fabricants (Unifab) et nos partenaires européens une campagne d'ampleur de sensibilisation du consommateur aux risques sanitaire, sécuritaire et pénal auquel il s'expose par l'achat de biens contrefaits.

Recommandation n° 10 de la commission d'enquête : renforcer les moyens de contrôle des petits commerces par le ciblage des quartiers les plus exposés, une analyse financière accrue de ces entreprises et une meilleure association des maires.

Recommandation n° 11 de la commission d'enquête : rendre systématique la vérification de l'origine des fonds avant la reprise d'une entreprise, en particulier dans les secteurs ciblés par les investissements de la criminalité organisée.

Recommandation n° 12 de la commission d'enquête : pour mieux lutter contre la corruption :

- diminuer les seuils de nombre de salariés et de chiffre d'affaires prévus par l'article 17 de la loi Sapin II et revenir sur la condition tenant à la localisation en France du siège social de la société mère afin d'assujettir un plus grand nombre d'acteurs aux obligations de lutte contre les atteintes à la probité ;

- publier le Plan national de lutte contre la corruption pour les prochaines années dans les plus brefs délais, afin de favoriser le développement des réflexes de prévention dans toutes les organisations, et associer les élus et les associations en charge de la lutte contre la corruption à son élaboration et à sa mise en place.

Recommandation n° 13 de la commission d'enquête : alourdir les peines encourues en matière de corruption privée.

Recommandation n° 14 de la commission d'enquête : exiger une habilitation pour les organismes autorisés à dispenser des formations au risque d'atteinte à la probité, en s'appuyant par exemple sur les diplômes d'université (DU) et les masters déjà existants.

Recommandation n° 15 de la commission d'enquête : intégrer aux formations dispensées par l'AFA les recommandations suivantes :

- le scellement des ports USB des ordinateurs professionnels ;

- le déploiement de logiciels de contrôle des ouvertures de postes de travail numérique ;

- l'exercice d'une vigilance renforcée sur la rotation des personnes dont les postes sont très exposés ;

- la diffusion des informations relatives à la protection des lanceurs d'alertes.

Recommandation n° 16 de la commission d'enquête : créer un fonds de concours au budget de l'État, alimenté par une fraction du produit des CJIP et affecté au programme 176 « Police nationale », qui serait utilisé pour fidéliser et former des enquêteurs financiers.

Deuxième partie :
Le défi d'une lutte redynamisée, agile et centralisée

Recommandation n° 17 de la commission d'enquête : confier aux collèges de supervision de l'ACPR et de l'AMF un pouvoir d'injonction sous astreinte actionnable en cas de non-respect, par les professionnels assujettis dont elle assure la supervision, de leurs obligations en matière de lutte contre le blanchiment.

Recommandation n° 18 de la commission d'enquête : consolider les moyens des organes de sanction en matière de LCB-FT et renforcer l'effectivité des sanctions prononcées :

- Augmenter le montant des sanctions pécuniaires à l'encontre des professionnels assujettis ne respectant pas leurs obligations en matière de LCB-FT ;

- Renforcer les moyens de la Commission nationale des sanctions ;

- Engager des travaux de réflexion sur une éventuelle fusion des commissions des sanctions de l'Autorité des marchés financiers et de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution avec la Commission nationale des sanctions, en veillant à ce que l'expertise sectorielle de chacune de ces entités soit préservée.

Recommandation n° 19 de la commission d'enquête : consolider la supervision des professionnels assujettis autorégulés en matière de LCB-FT :

- Envisager la désignation d'une instance indépendante de supervision des professions assujetties qui sont actuellement contrôlées par un organisme professionnel d'autorégulation ;

- Fixer pour l'ensemble des professionnels soumis à l'autorégulation en matière de LCB-FT le niveau de supervision au niveau des instances nationales, afin de mettre fin aux écueils en matière d'indépendance et d'efficacité des contrôles impliqués par la supervision au niveau local.

Recommandation n° 20 de la commission d'enquête : accentuer la sensibilisation des professionnels assujettis sur l'importance de la qualité des déclarations de soupçons, afin de renforcer leur pertinence et leur exploitabilité pour Tracfin.

Recommandation n° 21 de la commission d'enquête : clarifier les dispositions réglementaires relatives à l'obligation d'évaluation et de gestion des risques LCB-FT applicables aux professionnels assujettis.

Recommandation n° 22 de la commission d'enquête : sensibiliser davantage les professionnels assujettis sur les conséquences néfastes des pratiques de derisking sur l'efficacité du dispositif LCB-FT.

Recommandation n° 23 de la commission d'enquête : poursuivre la dynamique de renforcement des obligations de formation en matière de LCB-FT applicables aux professionnels assujettis et instaurer un dispositif de labellisation des organismes de formation en matière de LCB-FT.

Recommandation n° 24 de la commission d'enquête : afin de lutter contre la prolifération des entreprises éphémères par le recours à des sociétés de domiciliation, modifier la réglementation applicable à la profession de domiciliataire :

- Conditionner l'obtention de l'agrément accordé aux sociétés de domiciliation par la préfecture à une formation en matière de LCB-FT ;

- Renforcer les exigences en matière de vérification d'identité à distance pour les domiciliataires opérant en ligne et des contrôles périodiques physiques, même pour les relations d'affaires initiées en ligne.

Recommandation n° 25 de la commission d'enquête : confier à des professionnels assujettis aux obligations LCB-FT la mission de certification des actes de cessions de parts de sociétés civiles immobilières.

Recommandation n° 26 de la commission d'enquête : engager une initiative au niveau de l'Union européenne pour remettre à plat la réglementation applicable aux ports francs.

Recommandation n° 27 de la commission d'enquête : renforcer l'efficacité du dispositif de prévention en matière de LCB-FT sur le marché de l'art :

- Mieux communiquer auprès des professionnels du marché de l'art et de l'antiquité sur la possibilité de réaliser des déclarations de soupçon en fonction de l'origine des oeuvres et non uniquement en fonction de l'origine des fonds ;

- En cas de suspicion d'opération frauduleuse lors d'une vente d'oeuvre d'art, prolonger le délai entre le paiement par l'acquéreur et le transfert de fonds aux vendeurs par le commissaire-priseur.

Recommandation n° 28 de la commission d'enquête : faire du respect de l'obligation pour les États membres de l'Union européenne de créer un registre centralisé des comptes bancaires une priorité dans les travaux d'actualisation des recommandations du GAFI et favoriser les coopérations techniques entre États membres pour aider à la mise en place de ce registre.

Recommandation n° 29 de la commission d'enquête : créer une obligation pour les sociétés commerciales de déclarer auprès de l'administration fiscale l'ensemble des comptes bancaires qu'elles détiennent à l'étranger.

Recommandation n° 30 de la commission d'enquête : améliorer le ciblage des contrôles par les autorités de supervision des professionnels assujettis aux obligations LCB-FT :

- Renforcer le ciblage des contrôles par la DGCCRF en ce qui concerne les agences immobilières spécialisées dans l'immobilier de luxe en fonction de la cartographie établie par les services d'enquête ;

- Créer une base de données nationale des sociétés de domiciliation, élaborée à partir des données recueillies lors de l'agrément préfectoral qui leur est attribué, afin d'obtenir une meilleure connaissance et un meilleur ciblage des contrôles ;

- Encourager le recours à l'intelligence artificielle au sein des autorités de supervision et de renseignement financier.

