B. DE L'ÉCONOMIE SOUTERRAINE À L'ÉCONOMIE RÉELLE : DES PROBLÈMES PRATIQUES
Le blanchiment est d'abord une infraction de conséquence. Elle suppose qu'un crime ou délit ait été commis.
L'article 324-1 du code pénal définit l'infraction. Il dispose que :
« Le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect.
Constitue également un blanchiment le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit. »
Une peine de cinq ans de prison et de 375 000 euros d'amende est prévue.
L'alinéa 1er de l'article 324-1 du code pénal vise la notion d'aide ou assistance, laquelle s'interprète largement dans la mesure où la facilitation peut être faite par tous moyens (fausses factures, faux bulletins de salaires, écritures bancaires fictives, faux témoignages, attestations de complaisance notamment). Si le mode opératoire est indifférent, la « justification mensongère » implique une action positive de l'auteur du blanchiment pour justifier la provenance des fonds.
L'alinéa 2 de l'article 324-1 du code pénal vise, quant à lui, trois types d'opérations (placement, dissimulation et/ou conversion) qui ont pour finalité le blanchiment du produit de l'infraction. L'acte de blanchiment peut porter sur l'une ou l'autre de ces opérations. Le concours apporté à l'une de ces trois opérations peut être matériel ou intellectuel30(*).
Le blanchiment est également incriminé par le code des douanes, ce qui permet aux services judiciaires douaniers d'intervenir dans sa répression, notamment lorsque les mécanismes passent par des pays étrangers en infraction à ce code, mais aussi en cas de transports de fonds sur le territoire national, d'infraction à la législation sur les stupéfiants, ou encore d'atteintes aux finances publiques européennes (ce qui inclut notamment la fraude à la TVA)31(*).
Avant de présenter les typologies du blanchiment, on doit d'abord le ramener à son objet : permettre aux trafiquants et fraudeurs un usage de leurs gains illicites sans éveiller les soupçons des autorités.
1. Le cash ou Comment s'en débarrasser
a) L'argent sale ne paye pas (ni tout ni partout)
Le blanchiment vise à permettre à un délinquant de pouvoir utiliser l'argent généré par son crime. Du fait des conditions de vente, qu'il s'agisse de drogue, de contrefaçon, de prostitution, le produit des trafics est massivement récolté en espèces (billets de banque), et le plus souvent en petites coupures du fait des prix de vente (billets de 10, 20 ou parfois 50 euros).
A priori, cet argent récolté sous forme de cash présente un avantage indéniable pour les trafiquants : l'argent liquide est intraçable. Rien ne permet d'identifier ses porteurs précédents, ni d'assurer qu'il n'a jamais été utilisé dans le cadre d'un quelconque trafic. D'ailleurs, d'après la gendarmerie nationale, 90 % des billets de banque en circulation comportent des résidus de drogue32(*). Les billets de banques de 10 euros ne sont pas différenciables les uns des autres et tous ont même cours légal, quel que soit leur parcours.
En théorie, cette monnaie fiduciaire présente un pouvoir libératoire immédiat, c'est-à-dire une capacité à être acceptée comme moyen de paiement, qui libère instantanément son porteur de l'obligation correspondante. Par exemple, aucun commerçant de la zone euro ne peut refuser un paiement en euros. Ainsi, dans un pays sans règles relatives à l'utilisation des espèces, les trafiquants peuvent non seulement réutiliser les billets récoltés illégalement pour régler l'achat de biens de consommation courante, mais aussi de biens immobiliers d'une valeur de plusieurs millions d'euros voire investir dans des sociétés. L'émirat de Dubaï semble faire figure d'eldorado, les dispositifs de limitation de l'usage du cash n'ayant pas encore trouvés leur pleine application.
Dans la plupart des pays toutefois, les législations limitent les montants autorisés de transactions en espèces. Par exemple en France, le paiement en espèces d'un particulier à un professionnel ou entre professionnels est autorisé jusqu'à 1 000 €. De même, le maximum autorisé pour le versement de salaire en espèces est fixé à 1 500 €. De plus, sous l'impulsion du GAFI, la France et l'Union européenne ont adopté de nombreuses réglementations visant à obliger les professionnels les plus exposés au blanchiment à déclarer aux autorités les soupçons que l'action de leurs clients ou certaines transactions auraient pu faire naître, en fonction de critères définis en collaboration avec Tracfin. Par exemple, un banquier dont un client souhaiterait déposer sur son compte une somme de 5 000 euros sans en justifier la provenance devra remplir une déclaration de soupçons à Tracfin voire refuser l'opération (voir partie II). La liste des professionnels assujettis à ces obligations est complétée au fur et à mesure des connaissances de nouveaux modes opératoires du blanchiment. Ainsi en est-il des banques, des experts-comptables, des notaires, des commissaires-priseurs ou même des agents sportifs.
Les ministres entendus partagent ce constat du danger que représente l'argent liquide intraçable. La ministre chargée des Comptes publics a ainsi indiqué que le maximum de dépenses en espèces des non-résidents français, aujourd'hui fixé à 15 000 euros, pourrait être interrogé et pourrait être ramené à 3 000 euros. Le garde des Sceaux s'est montré plus radical en indiquant à la commission d'enquête qu'il fallait discuter de l'éventualité de mettre fin à l'argent liquide, comme si casser le thermomètre permettait de faire tomber la température, sans évoquer les problèmes que cela poserait au niveau des liberté individuelles.
