PREMIÈRE PARTIE
LES CODIFICATIONS EN OUTRE-MER : DE QUOI PARLE-T-ON ?
Mme Caroline Bouix, maîtresse de conférences en droit privé, Université Toulouse Capitole. - Mesdames et Messieurs les parlementaires, chers collègues, Mesdames et Messieurs, merci à tous d'être présents à cette manifestation scientifique « Codification(s) et droit(s) des outre-mer ». Je remercie, avec Charles Froger, les personnes et institutions qui ont contribué à ce colloque : le Sénat qui nous accueille, la délégation sénatoriale aux outre-mer, notamment sa présidente, Madame Micheline Jacques, l'Association des juristes en droit des outre-mer, l'AJDOM, particulièrement son président Ferdinand Mélin-Soucramanien. Merci à nos laboratoires respectifs, l'Institut de droit privé de l'Université de Toulouse-Capitole et l'Institut des Sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne. Enfin, merci aux intervenants de la journée.
Charles Froger et moi avons conçu cette manifestation lors de notre délégation à l'Université de la Nouvelle-Calédonie, après une journée d'études sur le bilan du transfert de la compétence droit civil à la Nouvelle-Calédonie. La question de la création d'un code civil calédonien nous avait permis de percevoir les enjeux spécifiques de la codification dans les outre-mer.
La codification est le rassemblement, selon un plan cohérent, des dispositions existantes se rapportant à un domaine particulier. Elle permet de créer un document unique, de rassembler des normes dispersées, de les coordonner pour les rendre cohérentes et accessibles, de clarifier le droit, de l'actualiser en abrogeant les textes obsolètes, et de mettre en évidence d'éventuelles lacunes. La codification répond au souci de rendre le droit plus lisible et accessible. Elle constitue un facteur de sécurité juridique et répond à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité du droit, comme l'a reconnu le Conseil constitutionnel.
La codification appliquée aux droits des outre-mer pose deux questions distinctes : d'une part, la prise en compte par l'État des outre-mer dans sa codification du droit national, et d'autre part, la codification par les institutions locales du droit applicable à leur territoire. Les liens entre codification et accessibilité du droit s'envisagent différemment selon ces deux hypothèses.
Un même constat de dualité existe concernant l'enjeu identitaire. Le code civil de 1804 a été conçu comme facteur d'unité du droit et reflet de la société française. Pour les droits des outre-mer, cet enjeu doit être compris différemment selon que la codification est nationale ou locale. Cette dualité concernant l'auteur des codes est au coeur des questionnements sur la codification et le droit des outre-mer.
M. Charles Froger, maître de conférences en droit public, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - Je vais aborder la question de la codification nationale rendue applicable dans les outre-mer. Cette prise en compte repose sur des exigences constitutionnelles et sur les principes régissant l'applicabilité des normes étatiques dans ces territoires. Ces principes sont le principe de spécialité et celui d'identité normatives. Schématiquement, pour les collectivités ultramarines régies par l'article 73, c'est en principe l'identité qui prévaut, c'est-à-dire l'applicabilité de plein droit des normes de l'État. Pour les collectivités d'outre-mer (article 74) et la Nouvelle-Calédonie, c'est la spécialité législative qui s'applique, nécessitant de prévoir expressément l'applicabilité de la norme étatique.
La révision constitutionnelle de 2003 a nuancé cette dichotomie. L'article 73 permet des adaptations et des dérogations prises par les territoires sur habilitation législative. Les territoires régis par l'article 74 sont, à des degrés divers, aussi concernés par l'identité législative, comme Saint-Barthélemy ou même la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française dans certains domaines. Ces principes influencent le périmètre de ce qui peut être codifié et la manière dont les dispositions ultramarines sont intégrées dans les codes.
Pour une codification ab initio, devant prendre en compte les territoires ultramarins, la difficulté principale est d'établir l'état du droit applicable dans chaque territoire ultramarin. Parmi les acteurs essentiels, le ministère des outre-mer doit être associé très précocement aux codifications et non consulté tardivement. L'existence de référents outre-mer dans les différents ministères est également importante. La Commission supérieure de codification, créée en 1989, s'est vu adjoindre une commission spécifique aux outre-mer, chargée de recenser le droit applicable et de déterminer les compétences de l'État qui ont été transférées. Cette commission spécifique a été ultérieurement absorbée par la Commission supérieure, avec un rapporteur spécial aux outre-mer.
Un autre défi concerne la « maintenance des codes » : déterminer si une modification de code s'applique dans les différentes collectivités. La décision du Conseil d'État du 9 février 1990, Élections municipales de Lifou, impose que, dans le cadre du principe de spécialité, toute modification d'un texte précédemment applicable doit elle-même prévoir expressément son extension au territoire concerné.