Recommandation n° 31 : renforcer les dispositifs d'échanges d'informations entre professionnels assujettis dans le respect du droit aux données personnelles :

- Encadrer le recours par les professions assujetties aux bases de données privées sur les clients à risque en matière de LCB-FT (ou watchlists) ;

- Envisager la création d'une plateforme sécurisée permettant la mutualisation de données « know your customer » KYC « connaitre son client » ;

- Engager une réflexion au niveau du comité européen de la protection des données pour identifier des pistes d'amélioration des échanges de données en matière de LCB-FT.

Recommandation n° 32 de la commission d'enquête : intégrer la présomption de blanchiment dans la stratégie d'enquête pour l'ensemble des procédures policières ou douanières de lutte contre la criminalité organisée.

Recommandation n° 33 de la commission d'enquête : créer auprès de chaque JIRS une cellule d'assistants spécialisés, d'enquêteurs ou de douaniers spécialisée en criminalité financière. 

Recommandation n° 34 de la commission d'enquête : étendre le champ de compétence du PNF à l'ensemble de la criminalité financière.

Recommandation n° 35 de la commission d'enquête : créer au niveau national une structure interministérielle d'enquête spécialisée en matière financière, à l'image des groupes interministériels de recherche (GIR) à l'échelon territorial.

Recommandation n° 36 de la commission d'enquête : organiser la formation commune gendarmerie, douanes, police, fisc sur l'open source, le cyber et les cryptoactifs.

Recommandation n° 37 de la commission d'enquête : accorder un pouvoir d'initiative à l'Office national anti-fraude.

Recommandation n° 38 de la commission d'enquête : assurer sans délai l'interopérabilité des bases de données entre les différents acteurs de la lutte contre la criminalité organisée :

- réaliser un état précis des bases de données utiles à la lutte contre la criminalité organisée gérées par les différentes administrations impliquées ;

- créer un « passenger name record » (PNR) des vols privés ;

- évaluer les possibilités d'accès automatisé au profit des autres administration et notamment des OPJ au regard des principes de protection de la donnée (hit/no hit, accès direct...) ;

- face au constat de choix non coordonnés entre les différents logiciels utilisés par les enquêteurs des différents ministères au détriment de la cohérence opérationnelle, unifier au niveau interministériel les appels d'offres relatifs aux logiciels d'enquête.

Recommandation n° 39 de la commission d'enquête : permettre l'activation plus rapide de techniques de renseignement au profit des services judiciaires lorsque le comportement de la cible fait présumer son appartenance à un réseau criminel.

Recommandation n° 40 de la commission d'enquête : renforcer la lutte territoriale contre l'économie souterraine :

- mieux intégrer les comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF) dans le circuit de centralisation de l'information judiciaire et généraliser les pratiques des comités territoriaux dédiés à la lutte contre le blanchiment ;

- mieux orienter le renseignement territorial sur la lutte contre l'économie souterraine ;

- recentrer les GIR sur la lutte contre l'économie souterraine dans le cadre d'une nouvelle doctrine ;

- systématiser l'appui de services spécialisés en enquêtes financières et cryptoactifs dans les perquisitions relatives à la criminalité organisée.

Recommandation n° 41 de la commission d'enquête : pour redynamiser les structures d'enquête spécialisée dans la criminalité organisée et la délinquance financière :

- mettre en urgence à disposition des enquêteurs des outils d'analyse de données hétérogènes, engager des travaux sur la mise en place d'un système obligeant les établissements financiers à communiquer sous un format dématérialisé et facilement exploitable les réponses aux réquisitions qui leur sont adressées, et harmoniser les formats de lecture des portefeuilles de cryptoactifs ;

- recruter des profils spécialisés par concours dédié ou par contrat pour les structures d'enquête ;

- créer une école interministérielle de type « école de guerre », intégrée en milieu de carrière et destinée à alimenter les postes de direction et de commandement des services spécialisés en lutte contre la criminalité organisée ;

- conditionner l'accès à certains postes dédiés à la lutte contre la criminalité organisée à un passage en service spécialisé dans la lutte contre la délinquance financière ou l'économie souterraine, ou du moins valoriser les profils pouvant attester d'un passage dans une structure dédiée à cette criminalité.

Recommandation n° 42 de la commission d'enquête : généraliser à l'ensemble des parquets les procédures dites « circuit court » en matière de gel et de saisie des flux financiers.

Recommandation n° 43 de la commission d'enquête : prendre en compte la dimension financière dès l'ouverture des enquêtes :

- inscrire la présomption de blanchiment dans la stratégie d'enquête pour l'ensemble des procédures policières ou douanières de lutte contre la criminalité organisée, et pour cela créer des services spécialisés ;

- intégrer systématiquement l'aspect financier aux enquêtes dirigées contre les trafics initiaux.

Recommandation n° 44 de la commission d'enquête : anticiper la transposition pleine et entière de la directive 2024/1260 du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs, notamment en prévoyant les cas d'usage des enquêtes patrimoniales post-sentencielles et en désignant le service chargé de mener ces enquêtes.

Troisième partie :
L'enjeu de la coopération internationale

Recommandation n° 45 de la commission d'enquête : promouvoir au niveau du GAFI un durcissement des conditions de sortie de la liste grise qu'il élabore.

Recommandation n° 46 de la commission d'enquête :

favoriser un usage plus systématique de SIENA : remontées systématiques des DS de Tracfin, augmentation des demandes des services judiciaires d'enquête via une semi-automatisation des remontées de données ;

- transférer des données contenues dans les affaires jugées après présélection.

Recommandation n° 47 de la commission d'enquête : afin de développer et de faciliter l'action des magistrats de liaison :

- Assurer un suivi des traités bilatéraux en matière fiscale et financière afin d'intégrer les dispositions favorisant la coopération en matière de lutte contre la délinquance financière ;

- Doter les magistrats de liaison d'assistants sur l'ensemble des postes ;

- Mieux former les ambassadeurs et les diplomates aux enjeux de la coopération judiciaire et spécialement de la lutte contre le blanchiment.

Recommandation n° 48 de la commission d'enquête : faire de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales internationales un axe de travail prioritaire des instances de coopération interétatique.

Recommandation n° 49 de la commission d'enquête : ériger le ministre chargé des affaires étrangères en tant que chef de file de la désignation des personnes visées par les sanctions internationales.

Recommandation n° 50 de la commission d'enquête : étendre le champ de compétence du parquet européen aux sanctions relatives au contournement des sanctions internationales.

La commission d'enquête souhaite par ailleurs que soit assuré un suivi méticuleux de la mise en place de la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic.

Elle considère important d'engager une réflexion sur les questions suivantes qui ont été abordées lors de ses auditions :

- créer un régime de protection des lanceurs d'alerte entre le signalement et l'octroi du statut de témoin protégé, qui n'intervient en l'état qu'avec l'ouverture d'une enquête judiciaire ;

- encager une réflexion sur la réglementation applicable aux associations en matière de LCB-FT ;

- organiser un meilleur contrôle des voies navigables en sensibilisant l'opérateur Voies navigables de France (VNF) et nos partenaires européens ;

- renforcer l'arsenal répressif relatif à la fraude au système d'immatriculation d'un véhicule (SIV) ;

- engager au niveau européen une démarche visant à imposer aux opérateurs de messageries cryptées une réponse obligatoire aux réquisitions judiciaires ;

- inciter les magistrats du siège à davantage procéder aux confiscations en valeur ;

- créer une annexe numérique afin de faciliter la consultation de documents intéressant l'enquête lors de l'exploitation de éléments issus de scellés numériques (informatiques ou téléphonie) ;

- encourager l'accès à SIENA pour les services d'enquête des douanes et de la DGFip ;

- améliorer le recours aux fonds européens pour le soutien des enquêtes en matière de lutte contre la criminalité organisée ;

- engager un travail avec les professionnels du marché de l'art pour mieux encadrer la profession d'expert, notamment pour les indépendants ;

- engager, avant la discussion budgétaire, un contrôle technique et financier sur la mise en place du fichier administration numérique des étrangers en France (ANEF) et sur le fonctionnement de l'administration générale des étrangers en France (AGREF) qui marquent des signes de dysfonctionnement.