Les jours du cash sont-ils comptés ? Peut-être la question de la traçabilité pourrait-elle être intégrée au projet d'euro numérique, pensé comme un complément aux espèces et devant entrer en circulation d'ici à la fin 2025, mais ceci se situe hors du champ de la commission d'enquête.
b) L'embarras des richesses
Dans la mesure où le produit du trafic de drogue est principalement composé de petites coupures, les criminels font face à un problème logistique inimaginable pour le commun des mortels : par exemple, un million de d'euros en billet de 20 euros pèse environ 40 kg et tient dans une grande valise de voyage. Il en faut donc deux du même poids en billets de dix euros. Un kilogramme de cocaïne génère environ 60 000 euros à la revente, soit, toujours en billets de 20 euros, un volume de trois litres et environ 2,5 kg. Autrement dit, lorsque des dizaines de tonnes de drogue sont importées en France, ils génèrent également des tonnes de billets qu'il faut « traiter ».
Il faut pour les réseaux criminels organiser une réelle logistique des espèces, dont le premier maillon est le collecteur, membre du réseau dont la mission consiste à récupérer ces espèces sur les points de deal et à les rassembler dans un lieu sécurisé avant qu'ils soient « traités ».
On comprend qu'un trafiquant générant quelques milliers d'euros par mois pourra tenter de les écouler en améliorant son train de vie, mais qu'un semi-grossiste de drogue générant plusieurs centaines de millions d'euros par an en petites coupures devra trouver des moyens d'intégration s'il veut pouvoir profiter du produit de son crime. D'après la police judiciaire et Europol, les affaires Encrochat et Sky ECC, visant les utilisateurs de ces deux messageries cryptées, principalement des criminels du haut du spectre, ont révélé l'existence de pièces entières remplies de palettes de billets aux mains des criminels. Les billets de banque deviennent alors une marchandise inutilisable en tant que telle et encombrante, dont il faut pouvoir se défaire.
L'argent sale accumulé à un tel niveau peut être regardé du point de vue économique comme une monnaie étrangère qui n'aurait pas cours légal en France ; le taux de change sera de 1 pour 1 moins la commission du blanchisseur, dont le travail consistera à légitimer l'entrée de cet argent dans le patrimoine du criminel. Cette mise en perspective concrète permet de comprend l'un des principaux avantages que représente le paiement en cryptoactifs pour les réseaux criminels, dont on verra par ailleurs les avantages en termes de rapidité des fuites des capitaux.
À ce stade de la logistique criminelle, d'après les chiffres indiqués par les magistrats entendus par la commission, les trafiquants sont prêts à payer jusqu'à 30 %, voire parfois 50 % de commission pour le blanchiment, soit qu'ils y procèdent eux-mêmes, soit qu'ils aient recours à un tiers spécialiste. Autrement dit, le billet de 10 euros d'argent sale détenu n'en vaudra que 7 une fois blanchi.
Cependant eu égard aux taux de profits, le coût du blanchiment est loin de compromettre la rentabilité économique du crime.
2. Le marché noir des changes
S'ajoutent à ces problèmes purement logistiques des questions de change qui sont loin d'être anecdotiques vu le niveau de profits générés le plus souvent à partir d'une marchandise importée. Pour prendre l'exemple de la cocaïne, qui est principalement produite en Amérique Latine, et notamment en Colombie, ses importateurs en France doivent la payer en pesos alors qu'ils ont été payés eux-mêmes en euros par leurs clients. Il leur faut alors d'une manière ou d'une autre changer ces euros en pesos. Le même mécanisme s'applique dès lors que le producteur souhaite se faire payer dans une autre monnaie que l'euro, c'est-à-dire dans la plupart des cas. Le coût de change est difficile à évaluer, mais il se compte à coup sûr en milliards d'euros par an pour les réseaux opérant en France.
Identifié aux États-Unis dès les années 1970, ce marché parallèle désigné comme le « marché noir du peso33(*) », représente là-bas plusieurs milliards de dollars par an. Dans ce système, les trafiquants rémunérés en dollars font appel à des intermédiaires (des brokers de monnaie), afin de trouver des entreprises colombiennes qui souhaitent importer des biens depuis les États-Unis, et qui ont besoin pour réaliser l'opération d'achat de se procurer des dollars avec les pesos qu'ils détiennent. Le broker va leur proposer un cours plus favorable que le cours légal, ce qui explique l'attractivité du système pour ces entreprises. Les pesos sont virés au broker qui ensuite les transfère au cartel colombien via des techniques qui permettent d'en légitimer l'origine (cf. infra). Les services américains ont révélé que plusieurs grandes entreprises américaines étaient impliquées, peut-être malgré elles, dans ce marché noir des changes.
D'autres techniques relativement proches, qui actionnent des mécanismes de compensation et de transferts internationaux, tels que l'hawala ou le blanchiment fondé sur le commerce international (TBML)34(*), permettent de compenser les dettes des importateurs français vis-à-vis de leurs producteurs étrangers.
* 30 L'article 222-38 du code pénal incrimine spécifiquement le blanchiment de trafic de stupéfiants mais cette spécificité ne parait déterminante les peines encourues se rejoignant (voir II).
* 31 Article 415 du code des douanes.
* 32 D'après un rapport du laboratoire de toxicologie de la Gendarmerie nationale, voir Antoine Albertini in Le Monde, 26 avril 2023, Trafic de stupéfiants : des études montrent que la quasi-totalité des billets de banque comportent des résidus de drogue.
* 33 Les autorités américaines parlent de « Black Market Peso Exchange ».
* 34 « Trade Based Money Laundering » (TBML) en anglais.