Concernant l'aspect formel, deux possibilités existent pour rendre visible l'applicabilité des dispositions dans les différents territoires, notamment la technique des « compteurs Lifou », qui consiste à insérer des articles distincts regroupant les dispositions applicables à une collectivité. Cette méthode condense les dispositions ultramarines, mais oblige l'utilisateur à examiner chaque disposition pour vérifier son applicabilité. La deuxième possibilité, employée plus tardivement par certains codes, est la technique des « tableaux Lifou ». Ces tableaux indiquent, pour chaque disposition ou groupe de dispositions, la version de la loi ou du décret applicable dans la collectivité concernée. Ils précisent s'il s'agit de la rédaction issue de la dernière modification rendue applicable ou d'une version ancienne, les modifications ultérieures n'ayant pas été rendues expressément applicables au territoire. Cela permet à l'utilisateur de connaître la version du texte applicable. Cet exercice reste périlleux pour le lecteur qui doit également vérifier les grilles de lecture, c'est-à-dire les adaptations des dispositions dans la collectivité concernée. Il faut prendre en compte ces adaptations et remplacer certains termes, comme « préfet » par « haut-commissaire » en Polynésie française ou en Nouvelle-Calédonie. Le lecteur doit ainsi faire lui-même la version consolidée de la disposition recherchée. Cela pose la question du respect du principe d'égalité entre les citoyens hexagonaux et ceux ultramarins dans l'accès au droit. Même avec les tableaux Lifou, « les chiffres ne peuvent remplacer les lettres », rendant cet effort de codification encore imparfait.
Une deuxième approche consiste à créer des codes spécifiques pour certains territoires, comme le code des communes de la Nouvelle-Calédonie ou le code des douanes de Wallis-et-Futuna. Cette option, peu fréquemment utilisée, rend le droit plus lisible en identifiant le territoire concerné, mais complique la maintenance des codes en empêchant une vision globale de la matière.
La question se pose de savoir s'il ne faudrait pas avoir, par matière et par territoire, un code prévoyant les dispositions étatiques spécifiquement applicables, comme cela a été fait en Polynésie française et Nouvelle-Calédonie. On pourrait même envisager un code des outre-mer regroupant ces dispositions par matière. Cette approche renvoie à la question de l'identité de ces territoires : un code spécifique met en avant leur identité, tandis qu'une codification générale souligne davantage l'unité.
Mme Caroline Bouix. - Je vais maintenant aborder la dualité entre les codes nationaux, qui intègrent les dispositions applicables dans les outre-mer, et les codifications locales, qui se concentrent sur le droit applicable à un territoire donné. Les collectivités disposant de vastes compétences - principalement la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, mais aussi Saint-Barthélemy et plus généralement les COM - peuvent produire leurs propres codes. Il est important de distinguer les codes véritablement créés par la collectivité et les codes seulement applicables à ces collectivités.
Prenons l'exemple du droit civil calédonien : malgré le transfert de cette compétence à la Nouvelle-Calédonie réalisé en 2013, ce qui s'applique est le code civil national figé à la date du transfert, auquel s'ajoutent les réformes ultérieures du droit civil calédonien faites par le législateur du pays. On parle donc du « code civil applicable en Nouvelle-Calédonie » et non du « code civil de la Nouvelle-Calédonie ». Pour le droit de la consommation calédonien, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie vient d'annoncer le lancement d'un processus de création d'un véritable code calédonien, illustrant le passage d'un code d'origine nationale simplement applicable à un territoire à un code créé par le territoire lui-même. À l'inverse, la Polynésie française a créé son propre code des finances publiques, alors même qu'un tel code n'existe pas dans le droit national.
Cette entreprise de codification locale participe à l'objectif constitutionnel d'accessibilité et d'intelligibilité du droit. Elle est particulièrement utile pour recenser systématiquement les textes applicables, parfois anciens et issus de diverses autorités normatives. L'exemple du code du travail de la Nouvelle-Calédonie, créé par une loi du pays de 2008, illustre comment la codification a permis de limiter les conflits sociaux en améliorant l'accès au droit. Cette entreprise rencontre cependant d'importantes difficultés, notamment concernant le périmètre des matières qui relèvent souvent de plusieurs compétences. Le Conseil d'État rappelle régulièrement que le Congrès de la Nouvelle-Calédonie ne peut pas codifier les dispositions relevant encore de la compétence de l'État. La réunion au sein d'un même code de textes de sources différentes est possible si les acteurs se coordonnent, comme le montre le code de l'urbanisme de la Nouvelle-Calédonie.
Des difficultés pratiques existent également, notamment le manque de moyens techniques et humains. Cela conduit parfois les institutions locales à solliciter l'aide des institutions nationales. Le code des finances publiques de la Polynésie française est ainsi le fruit d'un travail commun entre diverses institutions nationales et polynésiennes. Ces codes locaux contribuent finalement à affirmer l'identité de la société à laquelle ils s'appliquent.
En réunissant et en ordonnant les textes régissant les compétences locales, les collectivités peuvent s'émanciper du droit national et adapter leurs droits au contexte local, reflétant davantage les identités culturelles de leur société. Par exemple, les trois provinces calédoniennes ont adopté chacune un code de l'environnement en 2008, 2009 et 2016, mais de manière différente selon leur attachement à la culture Kanak. Le code du travail de Nouvelle-Calédonie permet un droit plus adapté au marché du travail insulaire. Enfin, le code de la fonction publique en cours d'élaboration témoigne d'une volonté d'émancipation par rapport au droit national : contrairement au code national de 2021, axé sur la gestion managériale, celui de Nouvelle-Calédonie s'organise autour de l'évolution de la carrière de l'agent.
M. Charles Froger. - Ces enjeux de codification, qu'ils concernent les normes étatiques applicables dans les collectivités ultramarines ou les codifications locales, renvoient principalement à la question de l'accessibilité et, de façon sous-jacente, à celle de l'identité. Cela pose une question fondamentale dans les deux cas : le rapport au principe d'égalité, structurant à la fois pour le droit national et pour le droit des outre-mer dans toute sa diversité. J'espère que ces réflexions pourront animer nos discussions tout au long de cette journée.