Lors des auditions, la question de la fraude documentaire est revenue à de multiple reprises comme vecteur idéal de multiples fraudes, sociales en réseaux, aides publiques, sociétés éphémères, moyens de payement.

La commission souhaite donc attirer l'attention du gouvernement sur cette problématique transversale et souhaite que le projet évoqué par le ministère de l'Intérieur de refonte de la CNI en carte unique d'identification soit relancé sur le modèle belge ou estonien.

INTRODUCTION : COMPRENDRE LA RÉALITÉ DU BLANCHIMENT ET DE LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE

La commission d'enquête aux fins d'évaluer les outils de la lutte contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales, en France et en Europe, et de proposer des mesures face aux nouveaux défis, issue du droit de tirage du groupe de l'Union Centriste du Sénat, résulte du constat de plusieurs paradoxes.

Le premier est l'ambiguïté de la notion même de délinquance financière. Particulièrement large, elle va de l'escroquerie sur Internet au blanchiment de l'argent du narcotrafic, en passant par la fraude fiscale et sociale et la manipulation des cours boursiers8(*). Son articulation avec celle de « criminalité financière », couramment utilisée, s'avère complexe9(*).

Reprenant la terminologie anglo-saxonne, dans laquelle toute infraction est un « crime », Interpol n'hésite pas à parler de criminalité financière pour décrire toutes les infractions financières. En France en revanche, la criminalité financière, qui relève de la sous-direction de la police judiciaire, vise semble-t-il le « haut du spectre » des infractions économiques et financières : le terme est généralement associé aux infractions les plus graves, soit par l'ampleur des sommes en cause, soit par leur association à la « criminalité organisée ». A l'inverse, les infractions les plus nombreuses seraient le fait de délinquants et non de criminels et relèveraient plutôt du « bas du spectre ».

Or la distinction entre haut et bas du spectre des infractions est en partie artificielle, reposant notamment sur des contraintes organisationnelles de la police et de la justice et sur la nécessité d'avoir une clef de répartition des moyens disponibles pour enquêter et juger ; la distinction, mal définie en droit pénal10(*), est en fait plutôt liée aux procédures d'enquête. Les services enquêteurs en sont pleinement conscients, comme l'ont montré les auditions de la commission d'enquête. En dehors de cas évidents, la distinction entre délinquance financière et criminalité financière repose sur l'attention portée à l'infraction par les pouvoir publics.

Ceci est particulièrement vrai pour les trafics et les fraudes. La commission d'enquête a pu mesurer que derrière la multiplication de faits mal identifiés ou peu connus du grand public se trouvent des réseaux organisés nationaux et internationaux. Le général Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale, a ainsi souligné que « la criminalité organisée s'appuie sur la délinquance traditionnelle [...]. Les petits ruisseaux font les grandes rivières et [...] il convient d'agir dès l'échelon local ». Les exemples du trafic de déchets et des vols de carburant et de matériel agricole, voire de civelles11(*), attestent de la créativité des réseaux de criminalité organisée dès lors qu'il y existe une opportunité de profit.

L'expression « délinquance financière » tend à masquer la gravité du phénomène et à en relativiser l'importance.

Si la fraude fiscale et la délinquance financières sont parfois considérées comme un crime sans victime, la commission d'enquête a évidemment fait sienne la position inverse. Car l'impact de la criminalité financière est double : cela a été rappelé avec force par les personnes auditionnées et spécialement par les représentants de la société civile, journalistes et associations. Tout d'abord, les fraudes sont un crime contre la démocratie dont les fonds sont détournés au profit de criminels. Ensuite, l'acquisition et la circulation des sommes issues de la fraude et des trafics vicient le fonctionnement de l'économie libérale en incitant la corruption des agents publics et privés et la constitution d'écosystèmes mafieux.

La réalité de la situation doit être rapportée avec transparence pour provoquer le sursaut nécessaire à la mise en place d'une politique publique cohérente et efficace. C'est pourquoi la commission d'enquête, tout en traitant les enjeux liés à la fraude et au contournement des sanctions internationales, a concentré ses travaux sur le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Le blanchiment est en effet au coeur de tous les trafics et de toutes les fraudes. La criminalité organisée repose d'abord sur l'appât du gain, lequel ne peut être utilisé que s'il est réinjecté dans l'économie légale, ne serait-ce que pour acheter directement des biens et service.

Or, et c'est un autre paradoxe, le blanchiment est un phénomène connu, objet d'une intense activité normative nationale et internationale, mais pour lequel les résultats obtenus sont, de l'avis de ceux qui se dévouent à la lutte contre ce phénomène, sans proportion avec son ampleur. Entre 2 % et 5% du PIB mondial seraient blanchis chaque année, estimation remontant à plus de sept ans mais reprise régulièrement par les instances internationales et européennes. Ce seraient donc entre 1 600 à 4 000 milliards de dollars par an issus des activités criminelles qui seraient réintroduits dans l'économie légale. Sur ces montants, seuls entre 1 % et 2 % seraient saisis, laissant 98 % de leurs profits aux mains des criminels.

Pourquoi un tel décalage ? Un premier élément de réponse réside dans l'intérêt relativement nouveau pour ce phénomène et son association trop exclusive au narcotrafic.

Notons que le dictionnaire de l'Académie française connaît le sens du terme blanchiment comme « action de blanchir des capitaux d'origine illégale, des profits frauduleux » et donne comme exemple « le blanchiment de l'argent de la drogue », mais considère encore qu'il s'agit d'un usage « familier ». Le niveau de langue du code pénal s'en trouve quelque peu remis en cause, dont l'article 324-1 dispose que : « Le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect. »

L'appréciation portée par l'Académie résulte en fait du caractère récent de l'apparition du terme dans le langage politique et plus encore dans celui du droit. La loi n° 87-1157 du 31 décembre 1987 relative à la lutte contre le trafic de stupéfiants et modifiant certaines dispositions du code pénal, qui a introduit l'infraction en droit pénal pour les revenus tirés du trafic de drogue, n'utilise pas le terme12(*), bien qu'elle s'inspire de la législation américaine et du Money Laudering Control Act de 1986, qui introduit la métaphore du blanchissement, dont la raison historique se perd dans les approximations du folklore criminel. Cela fait moins de vingt ans que le terme de blanchiment a été inscrit dans le code pénal par la loi n° 96-392 du 13 mai 1996 relative à la lutte contre le blanchiment et le trafic des stupéfiants et à la coopération internationale en matière de saisie et de confiscation des produits du crime13(*). C'est ce texte qui a élargi la notion de blanchiment à toutes les infractions.

L'inscription du terme de « blanchiment » dans le code pénal marque l'aboutissement d'un mouvement qui a profondément remodelé la lutte contre la criminalité organisée depuis les années 1970 et qui se fonde sur l'expression populaire « follow the money ». La recherche des avoirs criminels, la volonté d'atteindre le coeur des structures illégales par la confiscation de leur butin et d'enrayer leur pouvoir de corruption émerge dans ces années aux Etats-Unis avant de devenir la base de l'action anti-mafia du juge Giovanni Falcone14(*). Ce mouvement trouvera son aboutissement international en 1989 avec le sommet du G7 à Paris dit « Sommet de l'Arche », qui crée le Groupe d'action financière (GAFI)15(*) pour examiner et élaborer des mesures de lutte contre le blanchiment d'argent commune à plusieurs pays. Ce mouvement international sera prolongé par l'adoption de la Convention de Palerme16(*) en décembre 2000 en hommage au juge Falcone, assassiné en 1992.

La notion de blanchiment, si elle a une dimension médiatique voire familière, introduit une rupture méthodologique et intellectuelle dont il apparaît à la commission d'enquête que toutes les implications n'ont pas encore été tirées. La comparaison avec une notion classique en matière criminelle, « à qui profite le crime », est de ce point de vue intéressante. Venue de Cicéron, l'adage cui bono entend permettre de déterminer le coupable (et de protéger l'innocent). Il lie le crime à celui qui en tire profit. Mais le profit, s'il est la cause du crime, n'est ici vu que comme une preuve. Il ne fait pas l'objet d'une attention en soi. La notion de blanchiment place au contraire le profit au centre de l'activité criminelle : le criminel est celui qui cherche à profiter de son crime.

La notion de blanchiment permet également de dépasser la vision de la confiscation comme une peine accessoire. Infraction spécifique, le blanchiment montre qu'agir sur les profits du crime, c'est agir sur le crime lui-même, et non pas simplement un moyen d'entraver la jouissance des biens mal acquis.

En suivant l'argent, en cherchant à comprendre concrètement les circuits de financement criminels et les mécanismes du blanchiment pour mieux les entraver, la commission d'enquête a abouti à une série de constats.

Tout d'abord les réseaux criminels utilisent le produit de leur trafic dans trois buts principaux :

- La consommation personnelle : les espèces ou « cash » générées permettent d'accroître le train de vie. Pour cela, aucune opération particulière n'est nécessaire : l'argent généré peut dans la plupart des cas être directement utilisé grâce à la valeur libératoire de la monnaie fiduciaire, tant que le train de vie reste « sous les radars » des autorités ;

- Le paiement de la « logistique criminelle » : l'argent sale le reste et sert à rémunérer les travailleurs du réseau ou à corrompre des intermédiaires, qui par exemple permettent d'acheminer la drogue du lieu de production vers le consommateur d'un pays tiers. Concernant les agents corrompus, suivant les montants concernés et le pays, il est éventuellement nécessaire de blanchir l'argent au préalable afin de laisser le moins de traces possibles. La majeure partie du prix de la drogue proposée au consommateur correspond ainsi aux coûts de cette logistique (et non à celui de la production) ;

- L'investissement : moyennant blanchiment, le cash pourra être intégré dans l'économie réelle et légale afin de générer un profit déclaré, par exemple en investissant dans un projet industriel, commercial ou immobilier, qui pourra générer lui-même des revenus ou des plus-values à la revente. Dans ce cas, l'organisation criminelle profite d'un avantage indu par rapport à ses concurrents. Elle s'implante dans les territoires, y compris les territoires ruraux, et devient beaucoup plus difficile à déstabiliser.

Il convient de mettre fin au décalage de perception dans l'opinion publique entre le crime organisé et la délinquance financière par une prise de conscience des enjeux, de l'impact de la délinquance financière et de son lien organique avec toute la criminalité organisée. En effet l'approche par type de criminalité est nécessairement partielle, car elle ne tient pas compte des phénomènes d'hybridation des criminalités : certains groupes ont en effet une activité diversifiée, tandis que d'autres, spécialisés, sont en relation étroite avec d'autres groupes de trafiquants, d'armes mais aussi de personnes et de biens, dans le cadre d'achats et d'échanges.

Or, les mécanismes de blanchiment, la nécessité de faire passer les produits du crime dans l'économie réelle pour en jouir, sont les mêmes - parfois avec les mêmes acteurs - pour tous les trafics et même pour les fraudes. Ainsi l'argent liquide généré par les trafics sert à financer la rémunération du travail illégal. Agir sur ces mécanismes et sur les acteurs permet donc d'agir de manière efficace et surtout cohérente par rapport à la réalité de la criminalité organisée au niveau mondial.

Par nature, les activités liées au financement de la criminalité et au blanchiment de ses gains se glissent dans les interstices de la réglementation, partout où un défaut de surveillance est détecté par les délinquants.

Il n'y a donc pas de lutte efficace contre le blanchiment sans mobilisation des acteurs privés dits « assujettis », car appelés à respecter les normes de « compliance » destinée depuis la fin des années 198017(*) à lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT) et chargés de signaler les flux financiers suspects (banques, intermédiaires financiers, comptables...). Il n'y a pas non plus de lutte efficace sans focalisation des services d'enquête sur la question précise du blanchiment et sans les services de douane pour identifier les flux physiques incohérents qui signent le blanchiment, qu'il s'agisse de flux d'espèces ou de marchandises.

Les réseaux et leurs blanchisseurs ne cessent d'évoluer en fonction des modifications législatives, et s'infiltrent partout où ils détectent une faille. Ces failles peuvent être de différentes natures allant du défaut de connaissance des autorités sur le fonctionnement d'instruments comme les cryptoactifs, à la volonté de simplification de la vie économique par l'allègement des démarches déclaratives, mais aussi à l'accommodement des acteurs privés à des pratiques lucratives, à la corruption et jusqu'à la complicité, ou encore résulter de l'éloignement géographique ou de la politique inadaptée ou accommodante de certains États.

Les risques posés par les organisations criminelles sont multiples et dépassent la seule question, qui reste prioritaire, de la sécurité publique. L'argent des trafics viendra par exemple fausser le jeu de l'économie en permettant à des sociétés contrôlées par ces organisations et dopées par ces fonds, qui seront mêlés à la comptabilité de la société, de remporter des marchés publics ou plus simplement d'évincer progressivement tous les concurrents honnêtes dans tel secteur d'activité, comme par exemple le BTP. Ces sociétés pourront par ailleurs contaminer des acteurs privés ou publics via la corruption. Enfin, elles posent un réel problème de modèle social, les territoires étant pollués par la présence pesante de commerces notoirement affiliés à des organisations criminelles, où une véritable économie souterraine vient saper l'économie réelle et se présenter comme un véritable modèle social alternatif, à l'image des mafias italiennes.

À long terme, le risque est celui d'une implantation pérenne dans les territoires qui permettra à ces organisations un contrôle territorialisé qui rendra leur éradication encore plus ardue.

Les moyens procéduraux, les incriminations pénales, les capacités techniques et la compétence d'enquête existent, même s'ils doivent sans cesse se renouveler en réponse à l'inventivité criminelle. Les mécanismes de coopération internationale sont anciens et, dans le cadre d'instances comme le GAFI, efficaces pour inciter à la prise de mesures opérationnelles pour lutter contre le blanchiment en utilisant à bon escient le risque réputationnel d'être mis sur une liste noire. La France fait figure d'État en pointe sur ces questions, comme l'a montré l'évaluation conduite par le GAFI et publiée en 2022. Pourtant, depuis les prisons françaises, les délinquants peuvent recycler leur argent dans l'immobilier émirien. La véritable question est donc moins celle des normes que la priorisation de cette lutte.

De même que la législation en matière de blanchiment est issue de la lutte contre le narcotrafic, la commission d'enquête a inscrit ses travaux dans la suite de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, dont le rapporteur était Etienne Blanc et le Président Jérôme Durain. Dans le prolongement de ces travaux, la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic a été adoptée par le Parlement. Elle comporte des mécanismes destinés à lutter contre le blanchiment et contre la criminalité organisée dans son ensemble, au travers notamment de deux mesures majeures : la création d'un parquet dédié et la mise en place d'un état-major au sein du Ministère de l'Intérieur. C'est pour permettre la réussite de ces initiatives nécessaires et structurantes que la commission d'enquête sur la délinquance financière formule plusieurs propositions. Elle se permet d'insister sur leur urgence, notamment pour que les mécanismes récemment votés et en cours de mise en oeuvre prennent pleinement en compte les enjeux financiers et que la mise en place de nouvelles structures ne se substitue pas à la mise en oeuvre d'une politique de lutte cohérente.

La commission d'enquête a été confrontée d'emblée à une question lourde, spécialement dans le contexte budgétaire actuel, celle des moyens de la police judiciaire et de la Justice. Le ministre de l'Intérieur a fait état de la souffrance de la filière de police judiciaire, spécialement en matière économique et financière. La commission d'enquête partage le constat qu'il n'existe pas de solution simple à cette difficulté, mais sera amenée à souligner à maintes reprises dans son rapport l'importance de cet enjeu et à dessiner des pistes pour y répondre.

Sans s'engager dans des préconisations à destination parfois plus politique que pratique, comme la fin de l'argent liquide, la commission d'enquête a également dû prendre position dans des débats complexes afin de trouver l'équilibre entre liberté économique désirable et contrôle nécessaire pour le maintien de l'économie libérale et de la démocratie. Elle est animée par une conviction : face à la pression des réseaux criminels et au risque d'implantation mafieuse, la France et l'Europe disposent de tous les moyens juridiques et des compétences. Il s'agit donc d'abord de provoquer une prise de conscience et un sursaut vital permettant aux femmes et aux hommes remarquables qui luttent au quotidien contre l'emprise des réseaux et la captation des richesses d'exercer pleinement leurs missions.

A. LA LUTTE CONTRE LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE ET LA DELINQUANCE FINANCIÈRE : ÉTAT DES LIEUX

1. Mieux appréhender la criminalité organisée pour mieux l'éradiquer

Si les chiffres de la criminalité et de la délinquance font l'objet d'un suivi attentif, ceux du blanchiment sont rarement connus. Ils sont, quand on les trouve, particulièrement imprécis, avec des estimations variant du simple à plus du double. Au niveau mondial, l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime entre 2 et 5 % du revenu mondial les produits d'activités criminelles blanchis chaque année. Malgré les incertitudes, l'ampleur du phénomène conduit Interpol, l'agence de coopération policière internationale, à identifier le blanchiment parmi les cinq menaces les plus graves pesant sur nos sociétés, aux côtés du crime organisé, des trafics, des crimes cyber et du terrorisme.

Les sommes blanchies sont le produit des infractions que délinquants et criminels décident de réintroduire dans l'économie légale pour pouvoir en jouir durablement. La réflexion sur l'argent du crime est donc indissociable de celle sur les criminels et leur mode de fonctionnement. Il est devenu habituel de comparer les grandes organisations criminelles à des États contrôlant des territoires, des populations et générant de revenus comparables à certains produits nationaux. Mais la commission d'enquête a surtout entendu parler des grandes organisations criminelles comme de prédateurs internationaux organisés en réseaux interconnectés au travers du globe.

Les experts auditionnés ont apparenté les organisations situées dans le haut du spectre à des sortes de multinationales du crime, certaines déterritorialisées, parfaitement agiles et prêtes à tirer avantage de telle ou telle faille réglementaire susceptible de favoriser leurs activités.

Europol, l'agence européenne de coopération policière, identifie 821 réseaux particulièrement menaçants pour l'Europe18(*). Tous opèrent sur le territoire d'au moins deux États membres, et 24 % d'entre eux sont actifs dans plus de sept pays européens ; 20 % exercent plusieurs activités criminelles.

Ces éléments fondent une approche qui s'éloigne du droit, pour considérer les têtes de réseaux criminels comme des sortes de chefs d'entreprise du crime et propose d'appréhender, et de résoudre, la question du crime et des profits qu'il génère par le recours aux instruments de l'analyse économique.

L'approche économique du crime lucratif aujourd'hui dominante19(*) est issue des travaux de l'économiste américain Gary Becker, qui propose dès les années 1960 de lui appliquer l'approche micro-économique rationnelle de l'homo economicus développée initialement pour l'analyse des mécanismes de marché 20(*) : à l'instar de celle d'un chef d'entreprise cherchant à maximiser son profit, le modèle suppose que toute décision humaine, y compris criminelle, est soumise à un arbitrage bénéfices-risques. Dans cette approche, la question de savoir si la décision soumise à arbitrage est légale ou non n'entre pas en tant que telle : elle n'est prise en compte par un individu qu'en tant qu'elle augmente le risque de conséquences pénales. Suivant cette approche, l'agent (de même que l'argent) est amoral et l'investissement criminel dépend d'un arbitrage : tant que le résultat (bénéfice criminel - risque criminel) est supérieur à un autre (bénéfice légal - risque légal), l'agent choisira l'orientation criminelle.

Toutefois, pour certains économistes se désignant comme « hétérodoxes », ce modèle ne permet de comprendre qu'un des aspects de la logique à l'oeuvre dans l'orientation criminelle des agents. Par exemple, il est indéniable que pour bon nombre de personnes exposées à un choix entre une action légale et une autre illégale, l'illégalité entrera en soi dans le processus décisionnel, comme un frein moral à l'entrée dans le processus criminel, au-delà des conséquences pénales auxquelles l'agent s'exposerait. Symétriquement, au sein de grandes organisations criminelles, notamment mafieuses, d'autres mécanismes favorisent l'entrée ou le maintien dans la sphère de l'illégalité (volonté de pouvoir, pression sociale visant à maintenir la cohérence du groupe criminel...). Cette approche institutionnaliste permet de saisir l'emprise du phénomène mafieux dans tous ses aspects, comme l'ont rappelé l'économiste Clotilde Champeyrache, spécialiste de la mafia, ou Nicolas Jacquemet, économiste spécialiste de l'économie comportementale, lors de leur audition.

Les approches micro-économique et institutionnaliste sont complémentaires. En première analyse, le modèle économique permettant de mieux d'apprécier le raisonnement des têtes de ces réseaux paraît être celui de l'approche micro-économique. Cela est d'autant plus vrai s'agissant du contournement des sanctions internationales, qui voient intervenir des acteurs privés souhaitant importer depuis ou exporter vers des pays placés sous sanctions et qui tendent à raisonner selon une balance bénéfice-risque fondée sur la recherche du profit. En revanche, en termes d'impact social de ces réseaux et de prévention à long terme de leur formation, l'approche institutionnaliste apparait comme un utile enrichissement.

Il est par ailleurs inacceptable que les criminels soient vus ou puissent se vivre comme des hommes d'affaires qui auraient seulement choisi un secteur plus risqué que les autres : de telles complaisance, auxquels participent tant une certaine culture populaire venue initialement des États-Unis et de l'industrie cinématographique qu'un relativisme moral aujourd'hui largement diffusé, signent l'échec de notre politique répressive.

Le flou autour des revenus des trafics, des fraudes et du blanchiment

Il n'existe pas d'évaluation précise des montants blanchis chaque année en France. Les chiffres les plus souvent cités donnent des fourchettes très larges et concernent des zones bien plus étendues que notre territoire.

L'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime que le blanchiment de capitaux représenterait entre 2 % et 5 % du PIB mondial, soit 1 600 à 4 000 milliards de dollars. Rapporté au PIB français de 2024, cela représenterait un ordre de grandeur d'au moins 58 milliards d'euros.

Dans son rapport spécial de 2021, « L'UE et la lutte contre le blanchiment de capitaux dans le secteur bancaire : des efforts fragmentés et une mise en oeuvre insuffisante », la Cour des comptes européenne indique que le blanchiment de capitaux représenterait 1,3 % du PIB de l'Union européenne. Rapporté au PIB français de 2024, cela correspondrait à environ 38 milliards d'euros par an. Ces montants donnent une idée du montant de l'argent généré chaque année par les diverses activités criminelles.

Europol évalue les montant des confiscations réalisées en Europe à une somme comprise entre 1 et 2% des produits du crime21(*). Croisé avec les chiffres des confiscations en France en 2024, soit 255 millions d'euros, cela établirait le montant total des revenus de la criminalité organisée en France à une fourchette comprise entre 13 et 25 milliards d'euros par an.

L'évaluation des revenus annuels de chaque trafic se heurte à de pareilles approximations. La commission européenne a toutefois proposé une synthèse de travaux d'économistes dans son étude de 2021 intitulée Mapping the risk of serious and organised crime infiltrating legitimate businesses.

Les principaux chiffres concernant la France, parfois datés et contestés, sont les suivants (en euros) :

- Narcotrafic : 3,5 milliards. Les travaux les plus récents considèrent toutefois que le revenu pourrait s'établir à 6 milliards22(*) ;

- Trafic des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle : 78 millions, mais certains travaux évaluent le revenu de la prostitution à 3,2 milliards23(*). Ce dernier chiffre doit être relativisé, même si Europol évalue le revenu de ce trafic à 23,5 milliards à l'échelle de l'UE en 2015. Compte tenu de ce chiffre global, il apparait raisonnable de fixer le bas de la fourchette autour d'un milliard pour la France ;

- Atteintes à l'environnement (notamment le trafic illégal de déchets et le trafic d'espèces protégées) : 1,3 milliard ;

- Commerce illicite de tabac : 2 milliards ;

- Contrefaçons : 5,7 milliards ;

- Fraudes à la TVA : 6 milliards.

D'après le ministère des comptes publics, 20 milliards d'euros de fraudes ont été détectés en 2024 (fraude fiscale, sociale, douanière et aux aides publiques). Le chiffre de la fraude est toutefois inconnu, puisque la ministre a annoncé le 14 mars 2025 l'objectif de doublement des fraudes détectées d'ici à 2029. Du moins est-il supérieur à 40 milliards d'euros pour la ministre.

Les spécialistes interrogés, magistrats ou enquêteurs, ont indiqué ne pouvoir ni confirmer, ni infirmer l'estimation du produit des trafics et des fraudes qui résulte de ces études, et dont il résulte que le montant de flux blanchis serait chaque année compris entre 38 et 58 milliards d'euros.

Si on applique au blanchiment le montant régulièrement indiqué par les experts, d'une commission d'environ 30 % sur les sommes blanchies, ce crime génèrerait lui-même entre 12 et 20 milliards d'euros par an, le plaçant en tête des trafics les plus lucratifs.

La fleur du mal

Le blanchiment au coeur de la criminalité organisée
prélève 30 % du produit des trafics et des fraudes,
qui s'élève à environ 50 milliards d'euros en France

Source : Commission d'enquête à partir des données de la Commission européenne, le Ministère des comptes publics et E.L. Blondes.

2. Mettre les criminels hors d'état de nuire : l'approche pénale classique à l'aune de la pensée économique
a) Augmenter le risque

La politique répressive s'est d'abord attachée à rendre défavorable l'arbitrage bénéfice - risque des organisations criminelles, en augmentant le risque pénal pour leurs membres : les peines de prison et d'amende encourues sont de plus en plus sévères, de même que la probabilité d'être interpellé augmente, grâce à la montée en compétence des services d'enquête et à l'amélioration des moyens techniques mis en oeuvre. De plus, les opérations policières peuvent mener à des saisies d'espèces ou des produits interceptés ou découverts lors des perquisitions (contrefaçons, produits stupéfiants...).

Concrètement, plutôt que de confronter les grands criminels à des services d'enquête généralistes, on choisit de leur opposer des policiers et des gendarmes spécialisés, rompus à leurs pratiques et détachés de la lutte contre d'autres formes de crimes et délits. Ainsi, sont créés des brigades spécialisées dans les territoires, et jusqu'à des services nationaux de lutte contre telle ou telle activité criminelle : Office anti-stupéfiant (OFAST), Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO), Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC), Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP) etc. De plus des techniques spéciales d'enquêtes, plus intrusives qu'en droit commun, sont autorisées afin de caractériser ces infractions (écoutes téléphoniques, sonorisation de lieux privés, géolocalisation...). Le risque pénal augmentant, un certain nombre d'agents rationnels devraient, d'après l'approche micro-économique, se détourner de la voie du crime lucratif.

b) Diminuer le bénéfice

Il résulte de l'équation criminelle classique qu'une action visant à diminuer le bénéfice attendu de l'activité sera aussi efficace qu'une politique visant à augmenter les risques personnels du criminel.

Une politique de lutte efficace doit donc s'attacher à minimiser le bénéfice des trafics pour les organisations criminelles. Cela passe notamment par deux grands pans :

l'approche préventive, par laquelle les contrôles mis en oeuvre et les différents obstacles légaux qui seront opposés vont augmenter les coûts logistiques des organisations criminelles.

Cela va des contrôles sur les importations des produits illégaux destinés à la consommation nationale (drogues, contrefaçons...) aux obligations de vigilance que l'État fait peser sur certains acteurs privés qui peuvent intervenir dans le cadre d'un processus de blanchiment (typiquement les intermédiaires financiers comme les banques).

La nécessité de contourner ces règles génère des coûts supplémentaires pour les organisations criminelles qui viennent grever leur bénéfice final. Par exemple, si la réglementation interdit aux banques françaises de créditer les comptes de leurs clients de fonds d'origines frauduleuses, les organisations criminelles générant un profit en France chercheront à l'étranger des réglementations moins regardantes. Ceci impliquera pour ces organisations des coûts supplémentaires d'ordre logistique et notamment la traversée de frontières avec l'argent de leurs trafics, ce qui peut se révéler complexe (voir infra I B).

l'approche répressive vise à confisquer le maximum du bénéfice de l'activité criminelle dans le patrimoine du criminel, y compris sur les biens sans lien direct avec cette activité mais qui auraient été acquis indirectement grâce aux profits criminels.

Cette approche, qui vient en complément de la peine de prison ou d'amende, et les saisies qui ont été réalisées dans le cadre de l'action répressive, vise le stock du profit criminel, alors que l'approche classique ne visait que le flux. Elle s'attaque au bilan et non seulement au résultat.

D'après la logique économique classique, l'augmentation des confiscations pénales, qui constitue du point de vue économique une diminution du profit criminel, doit conduire à un détournement de certains agents de ce champ d'activité. En effet, en comparaison, la sphère de l'économie légale devient plus intéressante, et le deviendra définitivement dès que le taux de profit d'une activité légale sera supérieur à celui des activités illégales. En théorie, la certitude de se voir confisquer un bien mal acquis conduira à un assèchement des activités criminelles puisque n'étant plus lucratives, elles n'attireront plus aucun agent rationnel au sens de l'économie classique. C'est sans compter avec le niveau de profit généré par les activités illégales.

c) L'efficacité économique de la norme et les limites de la répression, des organisations criminelles devenues « too rich to fail »

Selon Bertrand Monnet, économiste spécialiste du crime, les taux de rentabilités de certaines activités criminelles, comme celle des semi-grossistes de cocaïne, se situent entre 1 000 et 6 000 %. L'appréciation exacte est difficile mais comme l'ont fait remarquer les services d'enquête auditionnés, la saisie de près de 10 tonnes de cocaïne dans le port de Dunkerque en mars 2025 n'a eu aucun impact sur le prix de vente au détail en France, qui est resté autour de 65 euros le gramme. Comme l'a souligné le Ministre d'État, ministre de l'Intérieur, devant la commission d'enquête, ceci montre que les fournisseurs ont pu absorber une perte d'environ 300 millions d'euros de marchandise, et de plus d'un milliard d'euros de profits attendus, sans répercussion sur les prix pour les consommateurs. De tels taux de marges sont inconnus dans la sphère légale.

Ces chiffres doivent être mis en perspective avec le taux de confiscation des produits du crime en Europe, évalué à seulement 2 % par Europol24(*). Autrement dit, 98 % du produit du crime restent aux mains des criminels. Avec un taux de rentabilité de plus de 1 000 %, les saisies sont encore loin d'être dissuasives pour les grandes organisations criminelles.

Si, en valeur absolue, les saisies s'élèvent en France à 1,3 milliards d'euros en 2024 d'après la Plateforme d'Identification des Avoirs Criminels (PIAC) et l'Agence de Gestion et de Recouvrement des Avoirs Saisis et Confisqués (AGRASC), en croissance continue et forte depuis 2012, ces montants restent anecdotiques comparés à la force de frappe financière des criminels. Le montant des confiscations l'est encore plus (255 millions en 2024). Ces chiffres ne prennent toutefois pas en compte l'ensemble des fonds retirés aux organisations criminelles, par exemple le taux de recouvrement des fraudes aux finances publiques (13 milliards d'euros sur 20 milliards de fraude d'après le ministère des comptes publics) ou sociales (1,6 milliard de redressement prononcé par les URSSAF en 2024). La commission d'enquête regrette l'absence d'une approche consolidée au plan interministériel de la part concernant la criminalité organisée et préconise que celle-ci soit mise en place.

Recommandation de la commission d'enquête : avoir une approche consolidée au plan interministériel du montant des saisies, des confiscations, ou des recouvrements fiscaux ou sociaux réalisés sur les revenus de la criminalité organisée.

Il convient par ailleurs de noter que les chiffres des confiscations définitives, celles qui viennent alimenter le budget de l'État, ne s'établissent qu'à environ 20 % de ces saisies25(*).

Compte tenu des chiffres d'Europol, le constat est amer : le crime organisé génèrerait en France 50 milliards d'euros par an, dont 49 milliards échappent à la justice et au contribuable ou au budget de l'État.

Améliorer nos performances en la matière présenterait un « double dividende » : sur le plan des finances publiques, en réintégrant les sommes issues du crime au budget de l'État ; et sur les missions régaliennes et la santé publics. Ces sommes seraient distraites du budget des organisations criminelles, qui verraient leur modèle économique et leur force de frappe fortement déstabilisés.

Valeur des biens saisis ou confisqués

Source : données PIAC et AGRASC

Avec une économie du crime qui génère un profit comparable au budget français de la défense, et dépassant de loin ceux des ministères de l'intérieur et de la justice réunis26(*), on comprend que les moyens mis en oeuvre ne permettent pas aux services d'enquête de lutter à armes égales contre leurs adversaires, qui sont aussi les plus dangereux pour notre ordre public et risquent à terme de porter atteinte à notre pacte social.

De plus, compte tenu de tels profits, les magistrats et les services d'enquête entendus sont unanimes à constater que la prison n'est plus dissuasive. Les services enquêteurs ont confirmé, mais le fait est malheureusement de notoriété publique, que les têtes de réseau incarcérées continuent même de gérer depuis leur cellule leurs affaires criminelles ou immobilières.

Les peines ne sont que modérément dissuasives, elles ne permettent pas de mettre totalement hors d'état de nuire les personnes concernées, les profits générés sont gigantesques et conservés à l'abri jusqu'à la sortie de prison.

3. « No place to hide » ? : Le sursaut nécessaire de la coopération internationale et la mise en lumière de l'origine des fonds

Un saut qualitatif dans la lutte est nécessaire pour détourner les organisations criminelles du territoire national ou prévenir leur implantation. Les multinationales du crime se retireraient d'un marché devenu trop difficile. Les experts interrogés ont donné l'exemple des grands ports français qui, du fait de l'augmentation des taux de contrôles, ont vu une partie du flux de marchandises, dont les marchandises illégales, se reporter vers d'autres grands ports de Belgique ou des Pays-Bas afin d'entrer dans le marché européen. La mise à niveau de ces derniers a entrainé à son tour le report des organisations criminelles vers d'autres points d'entrée.

Mais à l'évidence un pays comme la France, inséré dans l'économie mondiale, carrefour de l'Europe et puissance indo-pacifique, dont la frontière terrestre la plus longue est avec le Brésil, ne peut s'ériger en forteresse. En matière de flux financiers, la sécurité de notre pays repose sur l'action coordonnée entre États. La présence à nos frontières ou dans notre espace économique de pays privilégiant la recherche d'avantages économiques au détriment des mesures de contrôle est un risque avéré tant pour ces États que pour la France. Une prise de conscience salutaire semble néanmoins avoir eu lieu, comme la commission d'enquête a pu le constater lors de son déplacement aux Pays-Bas. Les commissaires ont pris connaissance avec intérêt des efforts accomplis par les autorités policières mais aussi commerciales et portuaires néerlandaises pour tenter d'endiguer la capacité des réseaux de criminalité organisée qui menaçaient de mettre en péril les institutions mêmes du pays.

Dans le cadre de structures internationales, comme le GAFI et l'Union européenne, la France a adopté un arsenal normatif particulièrement riche en matière de confiscation du patrimoine criminel et de lutte contre le blanchiment. Initialement destiné à la lutte contre le trafic de stupéfiants, il a été progressivement étendu à l'ensemble des crimes et délits lucratifs commis en bande organisée27(*).

La diversité des modes de blanchiment et l'ingéniosité des organisation criminelles rend souvent complexe, voire impossible, pour les magistrats et enquêteurs, de rétablir les liens entre l'argent généré par les trafics ou les fraudes financières d'une part, et l'utilisation qui en est faite par leurs bénéficiaires d'autre part. Certains mécanismes permettent toutefois de briser les murs du labyrinthe financier créé par les blanchisseurs.

Ceci implique parfois de renverser la charge de la preuve et de forcer le bénéficiaire de biens qui ne correspondent pas à ses capacités financières officielles à justifier la légalité de leur origine28(*). Depuis la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, lorsqu'une personne physique ou morale procède à des opérations de dissimulation d'espèces ou de virements multiples sans explication économique apparente, l'infraction de blanchiment peut être présumée29(*). Il lui revient alors de justifier la légitimité de ces opérations, sans quoi, par exception aux principes classiques de la procédure pénale, elle pourra être convaincue de blanchiment. Ces mesures exceptionnelles paraissent adaptées aux personnes visées, qui savent jouer des incohérences juridiques et des failles réglementaires. Elles sont la preuve que le législateur peut réagir face à des organisations qui, à l'inverse de l'État et à l'instar de sociétés multinationales, sont déterritorialisées. Elles doivent être renforcées dans leur usage par les enquêteurs et les juges.

De l'avis de tous les experts interrogés, le cadre légal pour mener les investigations et les poursuites et obtenir les condamnations existe et fait figure de modèle sur le plan international ; on ne peut donc que partager l'étonnement du Ministre de l'Intérieur qu'il ne soit pas mieux mis en oeuvre. La commission d'enquête considère que c'est la volonté de lutter contre le blanchiment qui est mal partagée, et ce à tous les niveaux. Chacun doit comprendre que sans la capacité de jouir de ses profits et d'intégrer durablement l'économie légale, la criminalité organisée perdra sa substance même.

Il en résulte une conviction : la lutte contre le blanchiment, ce coeur vers lequel tous les flux criminels convergent, doit être intégrée à la lutte contre les réseaux criminels eux-mêmes. Il en résulte que la myriade d'acteurs que ce rapport va présenter, et dont la liste n'est peut-être pas exhaustive, peut et doit agir contre la criminalité organisée en agissant contre le blanchiment de façon coordonnée. Certains de ces acteurs n'ont d'ailleurs pas conscience du rôle qu'ils pourraient jouer dans la lutte contre ce cycle criminel.

En bref, il s'agit de faire entrer la France dans la culture de la lutte contre le blanchiment. Cela commence par bien définir ce crime qui brasse 50 milliards d'euros générés tous les ans sur notre territoire, d'autant que ce crime n'est pas sans victime : c'est un crime contre la démocratie, la société et l'économie.

Source : ONUDC


* 1 La liste noire recense l'ensemble des pays dits « à haut risque », et la liste grise recense les pays soumis à une « surveillance renforcée ».

* 2 Cf. le rapport n° 87 (2013-2014) de M. Éric Bocquet, « Évasion des capitaux et finance : mieux connaître pour mieux combattre », fait au nom de la Commission d'enquête sur le rôle des banques, déposé le 17 octobre 2013.

* 3 Le rapporteur se permet de renvoyer à ses travaux publiés sur le sujet.

* 4 International Consortium of Investigative Journalists

* 5 1976 Alan J.Pakula.

* 6 Cf. « La gangstérisation du monde », Questions internationales n° 125-126 Juin-septembre 2024, La Documentation française.

* 7 « La police judiciaire décrit la « dissémination » inquiétante et la « violence exacerbée » du crime organisé en France », Antoine Albertini, Le Monde, 14 mai 2025.

* 8 Lors de son audition par la commission d'enquête, Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice, en a donné la définition suivante : « La délinquance financière renvoie en réalité à un champ infractionnel particulièrement étendu, qu'il faut à mon sens entendre comme englobant toutes les formes d'escroquerie et les infractions voisines que sont l'abus de confiance, le faux, l'usage de faux, certaines infractions au droit de la consommation, la fraude fiscale, les infractions à la probité, les infractions au code de commerce, les abus de biens sociaux, les infractions aux moyens de paiement, à la réglementation douanière, à celle des marchés financiers et boursiers, enfin, évidemment, les infractions de blanchiment ».

* 9 Complexité qui se retrouve notamment sur la page du site internet de la Direction générale du Trésor consacrée à la criminalité financière, dont le chapeau indique : « La lutte contre la criminalité financière est une priorité forte des autorités françaises. Pour combattre cette délinquance, la France dispose d'un arsenal juridique conséquent et sans cesse perfectionné aux niveaux national, européen et international. Découvrez le rôle et l'actualité de la direction générale du Trésor dans la lutte contre le blanchiment, la corruption et le financement du terrorisme ». https://www.tresor.economie.gouv.fr/tresor-international/lutte-contre-la-criminalite-financiere

* 10 La notion de criminalité financière ne se limite en effet pas aux infractions punies de 15 ans de réclusion criminelle ou plus qui sont des crimes au sens du code pénal.

* 11https://www.ouest-france.fr/mer/peche/un-reseau-de-trafiquants-de-civelles-demantele-des-pecheurs-professionnels-mis-en-examen-497088ba-0895-11f0-83ba-bcc6e19ee859

* 12 Le rapport du sénateur Jean-Marie GIRAULT (Rapport n° 257 (1986-1987) au nom de la commission des lois) y recourt pour l'analyse du dispositif mais hésite entre « blanchissement » et « blanchiment ».

* 13 Destinée à adapter la législation française aux dispositions de la convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et tendant à améliorer la lutte contre le trafic de stupéfiants, ce texte aura connu un parcours législatif heurté du fait des échéances électorales. Déposé en août 1994, il n'aura été publié que près de deux ans plus tard.

* 14 Cf. Giovanni Falcone de Roberto Saviano, paru en février 2025 chez Gallimard et Cosa Nostra, de Giovanni Falcone et Marcelle Padovani, paru en octobre 1991 aux Edition n°1/Austral.

* 15 Il comprenait à l'origine les pays du G7, la Commission européenne et huit autres pays.

* 16 Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée

* 17 Loi n° 90-614 du 12 juillet 1990 relative à la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment des capitaux provenant du trafic des stupéfiants.

* 18 Décoder les réseaux criminels les plus menaçants de l'UE, Europol, 2024

* 19 On ne s'attache ici qu'aux crimes destinés à générer un profit, par opposition par exemple aux atteintes aux personnes qui elles répondent à d'autres mécanismes.

* 20 Voir Crime and Punishment: An Economic Approach. Gary Becker - Journal of Political Economy, 1968, vol. 76., issue 2, 169.

* 21 Europol (2025), L'ADN en mutation de la grande criminalité organisée - Évaluation de la menace que représente la grande criminalité organisée dans l'Union européenne 2025

* 22 Commission d'enquête du Sénat, Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic, Rapport de commission d'enquête N° 588 (2023-2024), déposé le 7 mai 2024

* 23 Prostcost, « Estimation du coût économique et social de la prostitution en France », mai 2015,

Mouvement du Nid - Psytel.

* 24 Europol (2025), L'ADN en mutation de la grande criminalité organisée - Évaluation de la menace que représente la grande criminalité organisée dans l'Union européenne 2025

* 25 Toutefois, certaines des saisies ne donnent pas lieu à confiscation pour des raisons légitimes. C'est le cas par exemple des saisies qui permettent d'indemniser les victimes. Par ailleurs, les confiscations de biens situés à l'étranger sont soumises au bon vouloir des juridictions de ce pays. Toutefois, chacun s'accorde à dire que l'écart entre saisies et confiscations doit être amélioré, notamment par la formation de toute la chaîne pénale.

* 26 Dans le budget 2025, les crédits affectés à la mission « justice » représentent 12,7 milliards d'euros, ceux affectés à la mission « sécurités » représentent 25 milliards. Au sein de ces missions, la part de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière est loin d'être majoritaire.

* 27 Article 131-21 du code pénal concernant la confiscation, Articles 324-1 et suivants concernant le blanchiment

* 28 Article 321-6 du code pénal.

* 29 Article 321-1-1 du code pénal.

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